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Travail et libéralisme : « C’est fou, les malentendus idéologiques ! »

Ce matin, j’emprunte mon titre à une expression utilisée il y a une dizaine de jours par la journaliste Natacha Polony dans une de ses revues de presse matinales sur Europe 1 (vers 3′ 20″) : « C’est fou les malentendus idéologiques, mais c’est quand même un drame » a-t-elle déploré à l’antenne. Elle faisait référence au troisième baromètre sur le libéralisme publié par le quotidien l’Opinion avec l’institut de sondage IFOP et le think tank Génération libre, dont j’ai dit deux mots récemment. Pour elle, il y a « malentendu idéologique » car dans ce sondage, la valeur « capitalisme » est située au bas de l’échelle des choix des Français (31 % seulement l’approuvent) tandis que le journal, tout à l’inverse,  commente sur la préférence de ces mêmes Français qui irait à un capitalisme de concurrence par opposition à un capitalisme de connivence. 

La lecture du détail de l’enquête montre deux choses qui, selon moi, ne permettent pas vraiment à Natacha Polony de conclure, comme elle le fait, que d’une part les Français rejetteraient le libéralisme, et que d’autre part l’Opinion se refuserait à le voir.

En effet, 1. Les lignes commencent à bouger : dans notre devise nationale, le mot liberté (43 %) est préféré à égalité (37 %) et à fraternité (20 %), les valeurs d’autonomie, de responsabilité et d’initiative sont plébiscitées (environ 93 %), et si une majorité de Français (53 %) continue à penser que l’Etat devrait s’impliquer davantage en matière économique, ce chiffre est en recul de 5 points par rapport à l’an dernier.

Mais 2. une certaine confusion continue à régner : si la valeur « capitalisme » ne recueille que 31 % des voix, si « Etat » garde une appréciation de 52 %, les valeurs « socialisme » et, encore pire, « état providence » ne sont pas franchement bien loties avec respectivement 41 % et 30 % d’appréciation.

On constate ici ce que nombre d’observateurs ont relevé en voyant se cristalliser les oppositions à la loi Macron ou à la loi Travail. Les Français considèrent majoritairement que non, ça ne va pas mieux, ils sont conscients qu’il faudrait évoluer, mais ils restent pour ainsi dire viscéralement attachés à notre « modèle social » et continuent à faire confiance à l’Etat pour assurer à la fois continuité, justice sociale et évolution. Ce que pour ma part j’avais traduit dans un titre d’article par « – Le Président : Ça va mieux ! – Les Français : Non, mais ne changeons rien. »

En réalité, les analyses réalisées autour du baromètre de l’Opinion par différents auteurs ne reflètent nullement une confusion idéologique comme le prétend un peu rapidement Natacha Polony. Les deux points plutôt schizophréniques que j’ai mentionnés plus haut apparaissent clairement dans l’étude et les intervenants sont tous parfaitement conscients qu’un travail de présentation, et même de réhabilitation, du libéralisme doit être mené auprès des Français.

S’il y a lieu de se plaindre d’un « malentendu idéologique », il concerne beaucoup plus la façon dont le libéralisme est systématiquement, voire sciemment, dévalorisé par ses opposants, ainsi que le souligne Daniel Tourre du Collectif Antigone :

« Le libéralisme doit sortir des cases dans lesquelles les étatistes l’ont mis, en faisant croire que libéralisme rimait avec productivisme, donc exploitation de l’homme. »

Or si les contempteurs du libéralisme sont légion, Natacha Polony n’est certes pas la dernière à obscurcir le débat et à contribuer à ce « malentendu idéologique » qu’elle déplore quand ça l’arrange pour l’entretenir ailleurs. Il se trouve qu’une semaine après avoir commenté l’enquête de l’Opinion selon son prisme anti-libéral sur Europe 1, elle intervenait mercredi 25 mai 2016 dernier sur BFM TV dans un débat organisé sur la loi Travail et déclarait (voir vidéo ci-dessous, 0′ 52″) :

