Les mathématiques de la discorde

La question de l’enseignement des mathématiques fait un retour préoccupant dans le débat public français. D’après les sociétés savantes et les enseignants de la discipline, seuls 59 % des élèves de terminale générale suivent actuellement un enseignement de maths contre 90 % avant la réforme du lycée mise en œuvre à la rentrée 2019.

Pas exactement l’orientation à laquelle on s’attendait de la part d’un ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui a beaucoup communiqué en début de quinquennat sur la nécessité de renforcer la culture mathématique dans l’ensemble de la population française :

« On doit être une grande nation mathématique, non seulement par nos génies mathématiques comme ceux qui ont la médaille Fields ou nos grands ingénieurs qui sont encore nombreux, mais aussi une nation mathématique par l’ensemble de la population. Derrière ça, il y a l’enjeu de la culture numérique de notre population, la culture économique de notre population, etc. » JM Blanquer, RTL, 19/10/2017.

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Précisons d’abord brièvement comment fonctionne le lycée depuis la réforme. À partir de la classe de première, les élèves suivent les cours d’un tronc commun, dont un « enseignement scientifique » de deux heures hebdomadaires (uniquement pour les élèves qui ne veulent plus faire de maths après la seconde) dans lequel la part des maths et l’intervention d’enseignants de maths sont jugées faibles voire inexistantes.

À côté de cela, ils choisissent trois enseignements de spécialité dont seulement deux sont conservables en terminale. Les élèves qui abandonnent la spécialité maths entre la première et la terminale peuvent néanmoins prendre l’option « mathématiques complémentaires » pour conserver un certain niveau de maths dans la perspective d’études supérieures l’exigeant (études de médecine, prépa HEC, par exemple). Ceux qui conservent les maths peuvent y ajouter l’option « mathématiques expertes ».

Voici donc le reproche adressé aux nouveaux programmes du lycée : soit les élèves se spécialisent en maths, soit ils n’en font plus du tout pendant les deux ans qui précèdent leur accès aux études supérieures, avec toutes les lacunes en calcul, logique et statistiques que cela représente. De plus, le renforcement du niveau de la spécialité tend à accroitre la crainte des élèves vis-à-vis de cette matière, la crainte des filles notamment, qui seraient moins nombreuses qu’avant à s’orienter dans cette filière.

Tout en restant la spécialité la plus choisie, les maths n’ont été choisis que par 37,5 % des élèves de terminale générale à la rentrée 2021 contre 41,2 % en 2020. Quant à la part des filles parmi les élèves de la spécialité, elle a baissé de 42 % à 40 %, tandis qu’elle restait très stable pour les autres matières les plus choisies :

Pour Jean-Michel Blanquer cependant, les chiffres avancés aujourd’hui par les sociétés de mathématique « mélangent les choux et les carottes ». Au niveau du lycée, il ne s’agit plus d’enseigner les maths au plus grand nombre d’élèves possible, mais de renforcer le niveau des élèves qui choisissent la spécialité maths après la seconde afin de les voir s’orienter ensuite de façon plus massive vers des études scientifiques. Ce qui, selon lui, serait le cas, tant pour la spécialité maths que pour physique-chimie ou sciences de la vie et de la terre :

Il n’empêche que le ministre n’a pas mis longtemps à admettre qu’il y avait peut-être un peu de vrai dans les remarques émises par les cercles de mathématique. Interrogé dimanche dernier sur CNews, il a convenu qu’on pourrait envisager d’accroître les mathématiques dans « l’enseignement scientifique » du tronc commun afin de renforcer « la culture mathématique de l’ensemble des élèves » :

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Je doute cependant que ce petit ajustement à la marge suffise à redynamiser les enseignements scientifiques à l’heure où, d’une part, l’on parle beaucoup de réindustrialisation de la France, de transition énergétique, de retour en grâce du nucléaire et de recherche médicale face à une population vieillissante et où, d’autre part, l’on constate (ou du moins le Medef constate) un déficit béant de formation scientifique sur le marché du travail. La demande des patrons est simple dans sa brutalité :

« Réintroduire massivement l’enseignement mathématique, scientifique et technologique, augmenter de 30 % en 5 ans le nombre d’ingénieurs diplômés. »

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Je doute également qu’un diplôme du Bac systématiquement accordé à 94 ou 96 % des élèves (cas de 2021 et 2020) soit de nature à transformer profondément l’attitude des enseignants et des élèves face au parcours scolaire. Quoi de moins incitatif au travail, à l’effort, à la curiosité intellectuelle personnelle pour les élèves que cette certitude absolue de réussir ? Quoi de moins motivant pour les professeurs que de recevoir perpétuellement des consignes de notation « bienveillante » ?

