Murray Rothbard : ÉTAT, qu’as-tu fait de notre MONNAIE ?

La leçon de Murray Rothbard (Ecole autrichienne d’économie) sur la beauté de la monnaie et son accaparement désastreux par l’État.

contrepoints-2Les nouvelles monnaies telles que le Bitcoin sont terriblement intrigantes car elles se présentent sous des dehors hautement techniques qui pourraient facilement passer pour rebutants. Qualifiées de cryptées, ce qui les rend déjà très mystérieuses, elles fonctionnent selon des protocoles informatiques complexes qui, même expliqués simplement, paraissent très éloignés des besoins du citoyen moyen pour échanger. 

Cependant, si la technologie sous-jacente, celle de la blockchain, nous impressionne grandement et si elle est bel et bien en passe de transformer profondément nombre d’activités traditionnelles telles que notariat, cadastre, vote ou transports, en remplaçant les « tiers de confiance » centralisés, la véritable révolution qui se profile dans la monnaie ne tient pas tant à ces aspects techniques qu’au fait qu’ils rendent possible, qu’ils ont déjà rendu possible, l’émergence de monnaies privées obéissant seulement aux lois du marché, indépendamment de tout monopole monétaire d’État.

Aussi, il me semble que si l’on a tant de difficultés à appréhender le phénomène Bitcoin, c’est non pas parce que nous, public général, sommes de piètres informaticiens, mais avant tout parce que nous avons oublié ce qu’est la monnaie, habitués que nous sommes à la considérer comme part intégrante de la souveraineté nationale, entièrement gérée par l’État au même titre que la police ou l’armée.

C’est pourquoi, après avoir proposé il y a quelques mois une introduction à la technologie du Bitcoin signée Nik Custodio, j’aimerais en quelque sorte revenir aux fondamentaux monétaires avec une courte introduction à la monnaie signée Murray Rothbard en 1963 et intitulée What has government done to our money ? Une traduction en français* sous le titre État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? est disponible gratuitement grâce à l’institut Coppet.

Murray Rothbard (1926 – 1995) est un économiste libéral américain. Très bon élève dès l’enfance, il poursuit des études supérieures à l’université de Columbia où il obtient des diplômes en mathématique, en économie et en philosophie politique. Fervent défenseur de la non-agression, partisan de l’économie du Laissez-faire, et convaincu que toute coercition étatiste est illégitime, il se rapproche de l’anarcho-capitalisme.

Au début des années 1950, il suit les séminaires de Ludwig von Mises, économiste de l’Ecole autrichienne d’économie. Il est fortement influencé par son imposant ouvrage L’action humaine (1949), lequel, englobant toutes les branches de l’économie, vise à montrer combien les idées fausses, et notamment toutes les expériences socialistes, sont porteuses de désastres.  En 1982, il participe à la fondation du Ludwig von Mises Institute dont il sera vice-président jusqu’à sa mort.

Parmi ses nombreux travaux, on peut citer L’homme, l’économie et l’État (1962) qui constitue sa contribution à l’élaboration d’un système complet d’économie politique sur le modèle de L’action humaine de Mises, ainsi que America’s great depression (1963) dans lequel il montre que l’effondrement de l’économie n’était pas la résultante d’un quelconque capitalisme sauvage, mais bien celui d’une interférence gouvernementale dans l’économie en raison de la bulle provoquée par une politique monétaire expansionniste pendant toutes les années 1920.

En 1963 toujours, Rothbard porte cette idée d’un dévoiement de la monnaie par l’État devant le grand public avec son pamphlet État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? Simple et alerte, ce petit ouvrage a aussi trouvé un large écho chez nombre d’étudiants, professeurs, économistes et homme politiques. Il parait que Ron Paul, ex-membre du congrès des États-Unis et plusieurs fois candidat républicain ou libertarien à la présidence américaine, est entré en politique à la suite de sa lecture ! De fait, il est partisan de l’abolition de la FED, la banque centrale américaine.

Dans une première partie, Rothbard raconte l’émergence historique de la monnaie et montre que la liberté peut produire un système monétaire qui fonctionne tout aussi bien que n’importe quel autre champ de l’économie. Il en résulte à la fois ordre et efficacité.

