Delevoye ou la MÉDIOCRITÉ ordinaire du « modèle » français

Ouf, je suis rassurée ! Pendant quelques terribles secondes, j’ai cru que si Jean-Paul Delevoye quittait le gouvernement, c’était pour avoir enfreint gravement la Constitution et les règles de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Mais non ! Seul le « courage » chevillé au corps de ce gouvernement « cou-ra-geux » dicte la « décision courageuse » de M. Delevoye dont le CV repris ces jours-ci dans la presse grâce à l’AFP bruisse soudain de ses immenses talents d’ « habile négociateur » (ici, ici, ici). Même les syndicats FO, UNSA et CFDT s’y sont mis ! 😉

On bat décidément des records de novlangue. Revenons sur terre et arrêtons de jouer sur les mots ! Nous ne sommes pas au cimetière et rien ne nous oblige à faire le panégyrique du ministre démissionnaire comme on le ferait d’un défunt douloureusement regretté.

· « Habile négociateur », notre haut-commissaire aux retraites depuis septembre 2017 puis ministre en titre depuis septembre 2019 et ex de tout cela depuis hier ? Pour obtenir enfin un portefeuille ministériel, pas de doute, il a su manoeuvrer. Mais pour le reste ?

Il est très possible, il est même exact que Jean-Paul Delevoye s’est activé à impliquer les Français à travers une consultation citoyenne sur les retraites et qu’il virevolte depuis plus de deux ans auprès des syndicats pour mettre en musique le fameux système universel de retraite à points annoncé dans le programme électoral d’Emmanuel Macron.

Mais il est non moins exact qu’en ces veilles de Noël, de vacances et de réunions familiales, il a réussi à jeter dans la rue à peu près toutes les oppositions possibles à la politique du gouvernement :

Non seulement les syndicats d’extrême-gauche de la RATP et de la SNCF qui s’élèvent bec et ongles contre la suppression de leurs régimes spéciaux – seul point de la réforme que j’approuve – mais aussi les avocats, les pharmaciens et plus généralement tous ceux dont les excédents des régimes autonomes par capitalisation seront réquisitionnés par le régime général devenu universel – seul point de la contestation que j’approuve.

Non seulement la CGT et Solidaires, mais aussi la CFDT qui, de partenaire du gouvernement favorable à la retraite universelle par points, s’est récemment radicalisée après les annonces du Premier ministre sur l’âge d’équilibre : l’âge légal de départ resterait fixé à 62 ans, mais la retraite ne serait pleine et entière qu’à partir de 64 ans via un système de bonus-malus.

Et non seulement les syndicats, mais l’opinion publique dans son ensemble qui continue à soutenir les grèves à 54 % selon un sondage IFOP publié dimanche 15 décembre dernier, malgré une vision plutôt favorable de la fin des régimes spéciaux (65 %) et de la retraite minimum garantie à 1000 € nets mensuels (75 %).

· « Décision courageuse » que celle de démissionner sous « le coup d’attaques violentes et d’amalgames mensongers » – dixit Delevoye – pour ne pas fragiliser la position du gouvernement à la veille de faire aboutir un projet « essentiel pour la France » ?

On rit ! Seulement quelques jours avant la publication officielle de sa déclaration d’intérêts, à une époque où il était donc encore blanc comme neige et réputé tout dévoué au service de ses concitoyens, le gouvernement était loin de lui jeter des fleurs. Il s’agaçait plutôt de ses prises de positions erratiques et des multiples couacs qu’il s’ingéniait à provoquer sur l’âge pivot et la clause du grand-père(*), contribuant ainsi au flou de la réforme, important facteur de son rejet par les Français.

Quant à la cabale dont l’ex-haut-commissaire s’estime victime, il est certain que ses « étourderies » à répétition dans ses obligations déclaratives servent utilement la CGT et consorts au moment où leur bras de fer avec le gouvernement rebondit via une nouvelle journée de grèves et manifestations prévue aujourd’hui 17 décembre 2019.

