Retraites et conséquences (II) : Vous avez dit « maître des horloges » ?

Retraites et conséquences (I)  :   Vous avez dit « union » de la gauche ? (27 janvier 2020)
Retraites et conséquences (II) : Vous avez dit « maître des horloges ? » (29 janvier 2020)

Le Premier ministre Édouard Philippe se flatte régulièrement de « garder le cap » et assure à tout propos que rien ne pourra le détourner de sa grande mission réformatrice. La contestation et les grèves qui « animent » l’actualité française depuis des mois ne sont jamais que la confirmation du bien-fondé de sa politique et de l’immense « courage » de son gouvernement, lequel n’hésite pas à sacrifier sa popularité et à braver les réticences de l’opinion pour faire accéder la France au bonheur absolu. Voyez les 80 km/h !

Tout roulerait donc comme prévu ?

Du côté des trains et des métros, c’est douteux puisque la CGT et ses comparses d’extrême-gauche ont lancé un nouvel appel à la grève contre la réforme des retraites pour aujourd’hui.

Et du côté du gouvernement, on aimerait évidemment le croire ; on s’efforce même avec beaucoup d’application de le faire croire. Mais vendredi 24 janvier dernier, le projet de loi sur la retraite universelle à points était à peine adopté en Conseil des ministres – « comme prévu » – que le Conseil d’État rendait un avis particulièrement féroce sur le texte.

Inutile de dire que toutes les oppositions à la réforme s’en sont trouvées immédiatement requinquées et que les raisons de faire grève aujourd’hui ont nettement gagné en crédibilité !

Et de fait, le Conseil d’État n’a pas mâché ses mots. Essentiellement, il reproche au gouvernement de lui avoir présenté un projet mal ficelé et mal financé, qui n’a d’universel que le nom à mesure que les cas spécifiques et les dérogations se multiplient, et dont l’étude d’impact laisse beaucoup à désirer malgré ses mille pages d’aimables considérations.

Quant à la sécurité juridique du texte, elle n’est pas assurée tant le gouvernement a laissé peu de temps au Conseil d’État pour rendre son avis sur un projet de loi aussi dense (du 3 au 24 janvier) et tant il s’est ingénié ensuite à apporter des modifications un peu partout et à moult reprises pendant le temps d’examen (les 9, 10, 13, 14, 15 et 16 janvier). Pas vraiment les conditions propices à un travail serein, estime le Conseil.

Ajoutez un recours immodéré aux ordonnances et vous ne pouvez éviter de sentir chez le gouvernement comme une sorte de fébrilité mal maîtrisée pour faire passer sa réforme envers et contre tout.

Face à tant d’adversité, le gouvernement a la parade, naturellement. À quoi servent les nombreux conseillers et autres communicants professionnels des cabinets ministériels si ce n’est à trouver les habiles martingales qui vont permettre de faire passer de malencontreux déboires en succès éclatants ? Eh bien, sachez-le, Françaises, Français : si le gouvernement semble s’agiter comme un canard sans repère et modifie sans arrêt son projet, c’est uniquement parce qu’il est à votre écoute et que seul votre bien et votre impératif de justice sociale guident ses pas !

Et puis n’oublions pas : l’avis du Conseil d’État, c’est du purement consultatif à la limite du décoratif ! Enfin, uniquement pour la partie critique, car finalement dans son immense sagesse, le Conseil a validé la réforme à 95 % ! Que demande le peuple ?

Bref, tout roule et se déroule « comme prévu » par Emmanuel Macron, n’en doutez pas !

C’est du reste l’avis de bon nombre de commentateurs. D’Alain Badiou, par exemple. L’homme est certes un marxiste notoire, ce qui donne à ses « analyses » une déformation militante certaine, mais il n’est pas le seul à penser que tout est voulu, planifié et calculé par le gouvernement depuis le départ pour imposer le règne de l’argent-roi pour les uns et le règne du progressisme mondialisé pour les autres. Dans cette optique, les revers inattendus sont des leurres soigneusement et sournoisement mis au point de longue date dans les officines du pouvoir.

Si vous vous rappelez, le 11 décembre dernier, soit peu après la première grande journée d’action contre la retraite universelle à points, Édouard Philippe avait (enfin) fait connaître les contours de la réforme envisagée. Figurait notamment l’introduction d’un âge pivot de 64 ans pour bénéficier d’une retraite à taux plein, ce qui provoqua le lâchage immédiat de la CFDT, syndicat jusque-là plutôt favorable au projet.

Un mois plus tard, surprise ! Le gouvernement retire son âge pivot et accède à la demande de la CFDT d’ouvrir une Conférence de financement des retraites. Pour Badiou et consort, une pure comédie organisée d’avance visant à faire croire que le gouvernement négocie (vidéo, 39″) :

Qu’Emmanuel Macron, Édouard Philippe et tout le gouvernement à leur suite cherchent à faire croire qu’ils gardent la maîtrise totale des opérations, c’est certain ; j’en ai parlé plus haut. Mais qu’ils gardent effectivement la maîtrise des opérations, c’est beaucoup plus douteux et personnellement, je n’en crois rien.

