Le marché est-il MYOPE ? Le cas de la start-up médicale Theranos.

La chute aussi fracassante que frauduleuse de la start-up médicale américaine Theranos et de sa dirigeante-fondatrice Elisabeth Holmes, 38 ans, qui vient d’être condamnée à 11 ans de prison, pourrait facilement accréditer la thèse de la « myopie du marché » chère aux planistes et aux partisans de l’État stratège.

Que dit la thèse en question ? Qu’une transaction entre un acheteur et un vendeur, réalisée à un moment donné, à un prix donné, pour un produit donné, s’efface des mémoires dès sa conclusion et s’avère en conséquence incapable de fournir des informations utiles pour le futur. Dans cette optique, le marché est un pur outil de court terme, sans vision, ni expérience, ni apprentissage.

Les autorités politiques, en revanche, secondées par des armées de hauts fonctionnaires naturellement doués d’une omniscience supérieure et d’un talent hors du commun pour savoir mieux que quiconque de quoi l’avenir sera fait, sont en mesure d’allouer à coup sûr et pour le bonheur des peuples les ressources nécessaires à la vie économique du futur. 

Une thèse qui aurait dû s’effondrer avec la chute de l’URSS, mais qu’on voit resurgir régulièrement, jusque dans la France d’aujourd’hui, fière détentrice d’un Haut-Commissaire au plan en la personne de François Bayrou et encore plus fière maître d’œuvre d’une toute nouvelle toute belle planification écologique dont l’idée fut assez soudainement lancée par Emmanuel Macron dans l’entre-deux tours de la récente élection présidentielle.

Comme disait l’ancien Commissaire au Plan du général de Gaulle Pierre Massé, « supprimer le Plan au nom d’un libéralisme impulsif serait priver le pouvoir d’une de ses armes contre la dictature de l’instant. » Il ajoutait même, dans un ouvrage audacieusement intitulé Le plan ou l’anti-hasard, « le regard sur l’avenir est le premier temps de l’action. » À ce mini détail près que le regard sur l’avenir doit être réservé à ceux qui savent, autrement dit à la puissance étatique.

Alors évidemment, l’histoire d’Elisabeth Holmes, une histoire d’environ 800 millions de dollars obtenus d’investisseurs de premier plan pour un projet qui fut valorisé jusqu’à 10 milliards de dollars en 2014, mais qui non seulement n’a jamais marché mais dont les résultats ont été maquillés pour faire durer l’illusion de la réussite – une telle histoire n’est pas de nature à inspirer confiance dans la clairvoyance des marchés.

En 2003, vous avez une jeune fille de 19 ans, intelligente sans aucun doute, mais en manque de formation supérieure puisqu’elle a abandonné ses études de chimie à l’université de Stanford en deuxième année. Pas forcément un problème dans le monde effervescent des start-ups et des nouvelles technologies. Après tout, Steve Jobs lui-même a délaissé ses études au bout de dix-huit mois pour se consacrer à ce qui deviendra Apple. Une similitude qu’Elisabeth Holmes cultive d’ailleurs dans les moindres détails, du col roulé noir qu’elle porte en permanence au choix de Palo Alto en Californie pour implanter son entreprise.

Son idée entrepreneuriale, issue d’une sainte horreur des piqûres développée dans son enfance, consiste à prélever de façon indolore une goutte de sang au bout du doigt grâce à un petit appareil facile d’usage (voir photo de couverture) et à procéder à l’analyse du sang via sa technologie « Edison » mise au point en parallèle (et dans le plus grand secret). Theranos affirmait ainsi pouvoir procéder à des dizaines de types d’analyses sanguines, de la simple numération globulaire à des évaluations génétiques ou cancéreuses nettement plus complexes. Perspective de santé publique : pouvoir réaliser plus économiquement, plus rapidement, auprès de plus de patients, plus de tests sanguins, et ainsi, « sauver des vies. »

Il faut croire qu’Elisabeth Holmes a su se montrer persuasive. Il faut dire aussi qu’à l’époque, tout ce qui tournait autour de la nouvelle économie – numérique, biotechnologies, medtech, etc. – était accueilli avec un ravissement certain, à défaut d’un peu de discernement. Dans le film « La vérité si je mens », un personnage décrit bien la situation : « Tu dis que t’as la start-up et le banquier te lèche le zboub. »

En vertu de quoi, la jeune entrepreneuse a réussi à obtenir des financements, non pas de banquiers, mais d’investisseurs pas forcément spécialisés dans le médical mais certainement pas nés de la dernière pluie. Citons entre autres la famille Walton (héritiers du fondateur de Walmart) pour 150 millions de dollars, le magnat de la presse Rupert Murdoch pour 125 millions (il en a récupéré 4) et l’ancienne secrétaire à l’Éducation de Donald Trump Betsy DeVos ainsi que d’autres membres de sa famille pour un total de 100 millions (voir tableau ci-contre extrait du Wall Street Journal).

Jusque-là, rien d’anormal. Les investisseurs ont pris leur risque, d’autant que tout le monde sait que dans l’univers des start-ups, il faut au moins en financer dix pour en voir une aboutir. Ont-ils mené une « due diligence », une analyse de l’investissement proposé suffisamment approfondie ? À vrai dire, c’est leur affaire.

