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Paradise Papers : Au commencement était l’impôt ?

Depuis le 5 novembre dernier, le journal Le Monde nous régale d’un formidable feuilleton, les « Paradise Papers », savamment distillé dans ses pages au fil des jours à propos de l’évasion fiscale pratiquée massivement par de grands groupes internationaux et des personnalités richissimes sans foi ni loi qui ont l’audace de « soustraire à l’impôt » des milliards et des milliards d’euros qui seraient tellement mieux utilisés par la puissance publique pour apporter bonheur et bien-être aux citoyens méritants comme vous et moi.

Pillage immoral (Mélenchon), attaque contre le Trésor et atteinte à la démocratie (Bruno Le Maire) : de tous les côtés de l’échiquier politique français, les réactions outragées n’ont pas manqué. Il faut dire que la révélation a été parfaitement calibrée pour susciter l’indignation la plus vigoureuse. Nos vertueux journalistes ont promptement mis en avant yachts, actrices, chanteurs, politiciens en vue, les Bermudes, la reine d’Angleterre et Bernard Arnault (bête noire des Ruffin et Lordon) pour exciter à coup sûr la jalousie et la haine des riches qui cimentent la « solidarité » à la française. Excellente affaire pour prolonger un peu plus les remous provoqués par la suppression partielle de l’ISF dans le PLF 2018.

Ils n’ont pas négligé non plus de bien nous faire comprendre qu’on se trouve face à l’enquête du siècle ! On parle de 13,5 millions de documents(*), on parle du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et de ses 96 membres appartenant à 67 pays différents, on parle de centaines de journalistes, on parle de notre quotidien de référence qui en a affecté au dossier une douzaine à plein temps pendant un an. On parle d’une opération « top secret » qui s’est déroulée dans la plus grande clandestinité, nom de code : Athena ! Que du frisson !

Après tant d’efforts dans le sensationnel, il n’y a plus qu’à espérer que les médias impliqués verront effectivement leur audience s’accroître prodigieusement. On sait que la presse traditionnelle n’est pas au mieux de sa forme, challengée qu’elle est par la révolution numérique en cours et par l’émergence de nouvelles formes d’information. En France, elle ne survit que tenue à bout de bras par les aides de l’Etat qui comprennent notamment des subventions directes, une aide postale, un abattement fiscal spécial pour les journalistes et un taux de TVA réduit à 2,1 %. Pour l’indépendance et l’incitation à s’adapter aux évolutions de son secteur, on repassera.

Par contre, pour dénoncer les turpitudes avérées ou supposées des méchants riches qui n’ont aucun scrupule à enlever le pain de la bouche des gentils faibles, on peut compter sur nos médias subventionnés et nos journalistes fiscalement optimisés. Mais justement, de quelles turpitudes parle-t-on ? Dès le début, Le Monde indique que contrairement à la précédente opération « Panama Papers » de 2015 :

« L’argent, ici, a le plus souvent été soustrait à l’impôt de façon légale ou aux frontières de la légalité. »

La réaction des écologistes de EELV est particulièrement amusante et révélatrice. Ils dénoncent et déplorent « la légalité des montages fiscaux » employés.

Donc c’est légal. Donc il n’y a pas d’affaire « Paradise Papers ». Donc la phrase du Monde est absurde, car si ces pratiques sont légales, on voit mal quelles sommes ont été « soustraites » à l’impôt.

Finalement, on se retrouve face à un bête problème, extrêmement classique sous nos latitudes étatiques dépensières et chroniquement déficitaires : comment faire payer les riches davantage.

Il importe donc au premier chef vis-à-vis de l’opinion publique d’entretenir la confusion entre la fraude et l’optimisation fiscale (voir ma petite typologie ci-contre, cliquer pour agrandir).

Il importe de montrer qu’il existe dans la fiscalité mondiale des « trous noirs » et des « failles » qu’il faut absolument combler, il importe de bien jeter l’opprobre sur certains pays qui pratiquent une fiscalité attractive pour les entreprises ou les particuliers, fiscalité parfaitement légale qui a juste l’inconvénient d’être très en-deçà de nos évidents et incompressibles besoins pour couvrir notre dépense effrénée… Comme pour l’affaire des travailleurs détachés, plutôt que de nous réformer, oeuvrons à aligner les autres sur nos standards si élevés, moralité comprise !

EELV, complètement oublieux, comme pratiquement toute la classe politique, que la France réussit à avoir l’un des taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés au monde (45 %) en même temps qu’un taux de chômage au double de ses principaux voisins comparables, va jusqu’à prétendre que ces sommes qu’on laisse filer :

« devraient servir à la transition écologique et à la création d’emplois, pas à la prédation par quelques centaines de personnes, de l’argent de la planète. »

Quant à notre ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin, il a immédiatement entonné avec une belle démagogie le même refrain punitif que son collègue de l’économie Bruno Le Maire. Face à des révélations aussi scandaleuses, on peut compter sur la fermeté du gouvernement, quitte à bien brouiller les lignes entre la fraude (qui appelle logiquement sanctions) et l’optimisation fiscale (qui est le sujet des Paradise Papers) :

« Le gouvernement est favorable au renforcement des sanctions à l’encontre des fraudeurs au fisc, notamment de la déchéance des droits civiques automatique de tous ceux qui, caractérisés, font de l’évasion fiscale. »

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Dans leur enquête, les journalistes de l’ICIJ se sont assurés les services d’un professeur d’économie de l’université de Berkeley (Californie) qui a fait une évaluation des sommes que l’évasion fiscale « coûte » chaque année aux services fiscaux de la planète. Il aboutit à un total de 350 milliards d’euros, dont 120 milliards pour les pays de l’Union européenne dont 20 milliards pour la France. S’agissant de la part légale, il est complètement abusif de parler de « coût » ou de « manque à gagner », mais le montant calculé est cependant très intéressant.