Mais il convient aussi de se rappeler que Jean-Paul Delevoye a rendu sa déclaration d’intérêts avec retard, qu’elle ne fut publiée officiellement par la HATVP que le 7 décembre dernier, qu’il l’a rectifiée à reculons à mesure que les révélations s’accumulaient et qu’il a dû finalement reconnaître… 13 mandats contre 3 déclarés initialement, ainsi qu’une activité rémunérée auprès du think tank de formation Parallaxe qui s’est poursuivie après son entrée au gouvernement, en totale contradiction avec l’article 23 de la Constitution. Activité dont il a dû en outre corriger les rémunérations… à la hausse !

Ce n’est plus de l’étourderie innocente, c’est un véritable système !

Et que trouve à dire M. Delevoye pour sa défense ? Attention, les amis, gros foutage de gueule enrobé dans un jus de larmes de crocodile très étudié – à moins que l’ex-haut- commissaire ne soit tout simplement idiot, hypothèse qu’on ne peut totalement écarter :

« J’étais de bonne foi et me dis que cet épisode aurait peut-être pu être évité si quelqu’un m’avait mis en garde. J’aurais immédiatement rectifié ma situation. Les choses auraient été différentes si j’avais été alerté. C’est ce que je me dis quand je regarde le prix que je paye sur le plan personnel et politique. »

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C’est vrai, quoi !

Emmanuel Macron, qui avait qualifié l’affaire Fillon de « lèpre démocratique », s’est offert en début de mandat un grand moment de cinéma en signant la loi sur la moralisation de la vie publique devant pléthore de caméras de télévision.

Puis on a quand même eu l’affaire Ferrand, l’affaire Bayrou, l’affaire Goulard et l’affaire Rugy, sans oublier l’affaire Benalla.

Mais M. Delevoye, pauvre petit oiseau tombé du nid, n’a pas du tout l’idée d’être rigoureux dans sa déclaration d’intérêts. Il aurait fallu que quelqu’un le prenne par la main, lui le ministre qui prétendait nous gouverner, et lui dise tout ce qu’il devait faire. Que de je m’en foutisme, que d’amateurisme ! Et c’est au niveau gouvernemental que ça se passe…

Pour les mêmes raisons, on est quand même étonné que personne au gouvernement – un conseiller com’, une porte-parole, les services du Premier ministre… – ne se soit donné la peine de vérifier si le nouveau ministre envoyé au front sur les retraites, un front connu pour être particulièrement létal dans le contexte français, remplissait convenablement ses obligations et ne risquait pas de prêter le flanc à des attaques opportunes. Encore une fois, que d’amateurisme !

Belle formule qu’avait trouvé Le Point quand il titrait « Les stagiaires » à propos du gouvernement ! À moins que ce dernier, moins stagiaire que madré, ne s’apprête tout simplement à édulcorer/remballer sa réforme en rejetant la faute sur le malencontreux cocktail perdant Delevoye-CGT.

La pensée dominante en matière « d’affaires » consiste à dire que notre République a tous les atouts pour être irréprochable, que sa structure puissamment étatique n’est pas intrinsèquement mauvaise, mais que de temps en temps une brebis lépreuse parvient à s’y faufiler et à en profiter. Éliminons les quelques indésirables qui ternissent notre image de grande démocratie développée en imposant de nouvelles règles de transparence, et tout redeviendra idyllique à l’ombre de notre État vigilant.

Mais l’accumulation réellement astronomique des affaires au cours de ce quinquennat et des précédents nous confirme plus qu’amplement que ce sont plutôt la puissance de l’État et les deniers publics afférents qui se répandent comme « une lèpre » dans tous les recoins de la société, entraînant automatiquement, rapidement et partout des effets délétères qui s’appellent corruption, magouille et incompétence.

En déversant partout ses budgets faramineux qui atteignent maintenant 56 % du PIB, en assurant à ses 5,7 millions de fonctionnaires et à ses 600 000 élus un train de vie non soumis aux lois du marché, en créant postes et comités à tout propos et en distribuant moult subventions dans toutes les directions, l’État ne peut qu’encourager les petites fraudes au quotidien, la dépendance des individus récipiendaires et la gabegie qui découle logiquement des mauvaises décisions prises par des gens qui ne mettent jamais leur patrimoine en risque.