Au début, tout se présente assez bien. Elisabeth Holmes engage des chercheurs de haut niveau et elle parvient à nouer un partenariat avec le groupe Walgreens Boots Alliance afin d’installer des cabines de prélèvement dans ses drugstores (pharmacies). En 2014, apogée : la valeur estimée de l’entreprise caracole à 9 ou 10 milliards de dollars (voir graphe ci-contre, ibid.) tandis que sa dirigeante qui en possède la moitié devient une habituée des couvertures de magazines et la première femme milliardaire non-héritière des États-Unis.

      

Mais rapidement, tout s’effondre. Scepticisme un peu rieur d’abord, comme dans l’article du New Yorker où le journaliste qualifie les explications d’Elisabeth Holmes sur le fonctionnement de sa technologie Edison de « comiquement vagues ».

Et puis en 2015, brutal retour aux réalités. Le Wall Street Journal (WSJ) publie une longue enquête très approfondie d’où il ressort que Theranos ne réalise que 15 tests sur les 240 annoncés, que les résultats de ces tests ne laissent pas de surprendre certains salariés de l’entreprise et que contrairement à ce que cette dernière prétend, la plupart sont réalisés sur les machines classiques de l’analyse médicale type Siemens, nullement via son propre système. Un second article du WSJ va encore plus loin en rapportant des alertes internes sur une falsification organisée des résultats.

À partir de là, tout va très vite. La FDA et la SEC, c’est-à-dire respectivement l’autorité sanitaire américaine et l’autorité américaine des marchés financiers, s’en mêlent ; Walgreens met fin à son partenariat ; la société Theranos, dont la valeur est maintenant nulle, est dissoute en 2018 et ses dirigeants sont inculpés la même année pour fraude massive vis-à-vis des investisseurs et pour mise en danger des patients. Vendredi dernier, le 18 novembre, Elisabeth Holmes a été condamnée à 11 ans de prison ferme pour le premier chef d’accusation, sachant que le second n’a pas été retenu contre elle.

Voilà qui est accablant. Investissements décidés sur les apparences sympathiques d’une belle histoire, incompétence de l’entreprise, mensonge sur mensonge pour masquer l’échec – qui dit mieux ? Tout ceci traduit un dramatique manque de sérieux doublé d’une probité complètement déficiente, autrement dit une course au profit à tout prix, totalement caractéristique du libéralisme impulsif et de la dictature de l’instant dont parlait Pierre Massé.

Et pourtant, je vois dans cette affaire de nombreuses raisons de se réjouir du bon fonctionnement du marché. D’abord, il faut savoir qu’Elisabeth Holmes a tenté d’empêcher la sortie de l’article du WSJ, mais son propriétaire Rupert Murdoch, quoique figurant lui-même parmi les dindons de la farce, n’a pas fait obstacle à sa publication.

Deuxièmement, il existe un système judiciaire qui permet aux victimes de malversations de faire valoir leurs droits. Il n’est pas certain que les investisseurs récupéreront un jour leurs fonds, mais du moins la société a-t-elle tranchée : Elisabeth Holmes est coupable et doit réparer.

Ensuite, en dehors des aspects frauduleux de ce dossier, il faut bien voir que l’innovation n’est pas écrite d’avance. Il faut beaucoup essayer, beaucoup se tromper, avant de voir des intuitions passer au stade de géniale découverte puis géniale pratique adoptée aussi librement que largement par la société. L’argent investi dans ces projets pour le meilleur et pour le pire l’est volontairement par des investisseurs audacieux qui savent dès le départ qu’ils pourraient y laisser beaucoup de plumes.

A contrario, l’argent de la planification consciente est pris d’autorité aux contribuables via l’impôt et la dette. Il est dédié à des projets décidés a priori, sans qu’il soit possible à quiconque de faire d’autres expériences, d’autres tentatives. La décision de l’Union européenne d’interdire la vente de voitures thermiques à partir de 2035 est typique de ce dirigisme strictement idéologique.

De plus, les échecs de la puissance publique, pour nombreux et abondamment relayés par la Cour des Comptes qu’ils soient, ne donnent jamais lieu à la moindre réprimande ni à la moindre indemnisation des contribuables. Les dépenses publiques comme les impôts et la dette poursuivent leur hausse apparemment imperturbable quoi qu’il arrive ; les décideurs politiques, évincés un jour dans telle élection, réapparaissent quelque temps plus tard à la faveur des petites magouilles d’autres décideurs politiques. Mais pour ce qui est des monstrueux gaspillages rebaptisés récemment « quoi qu’il en coûte » qui émaillent la République française, du fiasco de Notre-Dame-des-Landes à l’informatisation difficile de l’administration et d’EDF à la SNCF, entités publiques perpétuellement renflouées par nos soins, silence radio. 

