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Edward Snowden : Ayn Rand était sa muse

J’ai déjà eu l’occasion de parler du cas d’Edward Snowden dans un article écrit avec Damien Theillier à propos du rapport entre les citoyens et l’Etat. A travers Socrate d’une part, à travers les idées de Constant et Tocqueville d’autre part, et à travers des exemples puisés dans l’histoire la plus contemporaine, dont l’affaire Snowden, nous posions la question :

Les lois sont-elles un tout d’essence quasi divine qui s’impose absolument, le citoyen étant alors dans une position de dominé par rapport à l’Etat (Socrate) ? Ou bien le citoyen doit-il se penser d’abord comme libre et autonome, puis représenté par l’Etat, qui ne saurait alors exiger de lui, par le « droit », ce qui contrevient aux exigences de la « justice » humaine la plus universelle (Constant et Tocqueville) ? 

Edward Snowden s’est expliqué sur sa décision de divulguer des informations « top-secret » concernant la captation des métadonnées des appels téléphoniques aux États-Unis, ainsi que les systèmes d’écoute sur internet de plusieurs programmes de surveillance du gouvernement américain en disant :

« Mon seul objectif est de dire au public ce qui est fait en son nom et ce qui est fait contre lui. »

Edward Snowden s’est dressé seul contre l’Etat américain. Dans l’article ci-dessous, que j’ai traduit pour Contrepoints, Jeffrey Tucker, auteur libéral, directeur de la rédaction de la Foundation for Economic Education, pense que sa détermination a été inspirée et soutenue par la lecture du roman d’Ayn Rand (1905 – 1982) La Grève (Atlas Shrugged) dans lequel le héros agit car il pense « qu’un homme peut arrêter le moteur du monde. »


Article originalDid Edward Snowden Draw His Main Inspiration from Ayn Rand ?(ici) de Jeffrey Tucker, auteur libéral, directeur de la rédaction de la Foundation for Economic Education (FEE), le 19 septembre 2016.

Traduction de Nathalie MP pour Contrepoints, le 22 septembre 2016.

Le cas d’Edward Snowden m’a toujours intrigué. Cet homme travaillait dans une énorme boîte qui prodiguait du pouvoir, du prestige et de l’argent en quantité. Il avait atteint la plus haute position professionnelle possible compte tenu de ses compétences. Tout son environnement de surveillance de masse lui montrait qu’il n’y avait pas d’échappatoire possible et exigeait de lui obéissance, dévouement et soumission. Son travail consistait à laisser son individualisme, son intégrité et sa personnalité au vestiaire pour devenir un rouage ultra-fiable dans la lourde mécanique de sa hiérarchie.

Tous ses collègues s’accommodaient de cette situation sans jamais la remettre en question. S’ils s’interrogeaient, c’était purement formel. Une vraie porte de sortie n’existait certainement pas. On ne pouvait que s’adapter, profiter du pouvoir, encaisser l’argent et mourir un jour.

Pour je ne sais quelle raison, Snowden décida de suivre un autre chemin. Seul, sans même consulter ses proches, il s’envola un beau matin en prenant le risque inconcevable de copier les fichiers les plus significatifs. Il les enregistra sur un disque minuscule qu’il cacha dans le Rubik’s cube qu’il portait souvent sur lui. Ayant préparé sa fuite, il sortit tranquillement de la NSA (National Security Agency), prit un vol pour Hong-Kong et y rencontra deux journalistes qu’il avait contactés par email crypté. Ce qu’il leur révéla secoua le monde entier.

Il vécut toute l’affaire dans la peur, mais ne montra jamais d’hésitation. Peu impressionné par le système qui l’entourait, il ne le considérait ni comme un maître ni comme un égal, mais comme une machine qu’il pouvait battre. Il savait que son projet était juste et il l’avait mis à exécution car, à l’inverse de toutes les probabilités admises, il pensait qu’il pouvait faire la différence. On peut dire sans exagérer qu’il a risqué sa vie au service de la liberté.

