Equation espagnole : croissance, corruption et indépendance

Les mises à jour sont situées en fin d’article. 

Samedi 2 juin 2018 : Mariano Rajoy (PP, droite) a été mis en minorité suite aux affaires de corruption de son parti. Pedro Sanchez du PSOE (parti socialiste espagnol) lui succède avec des alliés qui n’ont qu’un seul point commun : l’opposition à Rajoy.
Rajoy laisse un pays en meilleure situation que celle qu’il avait trouvée en 2011 : le chômage est redescendu à 16,1 % contre plus de 20 % en 2011 (et 26 % en 2013) et le déficit public a été ramené de 8 % en 2011 à 3,1 % fin 2017.


Novembre 2010 : je voyage avec ma famille sur la toute nouvelle autoroute à péage Madrid Tolède. Pas une voiture à l’horizon. Nous sommes tellement seuls que nous nous arrêtons au milieu de la chaussée pour nous prendre en photo et faire galoper notre chienne. Dans la portion proche de Madrid, le paysage est constitué d’une suite ininterrompue de complexes immobiliers de grande ampleur, certains achevés mais inoccupés, d’autres inachevés et manifestement abandonnés. Cette anecdote résume bien l’image qu’on a de l’Espagne depuis la crise de 2008 : un pays en grande difficulté économique qui se noie dans sa folie immobilière des années 2000. En Espagne, écrit alors le quotidien El Pais, on pourrait loger toute la Norvège dans les résidences vacantes. 

Compo Parlement espagnol dec 2015Le 20 décembre dernier, les Espagnols se sont rendus aux urnes pour élire leurs députés et ont fait voler en éclats le bipartisme qui prévalait jusque-là (depuis le retour complet à la démocratie en 1978) entre le PSOE (parti socialiste ouvrier espagnol) et le PP (Partido Popular, droite). Avec la montée en puissance de Podemos (« Nous pouvons », parti des « indignés » d’extrême-gauche comparable à Syriza en Grèce) et de Ciudadanos (« Les Citoyens », parti centriste à tendance libérale), ce sont maintenant quatre partis qui se disputent le droit de gouverner l’Espagne.

Depuis lors, le gouvernement sortant de Mariano Rajoy (PP) se contente d’expédier les affaires courantes. En effet, arrivé premier à l’issue des élections générales, le PP n’a obtenu que 29 % des voix et 123 sièges sur 350 et n’a pas été capable de former un gouvernement. Au début de ce mois, le Roi Felipe VI a donc confié cette tâche au parti arrivé en second, c’est-à-dire le PSOE (22 % des voix et 90 sièges) qui se trouve confronté à des difficultés similaires. (Voir ci-dessus la nouvelle composition du Congrès des députés espagnols).

Albert RiveraCependant, hier mercredi 24 février 2016, le PSOE de Pedro Sanchez et le nouveau parti Ciudadanos créé en 2006 par le juriste catalan Albert Rivera (36 ans, photo ci-contre) ont annoncé avoir conclu un accord par lequel le parti centriste s’engage à donner son soutien au PSOE lors du débat parlementaire du 1er mars prochain où Pedro Sanchez tentera d’obtenir l’investiture pour gouverner. L’accord comporte aussi des déclarations communes sur la nécessité d’une « régénération démocratique » impliquant des réformes constitutionnelle, territoriale et judiciaire. La force politique ainsi constituée réunit 130 députés sur 350. Sauf abstention ou ralliement d’autres partis (qui, tels que Podemos, ont déjà décliné l’offre), c’est insuffisant pour aboutir dans l’immédiat, mais cela permet d’envisager d’éventuelles nouvelles élections en faisant montre d’une certaine volonté d’avancer et d’un esprit de responsabilité.

Reprenons le fil de l’histoire espagnole récente depuis 2004. A cette date, José Maria Aznar (PP) a effectué deux mandats de chef du gouvernement et peut se targuer d’un bilan économique favorable. A la faveur d’une politique libérale constituée de baisses d’impôts, privatisations, libéralisation du marché du travail et austérité budgétaire, il a fait reculer le chômage de 23 % en 1996 (fin des quatre mandats du socialiste Felipe Gonzalez) à 11 %, la dette publique de 63 % du PIB à 52 % et les finances publiques sont à l’équilibre depuis quatre ans.

