Si l’on convient que l’innovation sous toutes ses formes est un facteur important de notre croissance future et de l’amélioration de nos conditions de vie, si l’on admet que les départements Recherche et Développement des entreprises privées ainsi que les instituts publics dédiés à la recherche, tels que INSERM ou CNRS en France (et plus récemment les startups de recherche financées par capital-risque), en sont les principaux acteurs, et si l’on considère que les brevets déposés sont représentatifs de l’intensité et de la qualité de cette innovation, alors il devient très intéressant de s’intéresser à l’histoire et à la géographie de la propriété intellectuelle dans le domaine des sciences et techniques.
Précisons d’abord le contour exact d’un brevet. Il s’agit d’un titre de propriété, délivré par le Gouvernement (en France, Institut national de la propriété intellectuelle ou INPI), qui confère à son titulaire pendant une durée de 20 ans un monopole sur l’invention et les exploitations industrielles et commerciales auxquelles l’invention peut donner lieu. Au delà de 20 ans, le brevet tombe dans le domaine public et chacun peut l’exploiter librement. Dans le domaine pharmaceutique, la protection peut courir au-delà de 20 ans en raison des délais parfois longs pour obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM).
Pour qu’une idée soit brevetable, elle doit respecter trois conditions : elle doit être nouvelle, elle doit être inventive et elle doit pouvoir donner lieu à des applications industrielles ou agricoles. Il existe des exclusions : théories scientifiques, modèles mathématiques, logiciels d’ordinateurs sauf s’ils apportent une réponse technique spécifique. Sont également exclues les innovations contraires aux bonnes moeurs.
Deux chercheurs des universités de Waterloo au Canada et Stanford aux Etats-Unis ont publié en janvier dernier les résultats d’une étude extensive sur le rôle des idées nouvelles dans l’innovation. Leur propos initial consistait à se demander si la recherche la plus efficace devait se faire à partir d’idées neuves ou si elle devait s’appuyer sur des idées déjà en circulation (“A key decision in research is whether to try out new ideas or build on more established ideas”).
Pour ce faire, ils ont étudié pratiquement tous les textes de brevets déposés aux Etats-Unis entre 1836 et 2010. Chaque texte consistant en une description précise de l’invention, ils y ont relevé toutes les expressions formées de un, deux ou trois mots susceptibles de donner une idée précise des connaissances concernées. Pour en évaluer la nouveauté, ils ont repéré la première année d’apparition de ces expressions dans un brevet, puis ils ont cherché à en mesurer la popularité en repérant les réapparitions dans des brevets ultérieurs.
Ce travail passablement titanesque leur a permis d’aboutir au tableau suivant (cliquer pour agrandir) :
Chaque colonne représente une décennie. Pour chaque décennie, sont indiquées les vingt innovations qui sont apparues à ce moment-là, classées par ordre décroissant de popularité ultérieure. Pour faciliter la lecture, des couleurs sont attribuées par grand domaine de recherche, dont noir pour la chimie, rouge pour la médecine et vert pour l’informatique et les communications.
Un coup d’oeil même rapide permet de comprendre immédiatement qu’on est passé historiquement d’une domination massive de la recherche en chimie dans les décennies 1920 et 1930, à une recherche fortement orientée vers le domaine médical dans les années 1970 et 1980 puis à un développement presque exclusivement centré sur l’informatique et les communications à partir de 2000.
Le même tableau (ci-dessous) établi pour les décennies 1840 à 1910 fait ressortir beaucoup plus de jaune (électricité) et de bleu (mécanique) : les années 1870 et 1880 sont des années majoritairement électriques et les années 1890 et 1900 sont essentiellement mécaniques, ce qui est cohérent avec le développement des transports ferroviaires et de l’industrie automobile.
Concernant le rôle des idées neuves, l’étude de ces deux chercheurs conclut à la supériorité des brevets entièrement nouveaux sur ceux qui adaptent des idées déjà exploitées, car ils génèrent beaucoup plus d’inventions ultérieures.
Malheureusement, le financement de la recherche, notamment le financement public, tend au contraire à attribuer plus de fonds aux scientifiques reconnus qui travaillent sur des sujets déjà bien établis. Outre le problème de la mauvaise utilisation des fonds publics, ce choix frileux de financement a pour effet de décourager tout travail d’innovation radicale, ce qui à terme met un frein à la recherche dans son ensemble.