Par contre, seconde partie, chaque fois que l’État se mêle de réguler ou corriger ou encourager tel ou tel comportement, la réalité des prix est perdue et il faut adopter de nouvelles mesures pour corriger les mauvais effets des corrections, et ainsi de suite jusqu’à la crise finale.

Mais s’agissant des États, il est de toute façon beaucoup trop bienveillant de s’imaginer qu’ils s’immiscent dans le marché de la monnaie par pur souci de maintien de l’ordre et de la justice, pour prévenir les fraudes ou les abus. Voyez comment les représentants de nos États s’insurgent aujourd’hui contre les monnaies cryptées en les accusant de participer au financement d’activités illégales telles que drogues, prostitution et trafic d’armes, comme si ces trafics n’existaient pas avant l’apparition des ordinateurs !

Il convient de se rappeler que les États et ceux qui vivent à leurs crochets doivent se financer. Quand trop d’impôt tue l’impôt, quand le « ras-le-bol fiscal » devient ingérable, il n’y a rien de tel qu’une bonne petite inflation pour ponctionner les citoyens sans douleur. Aussi, l’explosion du monopole monétaire serait une catastrophe pour les États qui y perdraient beaucoup de ressources et un formidable levier de contrôle sur l’ensemble de l’économie.

I. La monnaie dans une société libre

À l’origine de tout, il y a l’échange. Aucune société ne pourrait se développer sans échange tant les ressources naturelles et les aptitudes de chaque homme sont variées. L’échange direct, ou troc, ne permet cependant pas de satisfaire parfaitement les besoins, car il est très difficile de parvenir à échanger convenablement une charrue contre des chaussures (problème de la divisibilité) et il est également douteux que le propriétaire prêt à céder sa charrue trouvera au même moment quelqu’un disposé à lui céder ses chaussures (problème de la coïncidence).

La solution réside dans l’échange indirect qui consiste à échanger un bien A (la charrue) non pas contre un autre bien B (des chaussures) dont on a immédiatement besoin, mais contre un bien C (du beurre) qu’on va garder pour le vendre plus tard contre le bien B dont on a besoin. Le bien C, le beurre, c’est une monnaie en train d’apparaître. L’intérêt du beurre vient de ce qu’il est divisible et qu’il est plus facilement échangeable qu’une charrue ou des chaussures.

On voit donc ce qui caractérise une monnaie : c’est un bien utile, recherché pour lui même et pour des caractéristiques supplémentaires d’échangeabilité. On voit aussi que nul diktat asséné d’en haut n’a présidé à son émergence, c’est l’expérience des hommes, c’est le marché libre, qui a tout fait. Au fil du temps, les hommes se sont fixés sur différents moyens d’échange, sucre, sel, coquillages etc…, mais  deux biens ont fini par dominer les autres : l’or et l’argent, l’unité monétaire étant une unité de poids de ces marchandises.

Abordons maintenant la question de la quantité de monnaie. Supposons un marché avec une seule monnaie qui serait l’or. L’offre totale de monnaie est donc le poids de tout l’or disponible dans la société. Ce stock augmente naturellement par la production des mines d’or et diminue par l’usure des pièces. Pour obtenir la « bonne » quantité de monnaie, faudrait-il l’indexer sur la croissance démographique, ou sur l’évolution du volume des échanges, ou sur la production ?

Pour Rothbard, ces questions passent à côté d’un point essentiel : la monnaie, considérée dans la perspective d’un échange, et non pour être consommée comme des œufs ou des chaussures, est différente de tous les autres biens dans la mesure où l’accroissement de l’offre de monnaie pour une demande identique aboutit à la baisse du pouvoir d’achat de la monnaie :

Une augmentation de l’offre de monnaie fait baisser son prix – comme avec n’importe quel bien. Mais cette augmentation ne procure aucun bénéfice social – contrairement aux autres biens. La population ne devient pas plus riche. Tandis qu’une augmentation des biens de consommation ou de production améliore notre niveau de vie, la monnaie supplémentaire fait monter les prix – et cela dilue son propre pouvoir d’achat.