Concernant spécifiquement le recours à des mesures d’âge, il n’est pas apparu soudain le mois dernier avec l’âge pivot. Ce fut même un point de discorde important entre le gouvernement et l’ex-Haut-commissaire aux retraites Jean-Paul Delevoye, et ceci dès le mois de mars 2019. Ce dernier s’était engagé à négocier avec les partenaires sociaux une réforme alignée sur les promesses de campagne d’Emmanuel Macron. Parmi elles, le maintien de l’âge légal de départ à 62 ans.

Sauf qu’entre les promesses de campagne selon lesquelles « le problème des retraites [n’était] plus un problème financier » et la réalité sonnante et trébuchante, a surgi un déficit du système actuel estimé entre 8 et 17 milliards d’euros par an à l’horizon 2025 qui a rapidement poussé Édouard Philippe et la ministre de la Santé Agnès Buzyn à laisser entendre que l’âge légal pourrait être repoussé.

Ajoutons que l’épisode de la démission forcée de Jean-Paul Delevoye pour négligences nombreuses dans sa déclaration d’intérêts trois mois après sa nomination au gouvernement n’est pas franchement de nature à renforcer l’idée d’un plan macronien solide et inébranlé. Au contraire, les « coups durs » dont le gouvernement préférerait certainement se passer – les affaires Bayrou, Ferrand, Rugy, Benalla, etc. – se succèdent à vive allure depuis le début du quinquennat et la colère populaire ne cesse de gronder.

Dernière tuile en date, LREM est en passe de voir Paris lui passer sous le nez lors des élection municipale des 15 et 22 mars prochain alors qu’en 2017, la capitale avait manifesté une « Macron Mania » électorale échevelée. Entre le candidat officiel Benjamin Griveaux et le candidat dissident Cédric Villani, la rupture semble définitivement consommée et rien de ce qu’a pu dire le Président de la République à ce dernier n’est parvenu à le faire renoncer. Un boulevard (immérité) pour Hidalgo et une cruelle défaite en perspective pour Macron.

Un cas loin d’être unique. À Biarritz, l’enjeu politique n’est pas aussi brûlant qu’à Paris, mais la situation formelle est encore pire : ce sont carrément deux membres du gouvernement qui prétendent s’affronter !

Au tout début de son mandat, Emmanuel Macron se décrivait complaisamment en « maître des horloges ». Outre qu’on devine sans mal qu’il voulait se réserver le monopole du tempo politique, l’expression fait également penser à l’idée voltairienne de « grand horloger », et ce d’autant plus qu’il a aussi fait savoir rapidement qu’il souhaitait être un « président jupitérien ». Situé en surplomb tel un Dieu, tel un deus ex machina, lui, Macron, jouerait à sa guise avec la flèche du temps et dicterait la marche du monde.

Il est probable que cette présomption inouïe a beaucoup joué dans le sentiment parfois ressenti qu’avec lui aux manettes, on avait affaire au déroulement d’un plan aussi cynique qu’implacable, mais force est de constater que la réalité ne le confirme nullement, bien au contraire. 

Du côté du gouvernement, en plus des travers idéologiques dirigistes que je dénonce habituellement, je vois aussi beaucoup d’impréparation et d’amateurisme maquillés par nécessité en décisions voulues et mûrement réfléchies. Et du côté de LREM, je vois surtout un rassemblement hétéroclite fondé sur une foultitude de malentendus pratiques et idéologiques.


Illustration de couverture : Emmanuel Macron Maître des Horloges. Photo AFP.

12 réflexions sur “Retraites et conséquences (II) : Vous avez dit « maître des horloges » ?

  1. Macron n’est pas Jupiter, ni même un dieu de seconde zone, ni même un humain particulièrement intelligent.
    Sinon, il n’aurait pas attaqué de front une réforme générale des retraites, où il se retrouve avec tout le monde contre le gouvernement. Il fallait dans un premier temps réformer seulement les régimes spéciaux (SNCF, EDF, RATP, etc) et les faire rentrer dans le régime général. Face à la grève inévitable, il aurait pu dire que les grévistes ne défendaient que leur intérêt catégoriel, et aurait pu s’appuyer sur tous ceux qui n’en bénéficient pas. (Ils sont quand même bien plus nombreux, non?)
    Quand aux 80 Km/h, aucun de ces Pieds Nickelés du gouvernement n’avait prévu que passer à 80 allait faire baisser la consommation moyenne des véhicules de 10 ou 15%…et donc des taxes sur les carburants perçues par l’état, et c’est pour cela que le gouvernement les a augmentées quand il s’en est aperçu, déclenchant alors la crise des Gilets Jaunes. Faut le faire, quand même, alors qu’il était tellement facile de faire passer les 80 Km/h pour des raisons écologiques, après 30 ans de matraquage sur la défense de l’environnement!

