11 novembre (I) : Frédéric Passy, libéral et Prix Nobel de la paix

Pour commémorer moi aussi le centenaire du 11 novembre 1918, armistice qui mit fin à une boucherie de plus de 4 ans dans laquelle 9,7 millions de militaires et 8,9 millions de civils perdirent la vie de part et d’autre, sans oublier les 21 millions de blessés et autres gueules cassées à tout jamais, je vous propose deux articles :

· Les efforts pour écarter la guerre avec Frédéric Passy (1822-1912), économiste libéral et homme politique français qui fut le premier lauréat du Prix Nobel de la paix en 1901 avec le Suisse Henri Dunant fondateur de la Croix-Rouge (aujourd’hui 4 novembre 2018).

· Les nécessités de la défense lorsqu’une armée ennemie nous menace sur notre sol avec l’histoire des soldats canadiens, embarqués par l’Empire britannique dans un conflit situé à des milliers de kilomètres de chez eux, qui ont repris la crête de Vimy (Pas-de-Calais) aux Allemands en avril 1917 (le 10 novembre 2018).

• Frédéric Passy (photo) étant mort en 1912, on ne saura jamais ce qu’il aurait pensé, dit ou écrit à propos de la « Grande Guerre » qui se montra en tous points conforme à « l’ogre de la guerre qui a trop longtemps dévoré le plus pur de la substance de l’humanité » qu’il dénonça inlassablement.

On sait en revanche qu’il n’était pas de ces pacifistes(1) antimilitaristes et antipatriotiques qui excluent la guerre au nom d’un « fatalisme mystérieux prêché par des lâches résignés à tout, pourvu que la sécurité du jour présent leur soit laissée ».

Il a notamment eu l’occasion de développer sa pensée en 1905 dans une lettre-réponse à Ferdinand Brunetière, membre de l’Académie française et directeur de la Revue des Deux Mondes. Ce dernier considérait (selon la reformulation de Passy dans sa lettre) que :

« Prêcher l’amour de la paix ou, ce qui revient au même, la haine de la guerre, c’est méconnaître à la fois la nécessité et la puissance fortifiante de la lutte, non moins nécessaire et féconde pour les sociétés que pour les individualités. C’est consentir à l’abaissement des caractères, et tenir, sous des noms trompeurs, école de lâcheté. »

Tout en soulignant qu’il existe sous l’uniforme militaire des crimes qui déshonorent ceux qui le portent « par cette redoutable fatalité qui pousse partout la force, quand elle n’est point contenue, à abuser d’elle-même », Passy se défend de vouloir généraliser à tout un corps l’infamie de quelques-uns.

Au contraire, explique-t-il :

« Nous professons en toute occasion, pour le soldat qui accomplit honnêtement son devoir, pour l’armée, qui est la France, et pour le drapeau, qui est le symbole de la patrie, le respect qui leur est dû. »

Rien ne serait plus éloigné de sa pensée que de voir se transformer la recherche de la paix en résignation et non-résistance devant le fait accompli de l’invasion et de la servitude :

« Nous protestons plus que personne contre les doctrines soi-disant humanitaires au nom desquelles on a prétendu ériger en principes démocratiques l’oubli des devoirs individuels ou collectifs, l’indifférence pour le sol sacré de la patrie, et la non-résistance à l’invasion et à la servitude. »

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Ce que son pacifisme lui dicte, ce que les horreurs de la guerre lui commandent, ce n’est pas ce lâche abandon à tout, y compris la fin des libertés vue comme le prix de la sécurité, mais la recherche active de solutions préalables à travers tous les recours possibles de la diplomatie et de l‘arbitrage international pour régler les conflits, de manière à réduire les occurrences de guerre à leur plus « ultime et cruelle extrémité », une fois que toutes les autres options auront été épuisées :

« Et nous voulons que (…) la force ne soit employée que dans la mesure réellement nécessaire ; et que des puissances et des autorités morales, avant d’en venir à la contrainte matérielle, puissent être appelées à faire parler la raison et à dire le droit. »

C’est ainsi qu’en 1867, il fonde la Ligue internationale et permanente de la paix, laquelle, avec l’aide de l’arbitrage de l’Angleterre, obtiendra la même année des résultats dans le conflit qui oppose la France et la Prusse à propos du Luxembourg.