« Les Français sont contre cette loi et il n’y a pas de hasard. Pourquoi ? (…) il y a surtout un refus de la part des Français de voir détruire le modèle social qui est le leur. Ce qu’on leur propose, c’est quoi ? C’est de s’aligner sur la productivité du Bangladesh, ou en tout cas sur les jobs à 1 euro des Allemands, sur les jobs « zéro-heure » des anglais (..) Où s’arrête-t-on ? »

Je suis tombée par hasard sur les déclarations de Natacha Polony, c’est ainsi qu’elle se retrouve aussi intensément au coeur de mon article du jour à titre de contre-exemple. C’est d’autant plus inattendu qu’elle a consacré une grande partie de son travail à mettre en garde contre le nivellement par le bas qui est devenu la règle depuis plusieurs années dans notre éducation nationale, analyse que je partage complètement.

Mais il se trouve aussi que Natacha Polony est une personnalité médiatique connue qui a bénéficié grâce à ses études d’une excellente formation intellectuelle. Sur le plan professionnel, elle a contribué ou contribue notamment au journal Le Figaro, à Marianne, à Canal+, à l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché et à Europe 1. Elle est à l’origine du Comité Orwell qui s’est donné pour objectif « de faire entendre une voix différente dans un paysage médiatique trop uniforme. » Il est donc d’autant plus désespérant de la voir enfiler les clichés anti-libéraux les uns après les autres.

Il est vrai, comme le signalait h16 récemment, que lors d’un entretien consacré au Comité Orwell, dans lequel elle expliquait vouloir faire du journalisme « autrement », elle cataloguait Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, dans le camp du « libéralisme pur ». A partir de là, toutes les approximations sont possibles, même les plus loufoques ! Sur BFM, nous avons donc eu droit en quelques secondes au Bangladesh, aux contrats zéro-heure et aux contrats à 1 euro, tout ceci étant censé attester du caractère complètement esclavagiste de la loi Travail, qui ne prévoit rien de tout cela. Jolie performance !

Je crois important de faire le point sur ces fameux contrats car j’ai souvent eu l’occasion de constater que s’il était bien vu de les évoquer comme argument anti-libéral dans les dîners en ville, il était par contre tout à fait exclu de chercher à contre-argumenter. Comme d’habitude, je me rattrape ici.

L’idée sous-jacente contenue dans l’horreur que ces contrats inspirent est la suivante : « Oui, le Royaume-Uni et l’Allemagne sont peut-être dans une situation économique meilleure que la nôtre, mais tout cela n’est qu’apparence car derrière leur faible taux de chômage, il y a des petits boulots, des contrats zéro-heure et des contrats à un euro. Est-ce le modèle social que nous voulons ? Non. » D’après Natacha Polony, lorsque vous avez un contrat zéro-heure en Angleterre, « on vous appelle de temps en temps et on vous dit : vous allez pouvoir travailler une heure, et ensuite on vous laisse. » Ces contrats seraient donc synonymes de précarité et de pauvreté galopantes.

Or les dernières données publiées sur le marché de l’emploi du Royaume-Uni par l’Office for National Statistics (l’équivalent britannique de notre INSEE) sont assez différentes : le taux de chômage y est de 5,2 %, soit la moitié du nôtre, plus de 500 000 emplois ont été créés en 2015, les CDI à temps complet ont représenté les deux tiers de ces créations, tandis que les contrats zéro-heure ne représentent que 2,3 % des emplois sur un total de 31 millions. Loin de se limiter à une heure par-ci par-là, ils permettent de travailler en moyenne 26 heures par semaine contre 32 heures en moyenne pour les autres emplois. De plus, les principaux bénéficiaires de ces contrats sont les jeunes de 16 à 24 ans. A comparer à notre taux de chômage des jeunes qui était de 25,9 % à fin 2015 contre 13,5 % au Royaume-Uni. Dans le même temps, l’emploi public a considérablement diminué. Natacha Polony avait-elle ces chiffres en tête quand elle s’amusait à nous faire peur à grand renfort d’indignation sociale et solidaire ?