On en déduit que la quantité de monnaie disponible n’a pas d’importance. Le marché est capable de produire une quantité suffisante d’or qui sera en permanence ajustée avec le pouvoir d’achat de l’unité monétaire.

Signalons maintenant que pour des questions pratiques, les stocks d’or (ou d’argent ou d’autres marchandises sélectionnées par le marché) ont fini par ne plus être déplacés physiquement à chaque échange. Les acteurs économiques laissent leur or dans un entrepôt (une banque) et s’échangent des certificats de dépôt (billets, compte en banque). Ces derniers sont des « substituts monétaires », ils n’ont aucune incidence sur l’offre de monnaie dont le stock reste inchangé. Jusque là, tout va bien.

La monnaie est donc une excellente chose qui a permis à l’humanité de se développer, mais étant au cœur de toutes les activités économiques de la société, elle était vouée à attirer la convoitise et les manipulations torves des États.

II. L’État se mêle de la monnaie

Rothbard commence par rappeler que l’État n’est pas un agent économique comme les autres :

L’État, contrairement à n’importe quelle autre organisation, ne tire pas ses revenus de la vente de ses services. (…) il (lui) suffit de trouver le moyen de prélever plus de biens, même sans le consentement des propriétaires.

Le premier moyen est l’impôt dont le prélèvement fut grandement facilité par le passage du troc à l’échange monétaire. Mais l’impôt peut provoquer des mécontentements, parfois même des révoltes populaires, il connait donc des limites que l’emprise de l’État sur la monnaie va permettre de dépasser.

Avant l’apparition des substituts monétaires que sont les billets et les comptes en banque, l’État avait moins de latitude pour contrôler la monnaie et il devait se limiter à des petites fraudes sur le poids en or ou argent des pièces utilisées. Les substituts monétaires ont élargi son champ d’action en permettant d’en augmenter la diffusion sans contrepartie métallique. Ceci s’appelle l’inflation. Elle n’a aucune utilité sociale mais profite à une partie de la société au détriment du reste de la population. C’est purement et simplement un vol organisé par l’Etat qui prétend par ailleurs monopoliser la monnaie pour éviter les fraudes.

C’est finalement à travers la création des banques centrales, lesquelles sont fortement identifiées à un sentiment national et institutionalisent aux yeux du public l’impression de bénéficier d’une gestion moderne et rigoureuse des affaires financières, que les États se sont dotés de tous les leviers pour contrôler l’offre de monnaie et l’ajuster à leurs besoins.

Ils ont ainsi toute facilité à faire sortir de la monnaie de nulle part pour se financer sans avoir à vendre des biens et services sur un marché concurrentiel ni se donner la peine d’extraire de l’or. Les techniques sont nombreuses, de la « planche à billets » au « quantitative easing » (écriture comptable dans les livres des banques centrales) mis en œuvre ces derniers temps dans l’Union européenne et aux États-Unis.

Pour Rothbard et tous les libéraux de l’école autrichienne d’économie, la coercition dans la monnaie, comme toutes les coercitions, a amené le chaos et des perspectives de crises sans fin. Selon eux, la seule façon d’éviter un effondrement monétaire résiderait dans le retour à une monnaie marchandise telle que l’or et le retrait total de tous les États du marché monétaire, très capable de se gérer par les interactions éclairées d’acteurs libres.

Vu la façon hargneuse dont les cryptomonnaies, qui ne sont rien d’autre que des monnaies privées répondant exactement et uniquement aux besoins de leurs opérateurs, sont accueillies par les responsables politiques, on sent que ce vœu de Rothbard n’est pas à la veille d’obtenir satisfaction.


etat-quas-tu-fait-de-notre-monnaie-rothbard-institut-coppet* État, qu’as-tu fait de notre Monnaie, Murray Newton Rothbard (1963), traduction de Stéphane Couvreur, Editions de l’Institut Coppet (2011).
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murray-rothbardIllustration de couverture : Murray Newton Rothbard (1926 – 1995), économiste libéral américain de l’école autrichienne d’économie.

9 réflexions sur “Murray Rothbard : ÉTAT, qu’as-tu fait de notre MONNAIE ?

