Le cas de la Baraque à frites (V.2) Comment peut-on être banquier?

1. Introduction – A quoi ressemble une banque ? (Article précédent)
2. Produits dérivés – Augmentation du risque systémique (Aujourd’hui)
3. Réponse du régulateur – Comité de Bâle (Prochain article)

Dans l’article précédent, j’ai présenté la banque MMBB de Manu MacBanker depuis sa création comme simple service de coffre-fort jusqu’à la situation bancaire telle qu’on la connaissait avant l’apparition massive des produits financiers dits « dérivés. » 

Son activité principale consiste donc à accorder des prêts à des clients particuliers, PME et grandes entreprises en échange d’un versement d’intérêts. Pour cela elle dispose de trois sources de financement : ses fonds propres (qui restent dans l’entreprise), les dépôts des clients (dont un certain volume entre et sort régulièrement) et des dettes long terme (pour lesquelles il faut honorer ses engagements de remboursement du capital et de paiement des intérêts). La MMBB a de plus des activités de gardiennage, de conseil et d’arrangeur de contrat qui lui procurent des revenus supplémentaires sous forme de commissions et honoraires.

La MMBB est toujours très active en ce domaine, mais depuis quelques temps elle a développé une activité de « trading » sur instruments financiers, le plus souvent en tant qu’intermédiaire mais parfois aussi en compte propre, qui a pris des proportions énormes même si on ne le voit pas directement dans son bilan. Là aussi, reprenons le cours de l’histoire.

Le défi de toute entreprise qui souhaite garder ses actionnaires pour poursuivre son activité est de leur offrir une bonne rémunération en retour de leur investissement. Cette rémunération vient du résultat net que l’entreprise est capable de dégager en faisant travailler ses actifs. Il sera d’autant plus intéressant d’avoir le plus de résultat possible pour un même niveau d’actifs et un même niveau de fonds propres. D’où l’intérêt pour Manu MacBanker d’adjoindre du conseil et du gardiennage à son activité de prêt : cela génère du produit net bancaire en plus à niveaux de fonds propres et de prêts inchangés. Toute activité financière qui permettrait d’encaisser des produits supplémentaires sans augmenter le capital (ou du moins seulement dans de faibles proportions) sera la bienvenue. Premier point.

Par ailleurs, toute activité humaine présente des risques, les activités des entrepreneurs notamment. Dans La Baraque à frites (IV) on a vu qu’Arnaud Montebourg souhaitait se couvrir contre un risque de variation du cours de la pomme de terre de façon ferme ou optionnelle. Comme son activité consiste à vendre des barquettes de frites dont la principale matière première est la pomme de terre, ça parait non seulement justifié, mais hautement recommandé.

Pour ce faire, Arnaud avait acheté à terme une quantité donnée de pommes de terre (100 kg par exemple) à un prix donné (1 € par exemple). Quelle que serait l’évolution du cours de la pomme de terre, il était certain de pouvoir s’approvisionner à ce prix fixé par avance avec sa contrepartie.

Dans les faits, Arnaud n’a pas vraiment le temps ni la compétence pour mettre sur pied un tel contrat lui-même. Il a donc fait appel à la MMBB qui s’est portée contrepartie, à charge pour elle de trouver une contrepartie dans la position inverse pour se couvrir. Dans ce cas de figure, la banque est couverte des deux côtés : son risque est principalement lié à la solidité de ses contreparties et non à l’évolution du cours de la pomme de terre. Elle fait son profit en prenant une marge d’intermédiation. Voilà une activité qui peut ramener de l’argent à la banque sans avoir besoin de trop augmenter les fonds propres. Exactement ce qu’elle cherchait. Second point.

Après quelques montages de ce type, la MMBB est devenue experte dans le domaine. Mais pourquoi s’en tenir à de simples ventes à terme avec livraison effective de 100 kg de pommes de terre à l’échéance ? Il est possible de prendre des positions sur toutes sortes d’événements sans qu’un besoin spécifique de couverture en soit à l’origine : variation des taux d’intérêt, variation du cours des devises, « événements » de crédit (*voir encadré en fin d’article), variation du cours des actions et variation du cours des matières premières. Ces variations sont précisément ce qui détermine la valeur des produits dits dérivés.

