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Mon voyage autour de ma chambre

Edit du mardi 31 mars 2020 : Je suis sortie de l’hôpital jeudi dernier 26 mars, mais j’y suis retournée dès le week-end pour une poussée de fièvre. Je suis finalement rentrée à la maison hier soir lundi 30 mars.

I.

En 1790, alors qu’il a 27 ans, le jeune officier Xavier de Maistre, ressortissant du duché de Savoie, est mis aux arrêts pendant 42 jours dans la citadelle de Turin pour une sombre affaire de duel avec un officier piémontais. Il transforme sa réclusion en une sorte de voyage dont il raconte les étapes, les vicissitudes et les points de vue d’exception dans un court récit intitulé Voyage autour de ma chambre. C’est son frère aîné, le philosophe et homme politique fort peu libéral Joseph de Maistre, qui publia l’ouvrage en 1794.

La perspective de mon hospitalisation prolongée m’a immédiatement donné l’idée d’entreprendre à mon tour mon propre voyage autour de ma chambre. L’enfermement est physique, il est limité par quatre murs, mais où sont les limites du rêve, où sont les limites de l’imagination, où sont les limites de la pensée ? Comme l’écrivait Xavier de Maistre à l’heure d’être libéré :

« C’est aujourd’hui que certaines personnes dont je dépends prétendent me rendre ma liberté, comme s’ils me l’avaient enlevée ! comme s’il était en leur pouvoir de me la ravir un seul instant, et de m’empêcher de parcourir à mon gré le vaste espace toujours ouvert devant moi ! »

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II.

Il y a cependant plusieurs différences d’importance entre mon hospitalisation et l’emprisonnement du jeune officier savoisien. Ma réclusion est parfaitement volontaire car j’ai compris l’intérêt du traitement « autogreffe » pour ma santé tandis que Xavier de Maistre est incarcéré contre sa volonté pour une faute – le duel – qu’il ne reconnait pas comme une faute mais comme l’attitude d’un homme d’honneur.

Par ailleurs, il est en excellente santé alors que je suis extrêmement fatiguée et il bénéficie de la compagnie de son serviteur Joannetti et de sa chienne Rosine alors que je suis totalement privée des visites de mes proches.

En revanche, j’ai internet et le téléphone. Je voudrais pouvoir me blottir dans les bras de mon mari, lui dire que j’ai peur et l’entendre me répondre que tout ira bien ; je voudrais être avec lui et les enfants en cette période difficile de confinement contre le coronavirus. Mais les échanges nourris de SMS avec photos et vidéos, les conversations téléphoniques avec mes amis et les réunions familiales du soir en Facetime comptent énormément dans le déroulement de ma journée et m’aident à tenir face aux tentations fréquentes de craquer.

Les médecins, les infirmières et les aide-soignants constituent bien évidemment un contact constant. Mais pas avec le vaste monde extérieur. Tout est centré sur les évolutions médicales de mon corps : température, tension, pulsations, taux d’oxygène dans le sang, bilans sanguins, urines, carence en potassium, risque de phlébite, fonctionnement des reins, fonctionnement de tout.

D’eux, je n’attends depuis le début qu’une seule information, celle de ma sortie d’aplasie, c’est-à-dire la remontée de mes globules rouges, globules blancs et plaquettes bien mis à mal par la chimiothérapie que j’ai reçue au début de mon hospitalisation.

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III.

Cette nouvelle si intensément attendue, je l’ai reçue lundi 23 mars dernier : la gentille interne qui s’occupe de moi est venue me dire que mes globules blancs, qui étaient tombés à zéro, avaient commencé à remonter !

Oh, rien de bien folichon encore à ce stade, seulement 900 par mm3 de sang alors que la norme se situe grosso modo entre 4 000 et 10 000. Mais c’est un début prometteur et cela signifie que je recommence à bénéficier d’un peu de protection immunitaire. Il est déjà difficile de s’imaginer complètement immuno-déprimé en temps ordinaire, mais en cette époque de coronavirus, on a la terrifiante impression d’être comme une cible offerte à ce virus acharné.

J’ai eu les larmes aux yeux en sentant s’éloigner de moi le poids qui m’oppressait la poitrine depuis que je savais que je devais passer par cette hospitalisation particulière. Parce qu’il y avait un risque, rare mais non négligeable, d’attraper une infection qu’aucun protocole antibiotique ne parviendrait à juguler.

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IV.

C’est depuis mon lit que j’ai reçu cette bonne nouvelle.

