Chine 1989-2019 : de Tiananmen au contrôle social intensif

La Chine s’est éveillée mais le régime chinois ne lui a jamais permis d’atteindre le stade supérieur des libertés civiles. Premier soubresaut paroxystique de la remise au pas marxiste, la répression de Tiananmen se prolonge aujourd’hui « en douceur » dans le contrôle social intensif des citoyens.

Il y a 30 ans, dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 et les jours suivants, le dirigeant communiste chinois Deng Xiaoping mettait brutalement fin à la contestation qui enflait dans le pays depuis le mois d’avril précédent en envoyant l’armée massacrer les milliers d’étudiants massés sur la place Tiananmen de Pékin ainsi que ceux qui tentaient de fuir dans les rues adjacentes. La vidéo d’un mystérieux jeune homme se dressant seul devant une colonne de chars est devenue emblématique du courage et de la détermination des manifestants face à l’implacable répression (26″) :

• Le nombre de victimes n’est pas connu de manière certaine. Les autorités chinoises, écartant toute critique à l’encontre de l’opération de répression au motif que les manifestants n’étaient pas de vrais étudiants mais des criminels qui mettaient le socialisme chinois en danger, évoquent tout au plus 300 morts et 7 000 blessés, dont une majorité de soldats.

Il existe cependant des témoignages glaçants qui laissent penser que ce décompte est très loin de la cruelle réalité.

En 2017, le Royaume-Uni a rendu public un document rédigé par son ambassadeur en Chine le 5 juin 1989, c’est-à-dire le lendemain des événements les plus sanglants de la place Tiananmen. Se basant sur les informations fournies par un proche d’un membre du gouvernement chinois, l’ambassadeur britannique nous livre un récit simplement terrifiant :

« Les étudiants ont cru comprendre qu’ils avaient une heure pour évacuer, mais après seulement cinq minutes, les blindés ont attaqué. (…) Les blindés de transport de troupes de la 27ème Armée ont ouvert le feu sur la foule (…) avant de lui rouler dessus. (…) [Ils ont] roulé sur les corps à de nombreuses reprises, faisant comme une pâte avant que les restes soient ramassés au bulldozer. Restes incinérés et évacués au jet d’eau dans les égouts. (…) Quatre étudiantes blessées qui imploraient d’être épargnées ont reçu des coups de baïonnette. »

Il conclut son télégramme par :

« Estimation minimale des morts civils 10 000. »

Cette estimation est jugée fiable par plusieurs spécialistes de la question et corrobore l’ordre de grandeur avancé dans des documents américains déclassifiés peu de temps auparavant. L’ambassadeur britannique aurait cependant ramené ensuite son estimation initiale à une fourchette de 2 700 à 3 400 morts.

Cela reste colossal et n’enlève rien à la violence aveugle de la répression. En témoignent par exemple 9 photos (dont photo de couverture) prises par un étudiant chinois le 4 juin 1989 entre 6 h 10 et 6 h 25 du matin alors qu’il fuyait la place Tiananmen avec son groupe devant l’avancée des blindés. Echappant par miracle au massacre, il put les confier à une journaliste du « Nouvel Observateur » qui les publia en septembre 1989. Voici le récit de ce quart d’heure mortel :

« Ils ont quitté la place Tiananmen par une petite rue latérale et venaient de rejoindre l’avenue de la Paix céleste (Chang’an en chinois), quand trois chars ont surgi des nuages de fumée et foncé vers eux. Tous ceux qui n’ont pas eu le temps ou la force de sauter les barrières métalliques bordant la chaussée ont été écrasés sous les chenilles. »

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Deng Xiaoping (1904-1997) est réputé avoir été l’artisan de l’éveil puis de l’ouverture de la Chine au monde extérieur. C’est pourtant avec son aval (et contre l’avis des éléments les plus réformistes de son gouvernement) que la répression de la place Tiananmen s’est déroulée.

Initié au marxisme lors d’un séjour en France au début des années 1920, il soutiendra toujours Mao Zedong dans ses entreprises de promotion de l’idéologie communiste contre la bourgeoisie et le capitalisme. Mais l’échec retentissant du « Grand Bond en avant » (1958-1962) qui déboucha sur une famine ayant entraîné la mort de 30 à 40 millions de personnes le pousse à mettre un coup d’arrêt à la collectivisation des terres et à proposer des réformes économiques.