De technique de couverture, les produits dérivés se sont ainsi peu à peu déconnectés des besoins des entreprises et sont devenus largement spéculatifs. Il ne s’agit plus de couvrir un risque identifié qui impacterait l’exploitation courante d’une entreprise, mais de faire des paris sur l’évolution des prix et des taux des actifs financiers.

Ce qu’on appelle le « notionnel » c’est-à-dire dans le cas de la Baraque à frites 100 kg de pomme de terre à 1 € soit 100 €, est peu ou prou oublié puisqu’on ne considère plus que la variation du cours. Si celui-ci passe à 1,10 €, quelqu’un perd virtuellement 10 et quelqu’un gagne virtuellement 10. Le notionnel de 100 n’apparait pas dans les comptes de la banque qui est couverte des deux côtés. Seules les plus-values latentes (à l’actif) et les moins-values latentes (au passif) sont portées à son bilan. Latente veut dire que si la situation était débouclée à ce moment-là, la plus ou moins value effective serait de ce montant. On appelle ceci une évaluation « marked to market », c’est-à-dire sur la base d’un prix de marché effectivement observable.

[Mais : Il existe des produits qui n’ont pas de valeur facilement observable dans le marché. Par exemple des dérivés complexes incluant des options longues sur des contrats de pétrole ou gaz. Ils sont valorisés selon les propres hypothèses internes de la banque. Cette valorisation est dite « marked to model » car elle suit un modèle informatique maison. Son petit surnom amical est très explicite : « marked to fantasy » ou parfois « Alice in Wonderland Accounting »… En gros, on inscrira un gain de 100 dans les livres pour quelque chose qui ne vaudra peut-être rien le jour du débouclage, d’où forcément problème… ]

Or les montants « notionnels » en jeu dans le monde sont extrêmement importants. La BRI (Banque des règlements internationaux) a évalué qu’au 30 juin 2015 ils se montaient à 553 000 milliards de dollars. Parmi eux, les dérivés de taux représentaient 78 %, les produits sur devises 14 % et les CDS* 3 %. Pour se faire une idée de l’énormité de la somme, on peut se dire que le PIB mondial en 2014 a été de 78 000 milliards de dollars et celui de la France de 2 400.

Depuis 2013, année où le montant mondial des notionnels a atteint un plafond de 710 000 milliards de dollars, on observe donc une petite décrue. Mais dans l’ensemble, les produits dérivés n’ont fait que croître depuis les années 1970. Ajoutons à titre d’exemple qu’une seule petite dette peut générer des dérivés de crédit* (CDS) pour des montants potentiellement illimités. Tout le monde (dans les faits, surtout les plus grosses banques) peut avoir envie de prendre des positions sur la solidité de la dette en question.

Ces produits se sont donc répandus en énorme quantité dans tout le système financier, ce qui fait que le moindre incident de paiement (risque de contrepartie) peut prendre des proportions cataclysmiques pour l’ensemble du système : le fameux risque systémique.

Au départ, on explique cet engouement pour ces produits à la fois par des besoins de couverture accrus du fait de la volatilité des cours induite par les chocs pétroliers et l’abandon des taux de change fixes du système de Bretton-Woods, et par des progrès indéniables en ingénierie financière et en puissance de calcul (introduction du modèle de Black & Scholes pour évaluer les options par exemple) .

Puisque tout est théoriquement couvert, où est le problème ? En réalité, il reste toujours le risque de contrepartie auquel s’ajoutent plusieurs petits « dysfonctionnements » qui tendent à le renforcer. Tout d’abord, les positions sur les produits dérivés ne sont pas toujours parfaitement couvertes. Il se peut aussi que certaines positions soient prises sans contrepartie pendant quelques temps, pour satisfaire un client par exemple, ou pour gagner de l’argent en compte propre. Eventuellement, la valeur des contrats peut être surévaluée, comme mentionné plus haut.

Ensuite, ces produits se négocient dans la plupart des cas de gré à gré, pas sur un marché organisé. Il y a donc une certaine opacité des transactions : on manque d’information sur la solidité financière des contreparties.