Dans ce contexte trop bien ancré et trop bien accepté car tout le monde pense pouvoir en profiter, quid de Jean-Paul Delevoye, homme entré en politique à l’âge de 27 ans ?

Naviguant de conseils municipaux en comités Théodule avec une laborieuse application, remontant les courants des partis, recherchant les postes en vue, les titres rutilants et les rémunérations mignonnettes, paradant sur la scène nationale comme s’il était important et incontournable et protestant à tout moment de sa dévotion citoyenne inaltérable, il ne représente rien de plus que l’exemple le plus récent de la superbe médiocrité ordinaire du « modèle » étatique français.

Il n’est pas le premier et il ne sera pas le dernier. Ça promet.


(*) Clause du grand-père : la réforme ne s’appliquerait qu’à partir des générations qui entreront sur le marché du travail l’année d’entrée en vigueur de la réforme. Âge pivot : âge de la première génération à laquelle s’appliquerait la réforme.
Edit du 20 décembre 2019 : à lire la presse, il semble qu’il y ait une confusion entre les termes âge pivot et âge d’équilibre (retraite pleine à partir de 64 ans, à ce que j’avais compris), car je lis maintenant (dans Le Point par exemple) que « le Premier ministre se dit prêt à discuter de l’âge pivot à 64 ans ». 


Illustration de couverture : Le haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye avec le Premier ministre Édouard Philippe. Photo Rea.

22 réflexions sur “Delevoye ou la MÉDIOCRITÉ ordinaire du « modèle » français

  1. Mais pour sa défense monsieur Delevoye a aussi dit ceci :

    M.Delevoye l’a reconnu lui-même le 8 décembre dans une interview, précise le quotidien :
    «Je m’étais trompé sur ma situation patrimoniale, j’avais aussi mis le patrimoine de ma femme. On m’a dit de le corriger, car je devais indiquer mon seul patrimoine. J’avoue, autant je suis rigoureux sur les budgets publics, autant c’est ma femme qui s’occupe de tout ce qui est l’administratif», a-t-il noté.

  2. Une légère omission, Nathalie !
    L’ami Jean-Paul a déclaré que c’était sa femme qui s’occupait de ses papiers administratifs, car, lui, est irréprochable dans ses dossiers…
    C’est toujours la faute des autres, les autres pouvant être son épouse…
    L’argent public détruit tout, même la dignité.

    • Ah, ah ! Je crois me rappeler, et en fait je viens de rechercher donc je confirme, qu’Emmanuel Macron s’était également délesté sur son épouse à propos d’une certaine couverture de Paris Match :

      Voir un ancien article : Macron : Je suis ministre et je n’ai rien fait, alors « En Marche ! » (20 avr. 2016)

      « Enfin, dans le genre politique « autrement », le pompon revient clairement à la fabuleuse couverture de Paris-Match consacrée à Emmanuel Macron et son épouse très amoureuse, qui n’a rien à envier à ce qu’on a déjà vu à de multiples reprises avec les précédents Présidents de la République et de nombreux hommes politiques soucieux de conquérir le coeur des Français.

      Dans ce cas précis, une forme spéciale d’élégance s’est ajoutée au conformisme : Emmanuel Macron, faisant comme d’habitude machine-arrière dès que les choses se corsent tout en assurant qu’il n’y est pour rien, a dit regretter cette initiative médiatique et en a attribué la « bêtise » à sa femme. »

  3. Tout ceci illustre à merveille la corruption viscérale de toute cette bureaucratie mise en place grâce à Thorez le stalinien à la sortie de la guerre: nous récoltons aujourd’hui les fruits pourris du petit arrangement de De Gaulle avec les cocos du pacte Hitler-Staline…
    Quant aux déclarations desdits, il n’est que de se souvenir des mots de Nietzsche à propos du socialisme: « inversion des valeurs », tout est dit et les exemples sont légion.

  4. Phobie administrative. Comme Thevenoud ?
    De 2 choses, l’une :
    Soit, il s’agit d’une absence de rigueur, de droiture. Et on pourrait comprendre une résistance passive à la contrainte d’une loi qui impose la vertu.
    Soit, la loi prévient et condamne des comportements de forfaiture. Et la négliger en revient au même.