Car le lit, peu importe qu’on parle de réclusion ou non, est l’élément central d’une chambre. Xavier de Maistre lui consacre d’ailleurs un chapitre entier de son voyage tant il y voit le lieu de toutes les tragédies et de toutes les comédies humaines, un lieu de bonheur et de chagrin, d’oubli et d’abandon, de consolation, de rêve et de repos, du début à la fin de la vie :

« C’est (le lit) un berceau garni de fleurs ; — c’est le trône de l’amour ; — c’est un sépulcre. »

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Aussi prend-il bien garde de ne pas s’embarquer dans son curieux voyage sans sa tenue de voyage préférée, à savoir le confort ouaté de sa robe de chambre :

   

J’ai procédé un peu différemment. Le lit est devenu omniprésent dans ma vie de malade, essentiellement parce que c’est le lieu du repos du corps. Mais comme c’est aussi dans la vie courante le lieu du repos nocturne, j’ai mis beaucoup d’énergie à séparer clairement le lit dans sa fonction jour et le lit dans sa fonction nuit pour ne pas succomber entièrement au destin de l’alitée perpétuelle et garder les repères formels d’une existence normale.

À 8 heures, on m’apporte mon plateau du petit déjeuner. Ma trépidante journée commence : après ma tasse de café et ma tartine beurre confiture d’abricot, je passe ensuite à la salle de bain, je quitte ma chemise de nuit et je m’habille comme pour une journée tout à fait ordinaire.

Comme d’habitude lorsque je voyage, j’avais empaqueté trois fois trop d’affaires, mais pour une fois, ce fut une heureuse exagération. N’ayant pas droit aux visites en raison de l’épidémie de Covid-19, personne ne peut m’apporter des vêtements de rechange.

Ensuite, si j’ai du courage, j’enfourche le vélo d’appartement qui a été mis à ma disposition dans une optique non pas sportive mais juste désengourdissante pour les jambes, histoire d’éviter la phlébite, et je pédale le fabuleux équivalent de 500 mètres !

Bien qu’ayant aussi un bureau dans ma chambre, je passe la plus grande partie de la journée SUR mon lit. J’insiste, pas DANS mais SUR mon lit. C’est seulement à partir de 20 heures que j’adopte à nouveau le style nuit comme dans la vraie vie : j’enfile ma chemise de nuit et je me glisse SOUS mes draps.

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V.

Tout ceci en prenant soin de ne jamais oublier que je suis attachée par une voie centrale posée dans la veine jugulaire à une perche à perfusion, sorte de sentinelle omniprésente qui m’apporte tout ce dont mon corps a besoin pour surmonter les effets secondaires de la chimio : hydratation, anti-nauséeux, anti-pyrétique, antibiotiques, facteurs de croissance, transfusion de plaquettes, transfusion d’hémoglobine, etc.

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VI.

En vous parlant de ma chambre et de mon lit, je pèche par modestie. Car en réalité, ce sont deux chambres et deux lits que j’aurai connus ici. Il se trouve en effet que la semaine dernière, tout le service hospitalisation de l’onco-hématologie a été déménagé dans une autre aile de l’hôpital. Un cas de contamination par le coronavirus ayant été détecté dans un service adjacent, nous avons été éloignés du foyer d’infection.

Mais ce déménagement répondait aussi à la restructuration de l’hôpital dans la cadre du plan blanc pour faire face à l’afflux de malades du Covid-19.

Aussi, d’après ce que j’ai appris, les services dermatologie, psychiatrie et soins de suite ont été fermés. Nous autres, les patients de l’onco-hémato sommes maintenant à la place du service psychiatrie (ne riez pas !) et je me trouve moi-même dans l’ancienne « salle d’activité » du service. De la même façon, seuls deux blocs opératoires ont été conservés pour les interventions chirurgicales en urgence et tous les autres ont été convertis en salles de réanimation.

J’avoue que ce déménagement m’a contrariée. Car au départ, j’étais dans une chambre spécialement conçue pour protéger au mieux les patients en « autogreffe » des infections, c’est-à-dire une chambre précédée d’un sas et pressurisée de façon à ce que chaque fois qu’on ouvre la porte, l’air sorte :

Chambre 1 « Autogreffe »

               SAS  d’accès                          Chambre                        Salle de Bain

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Dans ma « salle d’activité », je me retrouve dans une chambre parfaitement classique, sans protection particulière contre les infections. Bien sûr, toute personne entrant dans la chambre – et cela fait pas mal de monde au total entre les médecins, les infirmières, les aide-soignants, le personnel de ménage ou de restauration – porte obligatoirement un masque accessoirisé d’une blouse, d’une charlotte, de gants et même parfois de lunettes.

Chambre 2 « classique »

 
            Chambre                                     Plateau du petit déjeuner

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Avec la remontée de mes globules blancs, mon angoisse face aux infections a fini par s’atténuer et mon sommeil est devenu bien meilleur. Mais j’ai vite compris que les circonstances étaient telles que je n’avais pas le choix et que je devais tenir jusqu’au bout, au physique comme au moral.

C’est à ce moment-là que les nombreux coups de fil de mes ami(e)s et de ma famille m’ont été d’une aide inestimable pour passer le cap de l’aplasie à la sortie d’aplasie, le cap du découragement gardé intimement au plus profond de moi au bonheur éclatant de savoir que mon corps avait réussi à triompher des vicissitudes de la terrible chimio au Melphalan. Merci, merci, merci !