D’autre part, on observe que si les montants des notionnels sont très élevés, s’ils concernent bel et bien toutes les grandes banques, ils se concentrent néanmoins dans certains établissements bancaires. La Deutsche Bank (DB) à elle seul représente 42 000 milliards d’€ (= 47 000 millards de $) de notionnel (8 % du total) et BNPP 27 000 milliards d’€ (= 31 000 milliards de $) au 30 juin 2016.

Face à de tels montants, la gestion de la trésorerie des banques est devenue une machine complexe dont la tringlerie peut s’enrayer à tout moment. De plus, même si les variations de cours du produit sous-jacent sont faibles, les appels de marge (montants des gains ou pertes à payer au jour le jour) seront extrêmement élevés. Une banque un peu tendue en terme de trésorerie, ne pourra peut-être pas les honorer. A fortiori, un mouvement brusque de marché risque de se solder par un défaut de paiement qui entraînera alors une contamination en chaîne de toutes les contreparties.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la DB, avec ses mauvais résultats d’exploitation et les amendes colossales qui lui sont tombées dessus récemment pour des opérations antérieures hasardeuses, n’est plus tout à fait blanc-bleu comme contrepartie. Vu son poids dans le système, elle en est venue à constituer un risque de contrepartie majeur.

Conclusion : L’ironie de l’histoire, c’est que des produits financiers développés à l’origine pour réduire les risques, se retrouvent aujourd’hui, par leur croissance démesurée, par leur utilisation hors contexte et par leur concentration dans certaines mains qui n’inspirent plus totalement confiance, dans la position de principal agent d’un risque d’effondrement systémique. Fin juin 2016, le FMI estimait de plus que la Deutsche Bank était devenue le principal facteur de risque pour le système financier dans son ensemble. Il y a largement de quoi se faire peur. On comprend que c’est tout un modèle bancaire qui est à revoir.

* CDS et Evénement de crédit :

On parle d’événement de crédit dans le cas des produits dérivés appelés Credit Default Swap (CDS). Une contrepartie pense que telle institution (entreprise, Etat, banque) ne fera pas défaut sur sa dette. Pendant la durée de vie du produit, dont le montant notionnel est de x, elle reçoit un intérêt (assimilable à une prime, comme si elle était un assureur), mais elle devra décaisser un montant pouvant aller jusqu’à x si un « événement de crédit » se produit. 

Les « événements de crédit » sont listés précisément dans le descriptif du produit. Il s’agit en général d’un défaut de paiement, d’une restructuration de dette, d’une intervention étatique sur la dette.

Le cours des CDS donne une bonne indication de la façon dont le marché juge le risque de défaut (ou risque de contrepartie) d’une institution.

Exemples :
Le cours du
CDS Deutsche Bank à 5 ans est actuellement de l’ordre de 222 points de base (= 2,22 %), il était d’environ 100 en début d’année.
Le
CDS BNBPP à 5 ans est actuellement à 77 points de base, et celui de Nestlé à 25,5 points de base (0,255 %).
Le marché pense donc que le risque de défaut de la DB est élevé, tandis que celui de Nestlé est très faible.

Le CDS Deutsche Bank est attractif car il rapporte une prime de 2,22 % du notionnel, mais il est parallèlement très très risqué. Pour la Baraque à Frites, PME qui a pour objectif de faire vivre son exploitation du marché de la barquette de frites et pas celui de prendre des risques sur la bonne ou mauvaise gestion de la Deutsche Bank, ce n’est certainement pas un bon produit dans lequel investir sa trésorerie.

Le rôle du régulateur bancaire et les travaux du Comité de Bâle seront traités dans le prochain article.


IMG_6500Article (V. 2) de la série La Baraque à frites.


banques-baf-5Illustration de couverture : Fronton de banque (fotolia).

Une réflexion sur “Le cas de la Baraque à frites (V.2) Comment peut-on être banquier?

  1. Je me délecte de ce site que je ne découvre qu’aujourd’hui. Je passe l’ITB, et l approche simplifiée de l histoire de la baraque à frites est une aide précieuse.

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