De plus, peut-on ignorer plus longtemps la dégringolade constante du niveau des élèves français depuis plus de 30 ans, chaque nouvelle évaluation internationale, PISA, PIRLS ou TIMSS, venant confirmer la chute aussi bien du côté des matières scientifiques que du côté des matières plus littéraires ? En 2019, les résultats du classement TIMSS qui nous plaçaient au dernier ou à l’avant-dernier rang des pays européens pour les compétences en maths et en sciences des élèves de CM1 et de 4ème ne furent qu’une gifle de plus pour l’Éducation nationale.

Tout doit commencer à l’école et se diffuser petit à petit jusque dans l’enseignement supérieur, sans oublier la formation des professeurs des écoles, qui sont rarement issus des filières scientifiques mais plutôt des sciences humaines, et qui ont subi eux-mêmes pendant leur scolarité le déclin général observé.

C’est précisément ce que M. Blanquer a cherché à faire, je l’admets volontiers.

Dès la rentrée de 2017, le ministre disait vouloir renouer avec une pédagogie éprouvée, il disait vouloir remettre les savoirs fondamentaux lire-écrire-compter au cœur des enseignements. Notre médaillé Fields Cédric Villani, anciennement député LREM puis non inscrit et maintenant soutien de Yannick Jadot, ainsi que l’inspecteur général Charles Torossian furent chargés de trouver comment donner le goût des maths aux enfants. Côté littéraire, ce fut le retour à la méthode syllabique pour la lecture – alors que la méthode globale a déstructuré tant d’enfants – la dictée quotidienne pour l’attention et l’orthographe et la lecture à voix haute. 

Réforme trop récente pour qu’on puisse en voir les effets ? Passage malencontreux du Coronavirus qui a éloigné les enfants de l’école pendant de nombreuses semaines en 2020 ? Poids insupportable de mesures sanitaires changeantes et tatillonnes qui compliquent tout ? Tout ceci joue contre la remise sur pied de l’instruction publique française, c’est certain. Aujourd’hui, M. Blanquer n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent en fait de résultats, si ce n’est que les élèves de CP, CE1 et 6ème évalués à l’automne 2021 ont rattrapé leur niveau de 2019 après la baisse enregistrée en 2020.

Ci-dessous, graphiques correspondant au CP, maths à gauche et français à droite :

 

Le problème, comme on l’a vu, c’est que le niveau de 2019 n’était pas franchement fameux, comparé aux performances des élèves dans d’autres pays.

Il existe bien une piste de redressement de notre niveau éducatif, une piste qui n’a jamais été explorée en France. Personne ou presque n’en parle et c’est à peine si l’on ose y penser tellement l’idée est révoltante aux yeux des personnels enseignants de l’Éducation nationale. Même ceux qui dénoncent les baisses de niveau qui accablent leur matière se refusent à envisager autre chose qu’une augmentation radicale des moyens dévolus à l’Éducation nationale.

Il est vrai que les enseignants français sont moins bien payés que leurs homologues d’Allemagne ou des Pays-Bas par exemple, comme le confirme le graphique de l’OCDE ci-dessous (année 2019) :

Concernant les maths, c’est tellement vrai que le métier d’enseignant est devenu peu attractif par rapport à ce qu’offre le secteur marchand à des étudiants de valeur, à tel point que le niveau des candidats au Capes s’effondre dangereusement et que les postes offerts ne sont pas entièrement pourvus. 

Mais il en va de notre monopole de l’Éducation exactement comme de notre monopole de la Santé. Alors que les salaires français sont inférieurs à ce qui se pratique dans d’autres pays comparables, les dépenses consacrées à l’Enseignement primaire et secondaire rapportées au PIB y sont identiques voire supérieures : 3,7 % du PIB en France contre 3,5 % aux Pays-Bas et 3 % en Allemagne.

Comme à l’hôpital, c’est l’allocation des ressources qui ne va pas, c’est l’organisation, c’est la bureaucratie administrative. Et c’est le refus absolu, idéologique, syndical, d’entrer, ne serait-ce qu’un tout petit peu, dans un système d’émulation des acteurs de l’éducation.