La guerre de 1870-1871 vient jeter à bas tout l’édifice, mais Passy persiste et signe en lançant la Société Française des Amis de la Paix en 1872 puis, alors qu’il est député français depuis 1881, l’Union Interparlementaire pour la Paix ou UIP en 1889. Organisme international dédié à l’arbitrage du droit international, l’UIP annonce indubitablement l’ONU et sa Cour internationale de justice de La Haye qui verront le jour après la Seconde Guerre mondiale.

C’est précisément au titre de fondateur de l’UIP que Frédéric Passy deviendra  en 1901 l’un des deux premiers récipiendaires du Prix Nobel de la paix – le second étant Henri Dunant pour la création de la Croix-Rouge.

• Ce qui est remarquable chez Frédéric Passy, c’est qu’il est venu à son inlassable combat pour la paix à travers l’étude de l’économie et la reconnaissance des bénéfices du commerce et du libre-échange pour le développement de l’humanité, un peu comme le britannique Richard Cobden(2) qu’il admirait grandement.

Pour lui, « la paix est la première condition de la vie et du développement (économique), la paix qui n’est pas la mort mais le travail régulier et fécond de la vie « . Toujours dans sa lettre à Brunetière :

« J’aurais à vous demander s’il n’y a pas, à votre avis, un autre idéal à proposer aux collectivités aussi bien qu’aux individualités ; et si l’émulation généreuse qui les porte à se surpasser par le travail, par la science, par les lettres ; si cette pénétration mutuelle et féconde qui nous fait tour à tour les obligés et les bienfaiteurs les uns des autres n’est pas une forme de développement, d’expansion, j’oserai dire de conquête plus réelle et plus sûre que la sanglante et incertaine expansion par les armes. »

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Né à Paris en 1822 dans une famille d’intellectuels dont plusieurs membres eurent des responsabilités politiques sous la Monarchie de Juillet (1830-1848) et sous le Second Empire (1852-1870), il étudie le droit et entre comme auditeur au Conseil d’Etat.

Sur les conseils de son oncle et de son ami Édouard Laboulaye (celui qui a eu l’idée de la Statue de la Liberté pour commémorer la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis), il abandonne rapidement ce poste pour se consacrer désormais à l’étude et à l’enseignement de l’économie.

Journaliste puis membre de la Société des économistes (fondée en 1842 par des disciples de Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat), il se fait connaître par une série d’écrits économiques riches en exemples et anecdotes très pédagogiques. Il y défend le libre-échange contre le protectionnisme et prône la limitation du rôle de l’Etat « à ce qu’il doit faire, afin de le bien faire. »

Comme Bastiat avant lui, comme son ami Laboulaye, il est opposé à la peine de mort, il combat l’esclavage et le colonialisme, sujet qui le verra s’opposer à Jules Ferry lorsqu’il sera député de Paris de 1881 à 1889, et il adopte une position résolument progressiste à l’égard des femmes :

« Il faut instruire les hommes, et les femmes aussi, puisqu’on s’est enfin avisé un peu tard, que les femmes pourraient bien avoir une intelligence à cultiver aussi bien que les hommes. »

C’est pour toute cette oeuvre, et pour son action en faveur de la paix, qu’il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1877.

Frédéric Passy s’est éteint en 1912 à l’âge de 90 ans, non sans avoir continué à enseigner et à écrire jusqu’à la fin de sa vie.

Il est notamment l’auteur des Causeries économiques d’un grand-père (1905), ouvrage dans lequel il cherche à donner au grand public les bases indispensables mais trop peu connues de l’économie, sous la forme de trente-trois petites conversations simples mais toujours très argumentées entre un grand-père et ses petits-enfants.