Il n’est certes pas anormal de réfléchir à l’avenir. Mais ce débat gagnerait à être mené avec souplesse par une multitude de cercles de réflexion dans une multitude de directions possibles plutôt que par une seule institution qui raisonne selon un point de vue unique et qui risque ainsi de définir autoritairement un futur formel qui se révélera complètement obsolète le moment venu.

Alors oui, le marché a bel et bien ses myopies temporaires, ses engouements, ses divas capricieuses, ses cycles et ses moutons noirs. Mais d’une part, il se corrige lui-même très vite, précisément parce qu’il recherche le succès et le profit, pas la faillite et l’échec. D’autre part, il est prudent, au sens où il se méfie de la pertinence d’engagements pris à très long terme. Et surtout, il est libre et multiple, ce qui reste encore la meilleure façon de mobiliser les informations disponibles et d’explorer les innombrables voies du futur sans idées préconçues.


Illustration de couverture : Elisabeth Holmes, fondatrice et dirigeante de la start-up déchue Theranos. Couverture Forbes.

7 réflexions sur “Le marché est-il MYOPE ? Le cas de la start-up médicale Theranos.

  1. Nous avons vu l’ état gérer la crise du covid et nous voyons le résultat. Mauvais du début jusqu’ à la fin et à tous les niveaux, nous verrons si la justice ira jusqu’ au bout et condamnera les fautifs….j’ en doute.

  2. Merci pour cette analyse éclairante mais qui ne répond pas vraiment à votre question à savoir est-ce que le marché est myope (ou voit-il à long terme ?) mais plutôt à la question de savoir si le marché donne de bonnes estimations de la valeur d’une entreprise. Le fait que les investisseurs sur le marché peuvent se tromper (et être trompés) ne traduit pas une myopie du marché comme le pensent les anti-marchés mais simplement le fait que les investisseurs agissent en fonction des informations disponibles et de leurs propres biais cognitifs (cf. la finance comportementale). Oui bien sûr il y a des bulles spéculatives qui se forment sur les marchés, oui le marché peut-être manipulé, mais comme vous le dites bien le marché se corrige et revient vers la valeur fondamentale. D’où la nécessité d’informations publiques fiables et des sanctions à l’égard des escrocs à la Madoff.

  3. Il faut peut être tempéré. Dans les années 70 il y a eu production en France d’équipements complexes certes rien n’était parfait, je dirais que le système dérailla dans les années 80.. Par exemple quand une chef de cabinet pantoufle dans une puissante entreprise industrielle.. A la différence de cette américaine qui va subir la rigueur d’une détention je n’ai pas l’impression que nos joueurs de poker dorment derrière les barreaux. Pire lorsque j’observe les récents pantouflages ça n’a aucunement servi de leçon.

    https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/affaire-areva-uranim-la-cour-de-cassation-annule-une-partie-des-poursuites-contre-anne-lauvergeon-899600.html

  4. Signalons une petite poussée de « libéralisme impulsif » en Grande-Bretagne, où le nouveau gouvernement veut virer la moitié des 6 500 bureaucrates du National Health Service d’Angleterre (l’un des mammouths étatiques les plus obèses du monde).

    https://www.telegraph.co.uk/news/2022/11/20/half-nhs-england-staff-facing-sack-plans-give-hospitals-power

    La moitié de 6 500, ça semble peu, mais ce sont ces fonctionnaires-là qui empêchent les autres de travailler, et qui bénéficient de salaires stratosphériques. 430 gagnent plus de 100 000 livres par an, et 45 touchent davantage que les 164 000 livres annuelles du Premier ministre lui-même.

    En France, les hôpitaux d’Etat se plaignent d’une sur-administration similaire (trop de bureaucrates, pas assez de médecins), mais je n’ai entendu personne réclamer qu’on supprime des postes — et encore moins de la part de membres du gouvernement.

    Le ministre de la Santé britannique a aussi signalé qu’il y avait pas moins de 50 000 personnes employées dans des « assoces » subventionnées dans le secteur de la santé : autant d’inutiles qui ne voient jamais un malade, et parmi lesquels on pourrait largement tailler, a-t-il suggéré.

    De plus, le gouvernement veut supprimer une grande partie des objectifs chiffrés fixés au niveau national, qu’il qualifie de « staliniens ». Avec pas moins de 72 indicateurs qu’ils sont censés surveiller, les médecins généralistes britanniques sont les plus « micro-managés » du monde.

    Une réforme similaire, donnant plus d’autonomie aux écoles, leur a permis de gagner 9 places dans les classements internationaux.

  5. « des chercheurs de haut niveau »
    Je serais curieux de savoir qui sont-ils…Beaucoup d’imposteurs ou n’ayant aucune expérience du domaine concerné comme pour le climat, ils sont des centaines de milliers a faire le diagnostic, alors que les spécialistes du climat et encore dans chacun des aspects, sont en fait, très peu nombreux et souvent ils se taisent.

    On disait autrefois dans les entreprises, d’encourager les erreurs précoces.

    Mettre près d’une décennie pour constater l’imposture, c’est long !

    Peut-être parce qu’il y a tellement de monnaie en circulation à employer (bien trop au delà des besoins d’une économie « réelle ») pour dégager des profits, que les investisseurs potentiels sont moins regardant.

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