Ayant décidé de ne pas briguer un troisième mandat, il laisse la place à Mariano Rajoy (PP) lors des élections générales de mars 2004. Tout le monde s’attend à ce que ce dernier soit élu, mais l’attentat de la gare Atocha (Madrid) qui intervient trois jours avant le scrutin change la donne. Les Espagnols reprochent au gouvernement d’avoir cherché à se dédouaner de son soutien à la guerre américaine en Irak en accusant précipitamment l’ETA basque de ce massacre, alors qu’il s’agit d’un attentat finalement revendiqué par Al-Qaïda.

Zapatero ChomageC’est donc José Luis Zapatero du PSOE qui accède à la tête du gouvernement où il restera jusqu’en 2011. La première partie de son mandat est surtout marquée par des réformes sociétales telles que le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, la régularisation massive des sans-papiers, la protection des femmes contre les violences conjugales et, sujet douloureux, l’identification et la reconnaissance des victimes du franquisme. Le taux de chômage reste en dessous de 10 %, mais il se met à exploser à partir de 2008 pour dépasser les 20 % en 2011 (voir schéma ci-dessus, extrait du Figaro). Zapatero aborde d’abord la crise avec des grands travaux et des projets de relance, mais en 2010, la situation empirant, il est contraint d’adopter des mesures de rigueur : hausse de la TVA, baisse des salaires des fonctionnaires, gel des pensions, augmentation de l’âge de départ à la retraite. Son électorat se sent trahi et le lui fait savoir lors des élections générales de 2011 qui voient Mariano Rajoy du PP accéder enfin au pouvoir avec la majorité absolue (185 députés sur 350 et 44 % des voix).

La période 2011-2015 est très difficile pour l’Espagne. Le chômage continue à monter jusqu’à 26 % mi-2013 et dépasse les 50 % pour les jeunes de moins de 25 ans. Mais à partir de 2013, la courbe du chômage s’inverse durablement pour redescendre à 21 % à fin 2015, l’économie redémarre, affichant en 2015 une CROISSANCE de 3 % et le déficit public est ramené de 8 % à 4,5 %. Malgré des manifestations peu amènes à son égard, Mariano Rajoy défend son bilan et accuse les socialistes d’avoir laissé le pays dans un état très dégradé en 2011 :

« J’ai récupéré un pays que, vous les socialistes, aviez laissé au bord de la ruine. Aujourd’hui, on ne parle plus de prime de risque, d’une Espagne en faillite, mais d’un pays qui va bien mieux que ses amis européens. »

De leur côté, les socialistes pointent les innombrables affaires de CORRUPTION qui minent le Partido Popular. Il s’agit soit de financement illégal du parti remontant aux années 2000, soit de marchés publics attribués contre des commissions occultes, soit des deux. Les sections de Madrid et Valence sont particulièrement touchées. Cette situation délétère a fini par provoquer il y a dix jours la démission d’Esperanza Aguirre, patronne du PP de Madrid, après trente-trois ans de bons et loyaux services en politique :

« Je ne suis pas directement responsable, car je ne savais pas ce que faisaient mes trésoriers, et je n’ai jamais volé un seul euro, mais je suis politiquement responsable. Alors, je pars. »

Les bons résultats de la politique économique de Rajoy pèsent peu face à la corruption au sein du PP qui s’étale dans la presse tous les jours depuis des mois, d’autant que comme toute politique de redressement elle génère son lot de mécontentement, de frustration et d’impatience. Rajoy ne fut donc pas en mesure de fédérer d’autres partis autour du PP et annonça fin janvier qu’il renonçait à former un gouvernement.

Son idée pour y parvenir tournait autour de l’INDEPENDANCE de la Catalogne. Le parti catalan CDC, porteur de la revendication actuelle d’indépendance de la Catalogne, a organisé un référendum sur la question fin 2014, mais cette consultation électorale n’est pas constitutionnelle. Le PP s’y oppose, tout comme le PSOE qui est en concurrence politique directe avec le parti indépendantiste en Catalogne. Le jeune parti Ciudadanos s’y oppose également. Bien que catalan, son leader Albert Rivera considère que la Constitution espagnole de 1978 rend sans objet les demandes d’indépendance des régions. Par contre Podemos, qui a obtenu la mairie de Barcelone (et celle de Madrid) lors des municipales de juin 2015, soutient l’idée d’un référendum sur la question de l’indépendance. Sur cette base anti-indépendance, Rajoy pensait réussir à réunir une coalition PP, PSOE, Ciudadanos. Echec, cependant, en raison des affaires de corruption du PP.