Au niveau mondial, cela représente 0,5 % du PIB. Ce n’est pas absolument colossal. Pour la France, c’est plutôt 1 % du PIB, mais surtout c’est seulement le double des 10 milliards d’euros que l’Etat français a indûment prélevé aux entreprises sous forme de taxe à 3 % sur les dividendes. Retoquée en partie par l’Union européenne puis totalement par le Conseil constitutionnel, cette taxe doit être remboursée aux entreprises victimes. Idée géniale du gouvernement, le remboursement se fera …  grâce à une surtaxe sur les grandes entreprises ! Ou comment se faire une idée lumineuse de la prédation et de l’incurie permanentes de l’Etat !

Dès lors, comment reprocher à des particuliers ou des entreprises de chercher à calculer au plus juste leurs contributions fiscales connaissant le niveau très élevé de notre fiscalité et sachant dans quel panier percé tout impôt est voué à se perdre pour des résultats sociaux plus que douteux ?

La bourde à 10 milliards de la taxe sur les dividendes n’a certes pas lieu chaque année, mais chaque année amène son lot de gabegie et catastrophes financières dans les dossiers gérés par l’Etat, ainsi que l’attestent avec une désolante régularité les rapports de la Cour des Comptes. On connaît AREVA et la SNCF, on peut citer aussi à titre d’exemples l’affaire des portiques pour l’écotaxe, le désastre du système Louvois de paiement des militaires ou le dérapage budgétaire du projet d’enfouissement des déchets radioactifs à Bure. Et n’oublions pas que le dernier budget concocté par l’équipe Sapin Hollande était « insincère ».

N’oublions pas non plus que dans certaines circonstances, et avec une incohérence parfaite, l’Etat français ne se fait pas tellement prier pour dérouler le tapis de l’optimisation fiscale bien comprise dans l’intérêt de tous, comme ce fut le cas pour l’UEFA lors de l’Euro de foot 2016 !

De plus, il ne faudrait pas s’imaginer que les 20 milliards en question, en n’alimentant pas les caisses de l’Etat, sont restés inemployés. Ils se sont forcément portés sur des investissements ou de la consommation, ce qui leur confère donc un rôle social direct important dans la création d’emplois et la croissance. Les GAFA sont ainsi capables d’investir plus en R&D. Ce ne sont pas les consommateurs qui le leur reprocheront. Comme le disait déjà Vauban à Louis XIV en 1707 dans son livre Projet d’une dîme royale :

« L’argent du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre les mains des particuliers où il n’est jamais inutile ni oisif. »

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Cette affaire met en lumière la façon dont la plupart des politiciens de notre pays considèrent l’impôt. Tout se passe comme si l’homme venait au monde non pas avec des droits naturels comme la liberté, la propriété et la sécurité, mais avec un devoir naturel qui prime sur tout le reste, celui de tenir tout son revenu et tout son patrimoine à la disposition discrétionnaire d’un Etat omnipotent, omniscient et omniprésent. Tout se passe comme s’il existait un niveau naturel d’impôt, toujours élevé, en-dessous duquel il est « immoral » de descendre. Tout se passe comme si au commencement était l’impôt.

Quand on entend Mélenchon et consorts fustiger les « cadeaux aux riches », quand EELV stigmatise la « prédation » de quelques centaines de personnes, quand on entend parler en permanence du « manque à gagner » dès qu’il est question de baisser un taux de prélèvement, on assiste à un complet renversement de valeur.

L’Etat n’a jamais rien produit. S’il peut encaisser des impôts, c’est uniquement parce que des personnes privées ont créé une richesse qui leur appartient entièrement au départ. En aucun cas le fait pour l’Etat de ponctionner une part plus faible de cette richesse ne peut s’assimiler à un cadeau fait à ceux qui la produisent.

Non seulement l’opération « Paradise Papers » est une vaste fumisterie journalistique qui cherche à créer du scandale à partir de rien à des fins aussi bien démagogiques que bêtement promotionnelles, mais le débat qui s’est enclenché alors au quart de tour chez nos dirigeants et dans l’opinion publique semble très mal parti.

Entre confusion dans les termes, obsession à faire payer les riches et détermination à punir, pas un instant ne sont évoqués la complexité folle de notre système fiscal, le périmètre indécent de l’action de l’Etat – le Français étant l’un des plus larges au monde, et l’incurie récurrente de sa gestion des deniers publics.

On peut en revenir à Vauban. Observateur des dégâts que provoquaient des impôts trop compliqués et trop lourds sur l’exploitation des terres dont beaucoup restaient en friche, il souhaitait instaurer une sorte de flat taxe de 10 % (la dîme royale) afin de financer un Etat qui se limiterait à assurer la protection des personnes et des biens. Malgré des évolutions historiques évidentes, sur ce point, tout reste à faire.


(*) Le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a obtenu les documents à la faveur d’une « fuite » anonyme en provenance des cabinets d’avocats fiscalistes Appleby aux Bermudes et Asiaciti Trust à Singapour ainsi que des registres commerciaux de 19 juridictions off-shore. Comme pour les « Panama Papers » en 2015, il a décidé de collaborer avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) qui se consacre spécialement à la corruption, les activités criminelles internationales et l’évasion fiscale. En France, Le Monde (subventionné) et Radio France (publique) sont partenaires de l’ICIJ.


Illustration de couverture : « Paradise Papers », novembre 2017.

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