    PS: A moins que … « The power of procrastination (administrative) »
    http://jorgecham.com/phd20/pdf/Procrastination.pdf?id=1400142059

  5. Merci pour cette tranche de vie étatique de France. C’est toute une population qui vit du « modèle » étatique français. Il suffit d’y rentrer dès le plus jeune âge pour être sûr d’en vivre jusqu’à la retraite et même au-delà.
    A commencer par les agences (terme génériques pour désigner les diverses entités ou satellites (quelquefois hors du champ de vision) selon une évaluation de l’IGF car la Cour des Comptes n’y a de toute façon pas accès.
    https://www.economie.gouv.fr/igf-rapport-sur-les-agences-de-l-etat#
    Puis il y a plus « marginalement » les Théodules et les hautes autorités audités par la Cour des Comptes:
    http://www.ifrap.org/fonction-publique-et-administration/comites-theodule-et-autorites-administratives-poursuivre-les
    Enfin il y a les ministères et la citadelle de Bercy.

    Voilà de quoi proposer beaucoup de possibilités de navigations cumulées pour un nombre pas évaluable de ouistitis de type Delevoye.

    Mais rassurons-nous depuis avril, les 122 pages du guide déontologique devrait être le bréviaire du nouveau savoir-vivre de la population concernée :
    https://www.hatvp.fr/wordpress/wp-content/uploads/2019/04/HATVP_guidedeontoWEB.pdf

  6. En somme, on a un élu pour 10 fonctionnaires — sachant que ces derniers sont déjà pléthoriques. Ce rapport traduit bien les intérêts de classe qui lient les uns et les autres, même si les seconds s’ingénient à dissimuler cette complicité.

  7. Je m’interroge. Comment peut-on assurer 13 mandats simultanément? Perso, avec un emploi à plein temps et un rôle de bénévole dans une association, je pourrais difficilement m’engager dans quoi que ce soit d’autre!

    • c’est pourtant le quotidien de bon nombre d’élus, qui cumulent les mandats, et les postes d’administrateurs dans les SEM les agences régionales, et les intercommunalités …
      Pour y arriver ? un staff efficace qui prépare tout le boulot, y’a plus qu’à assister à des réunions, où comme tout a été préparé et décidé d’avance, il n’y a qu’à approuver.
      Ah, ne pas oublier voiture avec chauffeur, et restaurant ou traiteur …

  8. Un oubli de 6500€ par mois c’est simplement de l’argent de poche pour ce petit monsieur ce qui en dit long sur les multiples rémunérations perçues par ailleurs chacune étant imposées une à une donc peu taxée comme il convient par ces gens qui font leur loi et qui ne se laisseront pas déposséder
    comme on l’a vu par l’eviction de Fillon.Nous ne sommes plus en démocratie
    c’est cela qu’il faut en conclure.

  9. Ah ces vertueux gauchistes, toujours prompts à invectiver le patronat, les exploiteurs de tout poil puisqu’ils sont, eux, des travailleurs ; naturellement.

    Toujours prompts à s’arroger le statut de parangon de toute vertu, qui leur est, par principe dogmatique, inaliénable.

    Ce qu’ils pensent être un droit intangible à s’estimer au-dessus de la mêlée, de la plèbe, des sans-dents, des alcooliques, des illettrés, des moins que rien (sic).

    Ce qui leur confère alors, subséquemment, avec l’appui de tous les officines médiatiques, affidées et militantes, ce droit incontestable à prévaloir sur toute autre considération.

    Et à être encore plus pourris.

    Je les vomis.

  10. Nathalie,
    Vous êtes très gentille de qualifier le « modèle » Français de médiocre. Il suffit de comparer « hors AFP » notre pays aux autres et, là, malgré ma nature un peu « rude » je me refuse à qualifier un tel modèle tellement c’est insultant pour le mot modèle. Il suffit de voyager un peu dans des pays occidentaux pour s’en rendre compte plutôt vite.
    Ayant vécu plus d’un demi-siècle en France je remarque avec effroi que ce pays est en plein effondrement. Ça fait mal, très mal.

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