De son côté, le PSOE n’a pu s’allier à Podemos, pour la question du référendum sur l’indépendance catalane, mais aussi parce que le parti des « indignés », concurrent direct du PSOE auprès des classes moyennes et ouvrières, dénonce le rapprochement du parti socialiste avec un parti « libéral ». Le PSOE a réalisé en décembre le plus mauvais score de son histoire (22 % et 90 sièges), suivi de très près en voix par le parti d’extrême-gauche (20,7 % et 69 sièges). En cas de nouvelles élections générales organisées prochainement, les sondages (très serrés, restons prudents) tendent maintenant à donner à Podemos la seconde place après le PP et avant le PSOE. Il est donc plutôt dans l’intérêt de Podemos qu’aucun des deux partis traditionnels n’arrive à former un gouvernement et que les électeurs soient convoqués à nouveau rapidement aux urnes, afin de faire monter les enchères.

Le PSOE d’aujourd’hui est assez éloigné du PSOE de Felipe Gonzalez (chef du gouvernement espagnol de 1982 à 1996). Avec l’émergence de Podemos sur sa gauche, il a opéré un mouvement vers le centre-gauche qui lui permet de discuter avec Ciudadanos. Ce dernier, parti centriste à tendance libérale dans le cadre d’un état-providence, est en fait plus proche de la social-démocratie que du libéralisme pur, ce qui lui permet de discuter avec le PSOE.

L’alliance de ces deux partis ne permettra probablement pas de former un gouvernement le 1er mars, mais elle anticipe sur la tenue de nouvelles élections (la date du 26 juin 2016 est déjà envisagée). A ce moment-là, espérant créer une dynamique, le PSOE et Ciudadanos pourront dire qu’ils n’ont rien à voir avec la corruption du PP, et qu’ils n’ont rien à voir non plus avec les mesures d’extrême-gauche préconisées par Podemos, dont on a pu constater les faibles effets avec l’exemple grec de Syriza. 

Compte-tenu du poids du PP et de Podemos, il n’est pas du tout certain qu’ils réussissent, d’autant que d’après les sondages cités plus haut, les électeurs sont majoritaires (70 %) à souhaiter que les partis arrivent à s’entendre plutôt que de devoir revoter. Il est cependant intéressant de constater que dans un contexte de forte crise économique et politique qui voit monter les extrêmes et les populismes, le seul mouvement de rapprochement concret à ce jour se fasse au centre.

Et il est triste de constater que l’alliance réellement efficace qui serait celle du PP avec Ciudadanos ne puisse se faire parce que les hommes politiques, de droite ou de gauche, d’Espagne ou d’ailleurs, s’imaginent toujours qu’ils ont tous les droits, surtout quand ils ont été élus, et que la vertu, financière notamment, est une considération tout à fait annexe. La difficulté de former un gouvernement intéressant en Espagne est la preuve que non.


Mise à jour du jeudi 31 mars 2016 : L’alliance conclue entre le PSOE (parti socialiste espagnol) et le jeune mouvement centriste Ciudadanos n’ayant pas permis de dégager une majorité de gouvernement, le roi Felipe a de nouveau demandé au premier ministre sortant Mariano Rajoy du PP (droite arrivée en tête lors des élections du 20 décembre 2015) de former une coalition. Celui-ci plaide pour une alliance entre le PP, Ciudadanos et le PSOE. Mais ce dernier parti a surtout pour objectif d’évincer le PP du gouvernement. Ses tentatives de rapprochement avec le parti d’extrême-gauche Podemos avaient échoué sur la question du référendum sur l’indépendance catalane ainsi que sur la présence de Ciudadanos dans un futur gouvernement, mais il semble maintenant que les deux partis de gauche soient à la veille de s’entendre. Le leader de Podemeos, Pablo Iglesias, est même prêt à ne pas participer personnellement au gouvernement si cela peut faciliter la constitution d’une majorité au Parlement espagnol. Ce qui autorise Pedro Sanchez, chef du PSOE, à déclarer : « Nous sommes aujourd’hui plus proches d’un gouvernement de changement en Espagne que de nouvelles élections. »

Mise à jour du lundi 27 juin 2016 : Les partis ayant tous échoué à former un gouvernement après les élections générales de décembre 2015, les Espagnols étaient appelés à revoter hier 26 juin 2016. Améliorant son score, le PP (droite) est arrivé en tête avec 137 sièges sur 350 (au lieu de 123) mais n’atteint pas la majorité absolue de 176. Le PSOE (socialiste) garde de justesse sa seconde place (85 sièges), suivi de près par l’extrême-gauche Podemos (71 sièges). Le parti centriste Ciudadanos perd du terrain pour ne conserver que 32 sièges.
Le chef du PP (droite) Mariano Rajoy demande qu’on lui laisse la possibilité de gouverner, mais la situation politique semble tout aussi compliquée qu’auparavant, tous les types d’alliance ayant été tentés et ayant échoué (voir article plus haut).