  1. Très bon article, comme toujours. Très clair.
    J’avais lu « For a new liberty » de Rothbard il y a quelques années. Certaines des idées qu’il y développe sont très intéressantes mais parfois un peu utopiques à mon avis. Mais ça permet de s’exposer à des idées dont le concept n’existe parfois même pas en France.

    • « ça permet de s’exposer à des idées dont le concept n’existe parfois même pas en France » : C’est ça. Ce genre de lecture permet de sortir du cadre et alimente beaucoup la réflexion, d’autant plus que les rapprochements avec les faits historiques est assez accablant (Rothbard était aussi historien de l’économie).

  2. Pingback: Murray Rothbard : « État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? » | Contrepoints

  3. La création monétaire est un leurre, un hochet, un profit gigantesque pour ceux qui l’instaurent, un moyen de masquer une dévaluation qui ne dit pas son nom, un moyen de calmer des revendications (justifiées ou non), une façon comme une autre de favoriser l’export du pays qui la crée

  4. Excellent article 🙂

    J’en perçois assez bien la logique, sauf sur un point qui n’est pas du ressort de ma compétence. Vous dites en citant Rothbard que : « l’accroissement de l’offre de monnaie pour une demande identique aboutit à la baisse du pouvoir d’achat de la monnaie ». Cette assertion est la base de ce qui suit. Je veux bien que ça soit exact, mais je suis incapable d’expliquer pourquoi avec des mots simples. En quoi le fait qu’il y ait globalement plus de monnaie disponible va augmenter le prix de ma baguette? Merci de bien vouloir m’éclairer là dessus 🙂

    • Bonjour Julien, et merci pour votre gentil commentaire.
      Pour votre question, Rothbard explique cela dans les pages 33 à 38 de la version française donnée en lien.
      Il prend plusieurs exemples dont celui de David Hume : que se passerait-il si une nuit une fée venait doubler notre stock de monnaie dans nos poches et nos coffres ? Serions-nous plus riches ? Réponse : non, car ce qui nous rend riche, c’est l’abondance de biens disponibles, et ceux-ci n’ont pas évolué au cours de la nuit.
      Si on avait 100 biens en face d’un stock de monnaie de 100 kg d’or, on se retrouve avec 100 biens en face d’un stock de 200 kg d’or. Chaque bien en vient à coûter 2 kg d’or au lieu de 1 kg, sans aucun enrichissement réel. Il y a dilution du pouvoir d’achat de la monnaie.
      En fait, au début, on va se « sentir » plus riche et on va commencer à dépenser nos féériques richesses, ce qui aura pour conséquence de faire monter les prix puisque la quantité de biens est la même.

  5. Très bon article !

    C’est ce que je défend depuis plusieurs mois avec les crypto-money. l’impôt est un outil soit obsolète, soit qui n’à rien à faire dans le monde digital. Les crypto-money ont chacune un usage bien spécifique à l’utilisation de ses utilisateurs. L’aspect le plus important dans le monde des crypto-money est que celles-ci ont une économie de création et non de redistribution par rapport au gouvernement (euros, dollars…). Ce qui réduit fortement le faut d’endettement.

    Par exemple, Steemit (réseaux social de blog) permet de récompenser les post sans distribuer quoi que ce soit à l’utilisateur. Les upvote créer des jetons spécialement crée pour l’utilisateur et garde en même temps la rareté de la crypto-money en elle même. Donc, je pense que l’économie publique va avoir le même sort.

  6. Bonjour Nathalie,
    Un bon article, mais je voudrais préciser deux petites choses:
    1) Les cryptomonnaies ne sont pas cryptées pour la grande majorité d’entre elles (ou chiffrées pour utiliser un mot français). Seule ZCash l’est, avec des méthodes tellement lunaires qu’il est encore impossible de savoir si elles fonctionnent réellement. On les appelle cryptomonnaies parce qu’elles sont construites sur des primitives cryptographiques (notamment le hash et la signature).
    2) La blockchain reste pour l’instant un buzzword qui ne sert qu’à engraisser les consultants et autres charlatans véreux, qui enfument les banquiers les uns après les autres.

    Enfin, je vous conseille cet article sur l’apparition de la monnaie: http://nakamotoinstitute.org/shelling-out/

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