Une attitude qui lui vaudra d’être mis à l’écart par Mao qui, voulant reprendre la main, lance en 1966 sa « Révolution culturelle » pour lutter contre les « traîtres » et les « capitalistes » qui ont selon lui insidieusement infiltré le Parti communiste (encore un million de morts, au bas mot).

A la mort de Mao en 1976, le clan des réformistes l’emporte sur celui des fidèles du Grand Timonier. Rentré en grâce, Deng Xiaoping prend la tête du pays en 1978.

Dès 1979, il visite les Etats-Unis (photo), encourage les échanges avec l’extérieur et met en place un train de réformes connues sous le nom des « Quatre modernisations ». Sont concernées l’agriculture, l’industrie, la science et les technologies et la défense nationale.

Ce vent nouveau d’assouplissement économique ainsi que la Glasnost (transparence) qui se développe en URSS à partir de 1986 entraîne l’émergence d’une demande pour une « Cinquième modernisation » concernant la démocratie, les droits individuels et la liberté d’expression.

Les étudiants, leurs professeurs et de nombreux intellectuels montent au créneau. Ils sont bientôt rejoints par des pans entiers de la société chinoise.

En mai 1989, ce sont plus d’un million de personnes, dont certaines venues de loin, qui se relaient sur la place Tiananmen pour exprimer leur mécontentement (vidéo INA, 03′ 11″). Certains étudiants entament des grèves de la faim, d’autres érigent une « Déesse de la démocratie » rappelant la Statue de la Liberté new-yorkaise (photo).

La suite, c’est la répression sanglante du 4 juin 1989 à Pékin et le tour de vis autoritaire donné dans tout le pays à coup d’arrestations par milliers, condamnations à mort et exécutions capitales nombreuses (mais difficiles à chiffrer précisément, comme tout ce qui entoure la peine de mort en Chine). C’est aussi la répression des médias qui ont soutenu les étudiants et la mise en place d’une censure gouvernementale constante autour de cet événement, même si les internautes rivalisent d’astuces pour contourner les interdits.

• L’ouverture économique de la Chine à la fin du XXème siècle s’est traduite par une baisse considérable de l’extrême-pauvreté en Asie et dans le monde. En 1990, 60,8 % des habitants de l’Asie de l’Est – dont la Chine constitue le plus gros morceau – vivaient sous le seuil international de pauvreté et ils n’étaient plus que 4,1 % en 2015 (voir infographie). En valeur absolue, cela représentait 1 milliard de personnes en 1990 contre seulement 83 millions en 2015. La performance est évidente.

Mais l’histoire de la Chine à l’ère de Deng Xiaoping tend à montrer que les « Quatre modernisations » économiques sont limitées par un plafond de verre à haute teneur en idéologie communiste qui empêche strictement l’accès à la « cinquième modernisation ».

Cela semble d’autant plus vrai que le même schéma est en train de se reproduire avec le dirigeant chinois actuel, Xi Jinping. Arrivé à la tête de la Chine avec une aura de réformateur n’hésitant pas à vanter les mérites du libre-échange (à Davos en 2017), on le voit cependant réduire peu à peu les degrés de liberté du peuple chinois.

Politiquement, il a été réélu pour un second mandat en mars 2018 dernier à l’unanimité des députés chinois, non sans avoir d’abord obtenu la modification de la Constitution afin de pouvoir rester Président à vie.

Economiquement, le Parti communiste chinois étend sans cesse son influence – et la corruption qui va avec. La Chine pratique intensément le contrôle des capitaux, renforce en permanence ses monopoles d’Etat dans tous les domaines et impose une multitude de réglementations spécifiques aux entreprises étrangères – toutes choses qui semblent avoir empiré avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2013, sans oublier la féroce bataille commerciale qui fait rage avec les Etats-Unis.