Mise à jour du vendredi 19 août 2016 : Après deux rounds d’élections générales (décembre 2015 et juin 2016) suivis de nombreuses tractations menées par la droite (gouvernement sortant de Mariano Rajoy) et par la gauche (Parti socialiste arrivé second aux élections) pour former un gouvernement disposant d’une majorité (voir ci-dessus), Mariano Rajoy a annoncé que serait signé aujourd’hui un accord de gouvernement entre son parti (PP) et le jeune mouvement Ciudadanos d’Albert Rivera.
Cet accord s’articule notamment sur des mesures de lutte contre la corruption et l’introduction d’une dose de proportionnelle pour les élections générales. Il permettrait peut-être à Mariano Rajoy, dont le parti, arrivé premier, a renforcé son score entre les deux élections, de briguer l’investiture des député espagnols dès le 30 août en vue de former un gouvernement minoritaire (169 députés pour une majorité absolue située à 176).
Notons que Ciudadanos, parfois présenté comme un parti libéral, mais plus justement qualifié de centriste, voire de social-démocrate, n’est pas bégueule : il avait signé en mars des accords similaires avec le PSOE socialiste. 

Mise à jour du dimanche 4 septembre 2016 : Mariano Rajoy, épaulé par Ciudadanos, n’a pas convaincu les députés espagnols de lui accorder la confiance pour gouverner. L’Espagne est donc toujours sans gouvernement depuis les élections générales de décembre 2015. 

Mise à jour du mercredi 28 septembre 2016 : A l’issue d’élections régionales en Galice et au Pays basque, le parti de droite PP de Mariano Rajoy sort renforcé, tandis que le PSOE (socialiste) voit ses positions s’effondrer. Pedro Sanchez, leader du PSOE, comptait sur ces élections pour maintenir son refus de voir un gouvernement de coalition se former autour du PP, arrivé en tête lors des législatives de décembre 2015, et encore plus en juin 2016.
Apparemment, cette situation finit par lasser jusque dans les rangs du PSOE dont 17 membres de la direction ont démissionné en bloc aujourd’hui pour marquer leur désapprobation à l’égard de Sanchez et le forcer à quitter la tête du parti.

MAJ du 1er octobre 2016 : Pedro Sanchez a démissionné de son poste, ce qui pourrait aboutir à un déblocage de la situation politique. Les partis ont jusqu’au 31 octobre pour s’entendre, sinon le roi devra convoquer de nouvelles élections législatives, les troisièmes depuis décembre 2015.

Mise à Jour du samedi 29 octobre 2016 : La deadline a été respectée ! Mariano Rajoy du PP (parti arrivé en tête des élections, mais sans majorité) a été investi aujourd’hui chef du gouvernement grâce à l’abstention d’une majorité de députés socialistes du PSOE. 

Mise à Jour du samedi 2 juin 2018 : Rattrapé par les affaires de corruption de son parti le Partido popular (PP), Mariano Rajoy a été mis en minorité au Parlement par une motion de censure. Il est remplacé par Pedro Sanchez du PSOE. Il n’est pas dit que le gouvernement  de ce dernier pourra aller bien loin, car le seul point sur lequel s’accordent les membres de la majorité hétéroclite qu’il a réussi à réunir (le PSOE, l’extrême gauche de Podemos, les indépendantistes catalans et les nationalistes basques)  est l’opposition à Rajoy.


Espagne 1Illustration de couverture : D’abord objet publicitaire pour une marque d’alcool, le taureau « Osborne » est devenu un symbole populaire fort de l’Espagne. Il en existe aujourd’hui 91 silhouettes de 14 mètres de haut disséminées dans toute l’Espagne (pas en Catalogne). Celui de la photo est situé dans les Monegros (Aragón).

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