L’étude ci-dessus porte exclusivement sur les brevets déposés par des entreprises ou des centres de recherche américains, mais ses conclusions gardent un caractère général tant les Etats-Unis ont dominé l’univers de la recherche pendant tout le XXème siècle et la première décennie du XXIème siècle. Mais la géographie des pays d’origine des brevets est en train de changer. Selon l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle), la Chine serait devenue en 2011 le premier pays au monde en nombre de brevets déposés.
Si le Japon et la Corée du Sud ont entamé depuis plusieurs années une transition industrielle basée sur l’innovation et le R&D, c’est l’ensemble de l’Asie, Chine en tête, qui est en train de repenser sa stratégie. « La Chine n’est plus seulement l’usine du monde, elle devient innovatrice » explique Carlo Pandolfi, directeur en charge de la Chine et du Brésil à l’OEB (Office européen des Brevets), dans lesechos.fr. Deux grandes entreprises chinoises des télécommunications, Huawei et ZTE, figurent parmi les dix premières entreprises innovantes au niveau mondial. Elles illustrent parfaitement les effets attendus de la politique d’encouragement à la recherche menée par Pékin depuis quelques années.
Selon les statistiques de l’OMPI, il y a eu au total 2,35 millions de dépôts de brevets dans le monde en 2012, dont 650 000 en Chine soit 28 %. Les dépôts aux Etats-Unis et au Japon ont représenté respectivement 23 % et 15 % du total. L’Office européen en a enregistré 6 %. Concernant les dépôts de brevets par pays d’origine, la Chine est également en tête avec 560 000 brevets, suivie par le Japon (486 000), les Etats-Unis (460 000), la Corée du Sud (203 000), l’Allemagne (179 000), la France (67 000) et le Royaume-Uni (50 000).
→ Précision : la différence entre 650 000 et 560 000 pour la Chine, différence qui vaut aussi pour les autres pays, correspond au fait que le premier chiffre est celui des brevets déposés EN Chine, y compris par des entreprises étrangères, tandis que le second chiffre donne le nombre de brevets déposés PAR la Chine, y compris dans des pays étrangers.
Si l’on s’en tient aux brevets déposés en Europe, le dernier rapport de l’Office européen des brevets, publié le 26 février dernier et portant sur l’année 2014, montre que plusieurs grands groupes français apparaissent dans les quatre premières places dans les secteurs de l’industrie pharmaceutique, la chimie, les technologies médicales et les biotechnologies. Les entreprises ayant déposé le plus de brevets tous secteurs confondus sont Alcatel (761 brevets), Technicolor (745) et le Commissariat à l’énergie atomique (558).
L’OEB relève également que la France connait la plus forte croissance du nombre de brevets déposés en Europe depuis 2008. Ce résultat dynamique s’explique notamment par la mise en place du Crédit impôt recherche ou CIR qui permet à une entreprise de déduire de ses impôts le montant de ses dépenses de R&D dans certaines limites : à partir de 2008, le CIR est égal à 30 % des dépenses de R&D lorsque celles-ci sont inférieures ou égales à 100 millions d’euros, et à 5 % au-delà.
L’innovation ne passe pas forcément par un dépôt de brevet car certaines entreprises préfèrent protéger leurs inventions par le secret plutôt que les rendre publiques. L’existence d’un brevet ne garantit pas non plus automatiquement la qualité des recherches, même si les organismes de propriété intellectuelle mènent des évaluations.
Malgré tout, l’étude de l’activité sur les brevets rend assez bien compte du sens de l’évolution historique et géographique de la recherche. Sur le plan géographique, elle préfigure l’évolution relative des PIB des différentes régions du monde en confirmant l’arrivée de nombreux pays dans la cour des grands. J’ai parlé de la Chine, mais on pourrait aussi citer le Brésil et, dans une moindre mesure, l’Afrique (voir article des Echos donné en lien plus haut).
Sur le plan des domaines de recherche, la situation dominante actuelle de l’informatique et des télécommunications est assez nouvelle historiquement dans la mesure où ces industries sont à la fois objets et outils de recherche.
Quelles seront les idées neuves des années 2010 et 2020 ? Un professeur de physique chimie en prépa au lycée Henri IV m’expliquait récemment que ses élèves, qui ne juraient que par le génie génétique il y a peu, sont maintenant des inconditionnels des neuro-sciences.
Illustration de couverture : Tableau des innovations classées décennie par décennie et par ordre décroissant de popularité ultérieure.