    • « baisser la consommation moyenne de 10/15% »… pas d’accord. Quand je prends mon camping car pour faire des économies de carburant je mets la régulation de vitesse. Sur les routes limitées à 80 km/h la moindre petite côte fait que mon moteur de met à brouter en 6e et je suis obligé de passer la vitesse inférieure (5e) donc je consomme plus. J’ai fait un contrôle sur plusieurs milliers de km auparavant sur les routes à 90 km/h je consommais à peine 9 l/100 (mon CC est un PL de près de 4 T) et maintenant je suis autour de 9,2 l/100 km… !

  2. Et cerise sur le gâteau, voici qu’on apprend que les pompiers en grève depuis plus de six mois, après s’être copieusement fait matraquer par la police de Castaner, lors de leur manifestation du 29 janvier, dont les images à la télévision ont eu le plus mauvais effet sur le bon peuple, viennent d’arrêter leur grève après avoir obtenu satisfaction à la plupart de leurs revendications.
    Ce qui ne manquera sûrement pas de donner des idées à d’autres corps de métier encore en grève à ce jour.

    https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/greve-des-pompiers-les-syndicats-annoncent-la-fin-de-la-mobilisation-7799980391

  3. « Et du côté de LREM, je vois surtout un rassemblement hétéroclite fondé sur une foultitude de malentendus pratiques et idéologiques. » moi j’y vois surtout un ramassis d’opportunistes prêts à tout pour rester planquer dans les antichambres du pouvoir quel qu’il soit et grassement payés par les cons-citoyens.

  4. Le concept de retraite pleine me fait un peu rire. Il suffit qu’ils mettent la retraite pleine à 10% du dernier salaire et tt le monde peut partir à 50 ans. Pas sûr qu’il est possible de vivre avec cette retraite par contre.

  5. La grande majorité des français ne sait pas à quel point l’extrême gauche si minoritaire aux élections est paradoxalement si prédominente dans les secteurs clefs de l’ éducation, la culture, la justice, les médias ainsi que dans tous le secteur public. C’ est ça le problème de la France, le poid démesuré de l’ extrême gauche et des communistes dans tous les rouages de l’ état.

    • Tout à fait, mais déjà il y a un siècle
      « Nous n’avons point d’Etat. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’Etat, c’est la raison des bureaux. On nous dit qu’elle est auguste. En fait, elle permet à l’administration de cacher ses fautes et de les aggraver. » – Anatole France – L’Anneau d’améthyste – 1899

  6. Bonjour, je souhaite partager cet avis de Jean-Louis Bourlanges qui résume bien ce que beaucoup pensent de cette réforme bâclée et dangereuse (à ce sujet, votre billet est lui-même excellent comme toujours). C’est tiré de l’émission de Philippe Meyer, « Le nouvel esprit public » (https://www.lenouvelespritpublic.fr/podcasts/191).

    « Je suis mal à l’aise face à cette réforme en tant que député de la majorité, puisque je me sens en dissidence intellectuelle profonde par rapport à elle.
    Je suis d’abord frappé par le point auquel les choses sont renversées. La droite soutient cette réforme (…) alors qu’elle est fondamentalement de gauche. Avec tout ce que cela implique de défauts au passage.
    Elle est tout d’abord inutile. L’urgence était non seulement de financer les retraites, mais aussi de dégager des sommes importantes pour financer d’autres choses, comme l’éducation nationale, la formation ou l’université. (…)
    Ensuite, c’est une réforme vraiment ruineuse, alors qu’on a besoin de faire des économies. (…). On est incapable de nous dire quel sera le nouvel équilibre entre particularité et universalité. On est parti d’un principe d’universalité qui est constamment réaffirmé dans le projet de loi, et en même temps, on nous dit qu’un couvreur ne doit pas partir en retraite au même âge qu’un comptable (ce qui est de bon sens), ce qui signifie que ce principe doit être ajusté. On ignore comment.
    Troisièmement, cette réforme est despotique. On nationalise le système des retraites, et cela nie le rapport entre le contrat de travail et les retraites, alors qu’il est fondamental. On ignore tout cela, et on crée un grand lit de Procuste, dans lequel les plus grands doivent se couper les membres, tandis que les petits sont écartelés. Et la droite trouve ça très bien, alors qu’elle est censée défendre le contrat.
    Pourquoi la gauche est-elle contre ? Historiquement, elle a toujours hésité entre les droits acquis et les aspirations à la justice, mais ici, la nature du problème est différente : la gauche se fiche de réformes de gauche, pour l’instant son enjeu est de déstabiliser le système.
    Imposer un tel traumatisme à un corps social si fragilisé, juste après les Gilets Jaunes, me paraît extrêmement présomptueux de la part du président de la République. La réforme est systémique, c’est à dire qu’on modifie la modalité d’administration de ses paramètres. En réalité, au lieu d’avoir un âge de départ et des montants de pension connus, on se trouve ici face à de gigantesques inconnus. Tout cela est très anxiogène, et l’échec de la grève ne peut que renforcer les envies de violences des uns et des autres. »

  7. Vous citez : »La réforme est systémique » ce député a tord car le système de retraite actuel est la répartition et le nouveau proposé est la ré&partition, c’est ça le système et il est inchangé. Ce qui change est le calcul qui est actuellement basé principalement sur de trimestres travaillés et le nouveau qui sera un calcul par points.

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