Pourquoi ?

Qu’est-ce qui pouvait bien l’avoir poussé à faire une chose pareille ? Il n’est pas impossible que nombre de ses collègues y aient songé car ils savaient qu’il était autant illégal qu’immoral de se livrer à une surveillance de masse aussi générale et indiscriminée. Mais seul Snowden est passé à l’acte. Il est proprement extraordinaire de penser qu’à notre époque un homme tel que lui existe.

J’ai suivi l’affaire Snowden avec attention, et elle m’a toujours plongé dans la plus grande perplexité. Il est bien beau de dire qu’il a une forte personnalité, qu’il a agi par principe, qu’il a montré du courage. Mais où a-t-il été chercher tout ça ? Il n’est pas particulièrement religieux. Il semble avoir des penchants libéraux, mais ses convictions politiques sont peu idéologiques. Je me suis toujours demandé quelle inspiration morale avait pu pousser Snowden à faire l’impensable au nom de la vérité.

C’est pourquoi je suis profondément reconnaissant à Oliver Stone pour son nouveau film « Snowden. »

Ayn Rand était sa Muse

Dans les premières scènes, on voit Snowden passer un entretien pour son premier poste à la NSA. On l’interroge sur les livres qui l’ont influencé et il mentionne Joseph Campbell (dont le concept de « voyage du héros » en tant qu’influence de Snowden serait un excellent sujet à creuser). Puis, de façon très révélatrice, il évoque Ayn Rand. Son interlocuteur cite un extrait de La Grève (Atlas Shrugged) : « Un homme peut arrêter le moteur du monde. »

Snowden acquiesce et le film continue.

Nous y voilà ! Cette petite scène éclaire beaucoup de choses. Dans le roman d’Ayn Rand, l’ensemble de la population fait face à un appareil d’Etat gigantesque et totalitaire qui dépouille progressivement les producteurs de richesse avec pour effet d’entraîner toute la société dans la spirale de la pauvreté. Chaque individu confronté à cette machine doit prendre une décision : la rejoindre, la défendre, l’ignorer ou la combattre d’une façon ou d’une autre. Ceux qui empruntent le chemin du courage sont assez avisés pour ne pas s’en remettre à l’appel aux armes. Ils imaginent bien pire : ils se mettent en grève. Ils ne veulent plus que le régime profite de leurs services et refusent de participer à leur propre destruction. Ce faisant, ils rendent un immense service à la société car ils refusent que leurs talents contribuent plus avant à l’oppression générale.

Là est l’explication. Edward Snowden a certainement gardé cette histoire fascinante dans un coin de sa tête. Les lecteurs pourront en témoigner, La Grève a le don de vous plonger dans un univers hautement dramatique où toute l’épopée tourne autour de graves décisions morales à prendre. Les gens sont jugés d’après leur volonté à faire triompher ce qui est juste, à se dresser en tant qu’individus contre des systèmes gigantesques qui d’habitude les font paraître impuissants. Le message d’Ayn Rand, c’est qu’un esprit humain, poussé à l’action par des principes moraux, peut effectivement changer le monde.

C’est précisément en cela que La Grève est un livre complètement différent de tous les autres au sein de la littérature d’après-guerre sur la défense de la liberté contre l’Etat. Ayn Rand plaçait le choix moral de l’individu au sommet de tout. Elle a créé un monde de fiction, un monde sensible et inoubliable, dans lequel toute l’histoire repose sur l’idée de faire ce qui est juste, quels que soient les risques personnels ou les pertes matérielles. (Rand est sottement critiquée au motif qu’elle aurait mis les acquisitions matérielles au premier rang de ses valeurs. La vérité, c’est qu’elle préférait le courage moral à la sécurité, au pouvoir et même à un revenu régulier).

Pourquoi le film fait-il mention de l’épisode Ayn Rand ?