Pour conclure, disons simplement que Frédéric Passy fut de bout en bout un homme de paix et un homme de toutes les libertés. Se déclarant membre d’une école de pensée qu’il appelle l’Ecole de la liberté, il a toujours revendiqué instamment sa liberté de pensée et expliqué sans relâche pourquoi il croyait à la liberté – conviction que je partage sans réserve :

« Oui, Messieurs, je crois à la liberté (…) J’y crois parce que je crois que la société humaine est autre chose qu’une collection d’automates attendant d’une main étrangère le mouvement et l’illusion. » 


(1) Notons qu’à l’époque de la WWI, même la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui compromettra ensuite son pacifisme dans une soumission aveugle au communisme, avait adopté sinon « l’union sacrée » du moins une position de « défense nationale » contre l’Allemagne. 

(2) Richard Cobden (1804-1865) était un industriel et homme politique britannique qui s’opposa aux Corn Laws qui établissaient un protectionnisme autour du commerce du grain. Il pensait en outre, comme Passy, Bastiat et tant d’autres libéraux, que le libre-échange favorisait la paix internationale.


L’article « 11 novembre (II) : les Canadiens de la crête de Vimy«  sera publié ici le samedi 10 novembre 2018.


Illustration de couverture : Frédéric Passy est représenté sur une image de la série « Les bienfaiteurs de l’humanité » que la marque de chocolat Guérin-Boutron joignait à ses tablettes de chocolat.

5 réflexions sur “11 novembre (I) : Frédéric Passy, libéral et Prix Nobel de la paix

  1. On comprend pourquoi le libéralisme n’attire pas les gens, au contraire de doctrines plus extrémistes. Qui va se passionner pour Frédéric Passy ? Ce n’est pas un pervers, il n’a pas eu une vie de bâton de chaise, il ne professe rien de scandaleux ou d’amusant… Un type qui est en vignette dans des plaquettes de chocolat ! Vous imaginez la bobine de Marx livrée en prime avec des plaquettes de chocolat ?

    • « Vous imaginez la bobine de Marx livrée en prime avec des plaquettes de chocolat ?

      Ah mais maintenant on y est ! Début de mon article sur Marx :
      « Il y a 200 ans, le 5 mai 1818 à Trèves en Allemagne, naissait Karl Marx. Curieux anniversaire que celui-ci : dans sa ville natale, les vitrines des confiseurs se sont garnies de chocolats Karl Marx et le maire a fait accrocher aux feux tricolores des petits bonhommes barbus à l’effigie du philosophe. »

  2. Je viens d’achever l’école de la liberté de cet auteur. Que c’est clair, que c’est lumineux, écrit dans une langue pure et compréhensible loin du galimatias contemporain.

    file:///C:/Users/Utilisateur/Downloads/L’%C3%A9cole_de_la_libert%C3%A9___[…]Passy_Fr%C3%A9d%C3%A9ric_bpt6k55510798.pdf

    • Comme il y a un petit problème avec le lien ci-dessus, je propose celui de Gallica.

      Le 9 avril 1890, F. Passy, appelé (après d’autres économistes plus collectivistes) à présenter ses thèses économiques devant Société chrétienne suisse d’Économie sociale, commence sa conférence par ces mots :

      « C’est un accusé, votre accueil ne saurait le lui faire oublier, qui comparait aujourd’hui devant vous. Et cet accusé ne se fait aucune illusion sur l’étendue et sur la gravité des charges qui pèsent sur lui. Il sait qu’il n’a pas seulement à se défendre personnellement lui ou ses idées, mais qu’il a à défendre avec lui, avant lui et plus que lui, ses amis, ses collaborateurs et ses maîtres, c’est-à-dire tous ceux dont l’ensemble constitue l’école à laquelle il s’honore d’appartenir, l’école de la liberté. »

      Le libéralisme, toujours accusé.

      C’est aussi ce que constatait Rueff devant ses camarades polytechniciens du groupe X Crise en 1934 :
      « Depuis que votre groupe existe, j’en ai observé la croissance avec le plus vif intérêt, et je crois bien ne pas me tromper en affirmant qu’elle ne s’est pas effectuée dans un sens purement libéral. (…) Je me sens donc parmi vous en état de singularité (..) Je n’en éprouve nul plaisir car ce n’est pas un mol oreiller que le non-conformisme. »

      Rien n’a changé.

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