Socialement, point n’est besoin d’en passer par une répression de type Tiananmen pour domestiquer la population et faire rentrer dans le rang les éventuelles fortes têtes et autres contestataires aux idées libérales nauséabondes puisque le développement technologique du « big data » permet dorénavant d’instaurer une surveillance de tous les instants sur tous les citoyens. Le contrôle social bat son plein en Chine avec l’objectif ultime de mettre un terme à toute opposition politique via un subtil maniement de carotte et de bâton.

La date anniversaire de Tiananmen se rapprochant, Xi Jinping n’a pas négligé de renforcer la surveillance des universités et des étudiants et il a instamment chargé les enseignants de lutter contre les « idées erronées » en intensifiant les cours consacrés à l’idéologie communiste dès les plus petites classes. Il s’agit tout simplement de :

« Former de futures générations bien préparées à rejoindre la cause socialiste. »

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Parallèlement, tout est mis en œuvre pour recentrer la pensée politique chinoise autour du marxisme et lui seul comme en témoigne une émission télévisée de grande diffusion intitulée « Marx avait raison ». On se rappelle qu’il y a un an, à l’occasion du bicentenaire de la naissance du philosophe allemand, Xi Jinping n’avait pas lésiné sur les propos élogieux à son égard :

« Le nom de Karl Marx est encore respecté à travers le monde et sa théorie rayonne encore avec la lumière brillante de la vérité. » (début de cette vidéo)

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« La lumière brillante de la vérité » : une maxime effrayante dans la bouche d’un dirigeant politique tout-puissant en poste à vie.

Le contrôle social commence toujours sous les dehors de l’Etat sympathique qui nous veut du bien. Manger, bouger, veiller à sa santé et prendre soin de la planète – qui pourrait trouver à y redire ? Mais au bout du compte, ce sont bien les opinions qui sont travaillées, pour obtenir l’adhésion aveugle à la « vérité » du pouvoir en place.

Gardons les yeux ouverts et notre esprit en alerte.


Cet article a rejoint ma page « Du côté de chez Marx »Pour plus d’infos sur le contrôle social en Chine, je suggère la lecture de « Êtes-vous un ‘bon’ citoyen ? » (15 avril 18).


Illustration de couverture : L’effroyable répression de la place Tiananmen et rues adjacentes, 4 juin 1989. Photo d’un étudiant chinois, publiée avec 8 autres par le « Nouvel Obs » en sept. 1989.

18 réflexions sur “Chine 1989-2019 : de Tiananmen au contrôle social intensif

  1. Tous les journaux de gauche ont avalé leur chapeau lorsqu’ils ont réalisés l’horreur commise, en bannissant le mot communisme et en essayant jusqu’à aujourd’hui de nous faire gober que le socialisme n’a rien à voir: stupéfiant de mauvaise foi (si ils en avaient les moyens nous savons parfaitement les moyens qu’ils déploieraient eux-mêmes . . .) ils persuadent les idiots utiles de gagner leurs rangs pour des lendemains qui chantent,

  2. Merci à vous pour ce billet, qui complète au moins un autre de vos billets sur la Chine. Seul petit regret : que vous n’ayez pas pris juste quelques lignes de plus pour décrire en quoi consiste exactement ce que vous appelez le terrifiant « contrôle social intensif » que les Chinois connaissent aujourd’hui, au moyen des dernières avancées technologiques. Même si la presse généraliste a publié des articles décrivant ce « contrôle social » (comme le billet auquel vous renvoyez), il faudrait, je crois, le répéter régulièrement. Pour informer sur ce que vivent les Chinois (et là encore La Boétie semble avoir tout compris il y a plusieurs siècles) et pour anticiper ce qui nous attend probablement (voire déjà), même si de manière moins explicite.

  3. Merci pour ce brillant billet.

    Votre conclusion résume parfaitement la méthode qui s’applique en France (nous avons les mêmes chez nous).
    Sous des dehors et prétextes bienveillants, on instille lentement la pensée unique dans l’esprit des masses pour la mieux fédérer à la vérité voulue.

    Penser, c’est désobéir.