Mais chut. 

Qu’un directeur d’école, de collège ou de lycée, assumant entièrement son rôle de directeur, pas seulement son rôle de relais de l’administration idéologico-lourdissime du ministère, puisse vouloir réunir autour de lui une équipe motivée, soudée et pédagogiquement innovante pour répondre au mieux aux défis éducatifs posés par ses élèves – cette idée toute simple d’autonomie et de créativité, déjà expérimentée avec succès par des établissements privés en France et à l’étranger, est profondément rejetée par les milieux enseignants.

Y compris s’agissant de l’expérimenter au sein du monopole de l’Éducation nationale comme Emanuel Macron l’a proposé cet automne dans son plan pour Marseille.

Alors vous pensez, en dehors du mammouth ! C’est pourtant ce qu’il faudrait commencer à faire. D’urgence.


Illustration de couverture : Tableau noir dans une classe de mathématiques.

17 réflexions sur “Les mathématiques de la discorde

  1. Merci Nathalie pour cette analyse. Je confirme que l’enseignement scientifique du tronc commun ne comporte pratiquement pas de maths, en tous cas pas dans le lycée de mon fils.

    Vous ne mentionnez pas l’hypocrisie qui consiste à faire croire aux élèves qu’ils réussiront sans les maths dans le supérieur alors que cette discipline est un pré-requis pour de nombreuses filières pas forcément scientifiques d’ailleurs, ainsi en sociologie (probabilités, matrices, etc).

    Autre mensonge : on a dit aux jeunes que s’ils réussissent dans leur filière de prédilection ils auront un bon dossier qui leur permettra de se démarquer pour la suite. Sauf que, comme vous le rappelez, tout le monde a des notes au dessus de 15, il est impossible de distinguer l’élève brillant de l’élève médiocre. Du coup, ce qui compte, comme avant, ce sont les disciplines choisies, et si les maths ne sont pas choisies, il pèse sur l’élève un soupçon de médiocrité.

    Cette réforme s’inscrit dans la longue liste de réformes qui changent tout sans rien changer, qui déstabilisent les familles et désorganisent l’institution. Mais les vrais problèmes persistent, ceux que vous citez, mais aussi l’existence d’un nombre très élevé de jeunes qui sortent du système sans qualification. Ce dont aucun ministre ne se préoccupe jamais vraiment. C’est tellement plus facile de faire des réformes alibi.

  2. Il est difficile de savoir quelles sont les réelles intentions de Jean-Michel Blanquer, s’il est sincère mais a son administration contre lui ou s’il est un « en-même-temps » de plus, lorsque l’on voit le décalage entre ses discours et les circulaires qui s’appliquent dans l’EN dans une dynamique de déconstruction peu démentie (non à la culture woke, mais une circulaire pour que ne soient pas « mégenrés » les élèves lors de l’appel – savoir à nouveau lire-écrire-compter mais ne se focaliser que sur ses points forts pour le bac ni ne travailler vraiment, etc.).
    Ce n’est pas pour crier à l’hypocrisie, mais une question tout à fait honnête : Jean-Michel Blanquer est-il aux commandes de son administration ou est-il débordé par elle (et McKinsey au vu des dernières factures de ce dernier) qui fait ce qu’elle veut ?

    • Cela fait longtemps que ce ne sont plus les ministres qui pilotent leur administration mais que c’est chaque administration qui pilote son ministre. Les réformes récentes du lycée, du collège et du primaire en sont l’exemple. Les ministres ont changé mais l’éducation nationale a déroulé son plan.

      Ceci explique en partie la défiance des électeurs et des familles envers les ministres de l’éducation nationale. Ils ne sont plus les porte-paroles de la nation, ils ne sont que les porte-paroles de l’administration. Une administration auto-centrée, sourde à toutes demandes en provenance de l’extérieur, surtout lorsqu’elles émanent des familles considérées comme indésirables par l’institution.

      S’agissant des cabinets de conseil, on peut se demander pourquoi les administrations en ont tant besoin alors que pullulent les agences et hautes-autorités chargées de conseiller le gouvernement?