Oliver Stone a réalisé son film en étroite collaboration avec Edward Snowden, lequel apparaît en personne à la fin, et lequel a certainement validé tous les éléments biographiques le concernant, dont celui que j’ai relaté plus haut à propos d’Ayn Rand. Oliver Stone est un producteur connu pour ses idées gauchistes et son penchant pour les théories du complot. Pourquoi a-t-il voulu inclure ce détail biographique dans son film ? Une bonne part du contenu dramatique du film fait la chronique de l’éveil idéologique de Snowden, depuis son patriotisme aveugle jusqu’à ses doutes à l’égard du complexe militaro-industriel. Pour entrevoir la vérité, il lui fallait secouer progressivement son conservatisme et adopter un point de vue plus large.

Il est possible que Stone ait décidé d’incorporer ce petit épisode sur Rand afin d’illustrer le parti-pris conservateur de Snowden et montrer comment il a évolué ensuite face à l’évidence. Je n’en ai aucune preuve, c’est donc pure spéculation de ma part. Mais ce n’est pas complètement exclu, compte-tenu de ce qui est dit de Rand en général, à savoir qu’elle serait une sorte de déesse de la pensée de droite.

Le courage moral

La réalité de l’influence de Rand est cependant très différente. Une des façons de comprendre son livre consiste à l’aborder biographiquement. Etant née en Russie, elle se trouva destinée à vivre sous le despotisme communiste. Si elle avait accepté cette situation, elle aurait vécu puis serait morte dans la pauvreté et l’indifférence. Mais elle aspirait à une existence différente, elle voulait que sa vie compte. Aussi, elle organisa sa propre fuite de Russie, débarqua aux Etats-Unis et vécut brièvement à Chicago.

Elle déménagea à nouveau et démarra une carrière de scénariste à Hollywood, avant d’écrire ses propres pièces de théâtre et de passer au roman. Cette inconnue venue de Russie fit une très belle carrière personnelle et devint l’un des esprits les plus influents du XXème siècle – et elle obtint tout cela sans appartenir à l’université, ni bénéficier d’appuis dans les cercles du pouvoir.

Les plus beaux personnages de Rand suivent exactement la même voie : ils refusent de se laisser embrigader au motif que les dirigeants sont riches et puissants. Au cœur de son message, Ayn Rand nous rappelle sans relâche qu’une personne dotée d’une endurance intellectuelle et morale peut mettre en déroute jusqu’au plus puissant système d’oppression. Cela demande de la ruse, de l’audace et une concentration absolue sur ce que l’on considère comme juste.

Et c’est précisément ce que Snowden a fait. Il a suivi l’exemple de John Galt (NDLT : héros de La Grève). Plutôt que d’arrêter le moteur du monde, il chercha à couper le moteur de l’Etat qu’il aidait à construire. Pourquoi ? Parce que c’était la chose à faire, parce que c’était juste.

Si Oliver Stone a intégré le passage sur Ayn Rand pour montrer combien Snowden s’en écarte, je pense qu’il se trompe gravement. Pour moi, Ayn Rand fut au contraire la muse de Snowden de bout en bout. Et cela me rend extrêmement fier de la puissante influence qu’elle a eue dans ce monde. Bien qu’elle soit décédée en 1982, sa pensée est encore très vivace, quoique largement sous-estimée.

Si je vois juste, on peut dire que Rand participe encore aujourd’hui à rendre le monde plus libre.

Posons-nous une dernière question : Edward Snowden a-t-il fait le bon choix ? Aujourd’hui, il est l’une des personnes au monde dont l’opinion est la plus recherchée, il peut rassembler des foules en tout point du globe, il est un défenseur mondialement reconnu de la dignité humaine, du respect de la vie privée et de la liberté. Grâce aux technologies de l’information il est capable d’atteindre des milliards de personnes. Et il a encore devant lui une vie entière à consacrer à tout cela – grâce au choix qu’il a fait.

Ayn, vous avez encore frappé fort !

(Article de Jeffrey Tucker paru le 19 septembre 2016 sur le site de la FEE)


Illustration de couverture : Edward Snowden et Ayn Rand, photo extraite de l’article de la FEE.

 

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