  4. Economiquement, la croissance chinoise n’a rien eu de miraculeux : elle vient du passage à une productivité industrielle normale des jeunes quittant la campagne où ils avaient une productivité marginale quasi nulle. Une grosse partie de croissance officielle est gaspillée dans les entreprises publiques qui restent prédominantes et largement gaspillé dans des investissements inutiles : autoroutes et TGV sous utilisés, immeubles vides, surproduction d’acier et de panneaux solaires…
    Il faudrait maintenant fournir un effort de recherche et de développement, ce qui est plus coûteux que l’imitation car les chinois n’ont fait jusqu’à maintenant qu’imiter ou produire à partir des innovations occidentales exclusivement : puces électroniques, logiciels, nouveaux matériaux, bio-pharma, etc…
    La dette dépasse 260 % du PIB, contre 140 % avant la crise de 2008, soit largement plus que les États-Unis, la zone Euro ou le Japon. Pollution, baisse de natalité, faillites en perspectives, Xi réagit par l’autoritarisme : nationalisme exacerbé.
    Un bilan parmi d’autres :
    https://www.yvesmontenay.fr/2019/01/24/croissance-il-ny-a-pas-de-miracle-chinois/
    Soit les mesures de Trump, soit des défauts chroniques feront éclater le modèle sur-vanté mais en bout de course sans pour autant évacuer les conséquences chez nous car le retentissement sera certainement mondial !

  5. Pour rebondir sur le contrôle, social ou non, total du citoyen, un nouveau projet de loi sous couverture écolo-bobo tous azimuts, cap vert et j’en passe..

    Certains vols intérieurs seraient supprimés si le train forcément plus vert peut les concurrencer. On avance naturellement le CO2 toujours très opportun, en faveur du train, le temps consacré au voyage plus les transports aéroport-ville.

    Mais nullement les tarifs prohibitifs d’une SNCF pathétique, au service public totalement dégradé et clavetée par un syndicalisme archaïque; nullement les interrogations sur ses capacités à absorber un surcroît d’activité alors que des précédents déplorables sont légion lors des hautes-saisons. N’évoquons pas même les retards qui sont un rituel.
    Quant à l’aérien, qu’en sera-t-il des emplois forcément menacés ?

    Comme des millions d’usagers, je ne bénéficie d’aucune réduction de tarif sur le rail. Prendre l’avion me coûte deux à trois fois moins cher.
    Je me souviens des Bordeaux Nice de plus de 8 heures, lorsque ils arrivaient à l’heure, jusqu’à la création d’une ligne aérienne sur une compagnie bas-coût en 2012 et une seule heure de vol. Pour moins de 100 € A/R

    La dictature écolo est en marche, tout comme ce gouvernement de nuisibles, que les Européennes n’ont pas même réussi à abattre, au contraire.

    • Mais comme vous n’aurez plus la contrainte du profil dans la société idéale du vivre ensemble, le temps vous permettra de vous cultiver dans les salles de propagande, euh non d’attente. Vous devriez lire le programme d’EELV pour les européennes et le programme de Novethic, c’est ALARMANT mais il faut choisir CREVER ou CREVER.

    • Je n’avais pas vu ce billet au moment où il est paru. je constate que certains commentaires notamment concernant EELV étaient prémonitoires.
      Ils suffit de voir ce que les khmers verts ont fait de Paris ou de Lyon.

  6. bonjour Nathalie,

    ce billet confirme l’impression que j’avais déjà exprimé d’un renferment idéologique de la Chine. Les signaux comme la volonté de contrôler internet et l’intensification de la répression anti-chrétienne semblaient l’annoncer.

    Dans cette optique, ne peut-on pas lire autrement la guerre commerciale qui s’annonce entre Chine et Etats-unis ? Ce conflit qui s’amorce est souvent vu du point de vue américain, comme la volonté de casser un rival sérieux qui monte en puissance. Cependant, coté chinois, en employant le terme de « traité inégal », Xi Jinping reprend le qualificatif employé pour le traité imposé par les britanniques après les guerres de l’opium. Il rappelle une des pires humiliations de l’histoire chinoise, une blessure narcissique toujours à vif chez ce peuple très imbu de sa grandeur.
    Avec cette guerre commerciale qui s’annonce, le dirigeant chinois peut utiliser sans retenue la corde nationaliste. On peut se demander si c’est pour faire face à l’agressivité américaine ou pour reprendre la main en politique intérieure.

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