Tournons-nous maintenant vers l’Allemagne. Ce pays peut non seulement se targuer d’un taux de chômage de l’ordre de 5 % en 2015, mais également de comptes publics qui, contrairement aux nôtres, affichent des excédents plus que confortables. Qu’en est-il des contrats à 1 euro ? S’agit-il d’être intégralement payé au tarif minimum d’un euro par heure ? Pas du tout.

Ces contrats, mis en place par les lois Hartz de libéralisation du marché du travail dans le cadre des réformes entreprises par Gerhard Schröder entre 2002 et 2005, concernent exclusivement des travaux d’intérêt général et des personnes qui bénéficient par ailleurs d’allocations chômage. En aucun cas ils ne peuvent se substituer à des emplois privés. Les « 1 euro » versés par heure viennent en plus des prestations sociales et visent à rembourser les frais supplémentaires occasionnés, par le transport par exemple. Le ministère du travail allemand précise que :

« parler de jobs à 1 euro n’est pas correct. La somme versée n’est pas un salaire, mais une compensation pour dépenses supplémentaires, par exemple pour payer la carte de transport afin de se rendre sur le lieu de l’emploi. Le salaire, c’est l’indemnité perçue par les bénéficiaires de l’aide sociale ».

Très décriés lors de leur introduction, ces contrats ont montré leur intérêt pour éviter que les chômeurs de longue durée ne s’enferment dans leur inactivité. Actuellement, ils ne représentent plus que 0,4 % de la population active. Le faible taux de chômage dont jouit l’Allemagne aujourd’hui ne leur doit donc rien, contrairement au cliché allègrement véhiculé partout et par Natacha Polony, mais ils furent en revanche déterminants au début pour faire revenir de nombreux chômeurs seniors sur le marché du travail et faire baisser le taux de chômage qui était de plus de 11 % lorsque Schröder a lancé ses réformes.

Dans le débat de BFM TV sur la loi Travail, Natacha Polony explique également qu’il existe en France « un compromis politique et social issu du Conseil national de la résistance (qui) a été accepté par les Français et (qui) a permis de construire une puissance et une société qui était vivable. » Selon elle, hélas, tout cela est en train d’être balayé par une mondialisation qui n’est « pas politiquement gérée, mais qui est totalement subie. »  Comprendre : qui n’est pas assez encadrée et planifiée par la puissance publique.

Outre le fait qu’il y aurait beaucoup à dire sur l’évolution du monde depuis 1945, plus de 70 ans quand même, la journaliste, qui reprend ainsi la thèse développée par Stéphane Hessel, me fournit une transition pratique vers la conclusion qui me trotte dans la tête. Je pense fréquemment à ce petit livre d’une vingtaine de pages que j’aimerais écrire un jour. Pas « Indignez-vous ! » façon facile et bien-pensante à la Hessel, mais plutôt « Renseignez-vous ! »

Et si, avant toute chose, on commençait par chercher à s’informer correctement et complètement, au lieu de s’indigner ou de persifler d’entrée de jeu sur un ton entendu, quitte à raconter n’importe quoi et entretenir volontairement au fil des émissions et des articles de presse un malentendu strictement idéologique, complètement déconnecté des réalités du monde ?

Et sur le plan du marché du travail, n’est-il pas intrigant de constater que les pays qui ont les profils les plus libéraux, ceux où les employeurs ont les mains les plus libres, ceux où le code du travail est le moins épais, sont aussi ceux où le chômage est le plus bas, et le taux d’emploi le plus élevé ?


Illustration de couverture : capture d’écran de la revue de presse de Natacha Polony sur Europe 1 le 18 mai 2016.

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