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VII.

J’ai écrit ami(e)s. Ne croyez pas que je donne soudain dans les coquetteries de l’écriture inclusive. Simplement, il m’a semblé qu’en écrivant amis – qui en toute rigueur suffit à rendre compte des deux sexes – je ne faisais pas assez honneur à mes amies avec e qui ont été si présentes et si précieuses à mes côtés depuis le début de mon traitement et en ces jours d’hospitalisation.

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VIII.

Certains des chapitres de Xavier de Maistre sont comme de petites dissertations sur un thème. Ainsi de certaines considérations sur les mérites respectifs de la peinture et de la musique ou sur la supériorité de la musique de composition par rapport à la musique d’exécution.

Passionné de peinture, peintre lui-même, le jeune officier accorde a priori peu de mérite aux musiciens :

« La peinture, outre le goût et le sentiment, exige une tête pensante, dont les musiciens peuvent se passer. »

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Mais à réfléchir à la question, à la tourner et la retourner dans sa tête, le doute s’insinue. Tout n’est plus aussi simple et aussi bien arrangé qu’il le pensait de prime abord :

« En commençant l’examen d’une question, on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu’on est décidé en secret, comme je l’étais réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite impartialité ; mais la discussion réveille l’objection, — et tout finit par le doute. »

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Ô combien vrai !

Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis lancée dans un sujet de blog avec un angle déjà très précis en tête et où mes recherches et lectures m’ont conduite à réviser considérablement mon jugement premier.

Dès lors que l’on se met de bonne foi à approfondir un sujet, dès lors que l’on recherche sérieusement les éléments concrets constitutifs du sujet sans écarter ceux qui nous gênent, ou qui nous gêneraient si l’on était militant, on voit que les choses ne sont ni aussi simples ni aussi tranchées qu’on le pensait au préalable.

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IX.

Dans la famille de Maistre, on a donc Xavier, mais on a aussi son frère aîné Joseph né en 1753 à Chambéry. Une double statue dédiée aux deux frères orne d’ailleurs les rues de cette ville (photo ci-contre).

Si Margaret Thatcher est célèbre pour avoir dit un jour « there is no such thing as society », signifiant par là que ce sont les individus qui font la société et non l’inverse, Joseph de Maistre tient la position exactement opposée. Il considère qu’il n’y a pas d’individus mais uniquement des entités supra-individuelles comme la société, la religion et les nations :

« Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » (Considérations sur la France)

Comme je vous le disais en introduction, on trouverait difficilement plus illibéral et plus opposé à l’émancipation des Lumières que lui.

Mais la revue des célébrités de la famille de Maistre ne s’arrête pas là. Le Xavier du Voyage confessait volontiers qu’il n’avait aucune compétence musicale :

« Non, je ne suis pas musicien ; j’en atteste le ciel et tous ceux qui m’ont entendu jouer du violon. »

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Si c’était une sorte de défi lancé aux générations suivantes, c’est particulièrement réussi ! Car en ce début du XXIème siècle, un autre Xavier de Maistre, descendant direct de Joseph et né en 1973, a relevé le gant et est devenu un harpiste de renommée internationale. J’ai déjà eu l’occasion de vous le présenter dans mon article de l’été 2017 consacré à la harpe et à trois de ses brillants interprètes.

Dans la vidéo ci-dessous (02′ 31″), il nous offre une version pour harpe d’une célèbre pièce du compositeur espagnol Isaac Albéniz :

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X.

On dirait que j’arrive au bout de mon voyage.

Mes globules blancs étaient remontés à 900 par mm3 de sang lundi et ils ont carrément caracolé à 4 100 hier mardi, ce qui me ramène très près de la norme. Mes docteurs me prédisent une sortie prochaine.

Mais soudain une nouvelle angoisse émerge. Même si mon état général s’améliore de jour en jour, je fais partie de ces personnes dites fragiles qu’un petit rien risque de déstabiliser sévèrement. Alors le Covid-19… Comment savoir si mon mari et les trois enfants qui sont en confinement avec lui ne sont pas porteurs du Coronavirus ?

Sans masques pour se protéger et sans tests pour lever les incertitudes, j’ai le violent sentiment que je vais bientôt retourner à une vie de tous les dangers.

J’ai lu des choses très intéressantes sur la mise en production de masques par des entreprises françaises ainsi que sur l’ouverture d’un « corona-drive » par le groupe de biologie médicale Cerballiance pour se faire tester.

J’espère que tout ceci va se développer rapidement, non seulement pour moi, mais pour que la courbe française du nombre de cas s’aplatisse rapidement et que l’on puisse à nouveau se lancer dans de petits et grands voyages hors de notre chambre.


Illustration de couverture : Mon voyage autour de ma chambre, mars 2020.

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