    • J’ai lu quelque part que la réforme du bac et du lycée était déjà dans les tuyaux de la rue de Grenelle à l’époque de Najat Vallaud Belkacem. Quelle est la part du projet initial, le poids de la tradition de l’EN et les apports du nouveau ministre ? Mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que le mammouth ne peut pas être manoeuvré en son état actuel d’obésité fossilisée.

    • Concernant les cabinets de conseil qui travaillent pour l’administration (et ils sont nombreux, notamment en informatique), je dirais qu’ils sont la conséquence de l’omnipotence et de l’omniprésence de notre Etat dans la vie des citoyens. A mon avis, dire qu’on va interdire le recours de l’administration aux cabinets privés extérieurs n’est pas l’action prioritaire. Ce n’aurait pour conséquence que d’accroître le périmètre officiel de l’Etat qui voudra se doter des mêmes services en interne (by the way, j’ai justement regardé les chiffres hier, le nombre de fonctionnaires a augmenté d’environ 33 000 entre 2017 et 2020).
      L’Etat ne peut pas être amendé autrement que par sa limitation. L’action prioritaire, c’est de réduire le pouvoir et le rayon d’action de l’Etat pour faire cesser ce rapport de soumission-connivence, ce syndrome de Stockholm, instauré par un Etat trop puissant sur l’ensemble des forces vives du pays, citoyens et entreprises.
      Chez les entreprises, je connais bien la problématique : ne pas irriter la bête, essayer de la faire revenir à de meilleures dispositions réglementaires ou fiscales, au besoin la flatter, pour continuer à pouvoir faire ce que les entreprises font ordinairement. D’où des rapports très ambigus, conséquence direct d’un Etat hyper large et dirigiste. Je ne dis pas que certaines entreprises n’en profitent pas pour obtenir des lois qui leur profitent. Mais limitez le pouvoir de l’Etat, et ce genre de connivence tombera.

      • On ne peut pas à la fois avoir les cabinets et la multitude d’agences, il faut choisir l’un ou l’autre. On peut d’ailleurs se poser la question des conflits d’intérêts avec ces cabinets de conseil qui recrutent de nombreux pantoufleurs et enfants de pantouffeurs.

  3. Dans notre région pas de problème, c’est breton matin midi et soir à lire certains articles de la presse locale j’ai parfois l’impression que le monde parle cette langue. Les Maths, oui, c’est important pour les ingénieurs et les joueurs d’échec mais comme notre modèle est Sciences-PO on y forme même des lobbyistes alors il faut aller dans le sens de nos intellectuels je dirais de nos grandes girouettes..

    Plus sérieusement, alors que le cœur de nos sociétés est technique et scientifique il serait juste d’adapter les études vers ces fonctions. Au delà de ces annonces tardives c’est sans doute l’ensemble de notre système d’éducation/formation qu’il serait souhaitable de réformer.

  4. Sur le salaire des profs : une part importante des moyens est consacrée aux fonctions administratives centrales (alors que les dépenses de salaires représentent 83% du budget en Allemagne). Et par ailleurs, contrairement à ce qui se fait ailleurs, les profs en France n’assurent ni remplacement, ni encadrement des élèves. Du coup, l’administration doit dépenser plus pour assurer le même niveau de service que dans les autres pays.

    Et encore le service n’est-il pas toujours assuré. Tout le monde se plaint des heures non remplacées. Il y a eu le rapport de la cour des comptes. Même la FCPE qui s’est pourtant faite très discrète sur les masques monte au créneau pour demander à l’institution de remplacer les heures de cours non assurées. Et en tant que parent je confirme que c’est un VRAI problème, un de ceux que les politiques se gardent bien d’adresser avec leurs fausses réformes alibis qui ne servent à rien.

  5. Le fond du problème est la structure de l’Education Nationale. Figée par sa bureaucratie, sa structure dense et l’idéologie. Je ne suis pas du tout optimiste pour le futur. Je crois que la France va rejoindre le pays comme le Brésil ou le Chili où une minorité aura accès à une formation de qualité et la majorité végétera dans des établissements publics peu performants.

  6. Je me souviens simplement de ce que j’étudiais en 2nde en maths: les espaces vectoriels, entre autres.

    Je m’étais attardé, il y a quelques années, sur le programme de 2nde de maths.
    Je comprends mieux la médiocrité de notre enseignement en ce qui concerne les nécessités d’un socle de base désormais omises et l’indigence de l’enseignement dit supérieur.

    Notre classement PISA semble l’attester.

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