Vaisselle de Jupiter : c’est la faute à Colbert !

Ainsi donc, nous apprenions récemment que le palais de l’Elysée avait commandé à la Manufacture nationale de Sèvres un service de table de 1200 pièces dont le coût pourrait atteindre 500 000 € selon les savants calculs du Canard enchaîné. Peu après, il était question de la construction d’une piscine hors-sol pour le fort de Brégançon, villégiature présidentielle dont Emmanuel Macron a fait sa résidence d’été privilégiée.

Evidemment, venant juste après les déclarations fracassantes – mais pas complètement injustifiées – du Président sur le « pognon de dingue » englouti dans notre modèle social, et tombant pile au moment où le gouvernement a annoncé que les APL ne seront pas revalorisées comme d’habitude au 1er octobre, ces révélations font désordre.

Il n’en fallait pas plus pour déclencher une jolie petite polémique comme on les aime sur les goûts extravagants de notre Président décidément fort peu « normal » et dont la « verticalité jupitérienne » finit par ressembler à des caprices de star.

Meneur de la fronde, le député Insoumis François Ruffin en a profité une fois de plus pour ironiser sur ce qui, selon lui, caractérise la politique d’Emmanuel Macron :

« Quand on donne aux pauvres, c’est du gâchis. Quand on donne aux riches, c’est de l’in-ve-sti-sse-ment. »

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Sauf que la structure de nos comptes publics montre au contraire que notre modèle est fondé sur une très forte redistribution qui consiste à prendre aux « riches » par l’impôt (par exemple, 25 % de l’IR est payé par 1 % des ménages) et les cotisations sociales (très allégées sur les bas salaires) et à redonner aux « pauvres » via les prestations sociales, le tout aboutissant à des niveaux de dépenses (57 % du PIB), de prélèvement (45,4 %), de déficit (2,6 %) et de dette (97 %) parmi les plus élevés du monde développé.

Contrairement à ce que raconte M. Ruffin, quand un gouvernement décide contre l’opinion dominante de baisser les APL, il ne le fait pas dans le but spécifiquement cynique de « prendre » aux pauvres pour « enrichir les riches », mais pour essayer de mettre fin aux effets pervers d’un interventionnisme apparemment généreux mais en réalité délétère – en l’occurrence l’effet inflationniste sur les loyers.

D’ailleurs, renseignements pris, les deux affaires sus-mentionnées se présentent sous un jour légèrement différent de celui que Ruffin tente d’accréditer. Pour la piscine de Brégançon, les raisons avancées concernent la protection de la vie privée, les impératifs de sécurité qui se compliquent et donc se renchérissent nettement en cas de baignade en mer du Président et sa famille et la possibilité d’y recevoir des chefs d’Etat étrangers.

Le financement (peu élevé, s’agissant d’un bassin hors-sol) se ferait dans le cadre du budget annuel alloué à cette résidence présidentielle, soit 150 000 €. Il est de plus question d’y affecter des recettes qui proviendraient de la vente des produits (mugs, cravates, porte-clefs…) de la nouvelle boutique « Elysée – Présidence de la République ».

Ces recettes permettraient aussi d’avancer sur la rénovation du palais de l’Élysée. Son budget global de fonctionnement a été fixé à 104 millions d’euros pour 2018, soit une augmentation de 3 % sur 2017, mais le budget séparé alloué aux travaux a été mis en suspens. Or il est de notoriété publique que certaines ailes ne sont pas entretenues depuis de nombreuses années.

Concernant directement la commande de vaisselle, le coût total serait de 50 000 € pour rémunérer les deux artistes finalistes qui ont participé au concours, à quoi il faut ajouter le coût de fabrication. C’est ce dernier que le Canard enchaîné a évalué à 500 000 € en se basant sur un prix moyen de 400 € par assiette. Selon la directrice de la Manufacture de Sèvres, le coût n’est pas encore parfaitement connu car chaque assiette est unique, mais il serait plus près de 200 € pièce, soit à peu près 250 000 €.

Evidemment, toute la question est de savoir ce que les Français sont prêts à payer pour assurer la représentation régalienne du chef d’un État qui figure quand même parmi les dix premières économies mondiales. Le misérabilisme qui consiste à s’indigner chaque fois que des travaux de modernisation sont entrepris n’est pas forcément très judicieux.

Il est à noter que tant la vaisselle que la piscine resteront à la Présidence de la République après le départ de M. Macron, tandis que (pour prendre un exemple) le petit aller-retour en avion aux frais du contribuable effectué par Manuel Valls en juin 2015 pour assister à un match de foot (FC Barcelone contre Juventus de Turin) à Berlin représentait bien un abus de bien public et traduisait incontestablement ce détestable sentiment qui fait qu’une fois élus par le peuple nos dirigeants se croient tout permis et n’hésitent pas à mélanger allègrement ce qui relève du service de ce peuple et ce qui relève de leur propre satisfaction.

Aussi, pour moi, remplacer certains éléments de la vaisselle de l’Elysée tous les quinze ou vingt ans ne me semble pas être un grave problème.

En revanche, on découvre à cette occasion que l’État est vraiment doué d’une extraordinaire polyvalence : parmi ses attributions, existe aussi celle de fabriquer de la vaisselle de luxe en porcelaine ! C’est là qu’il y a lieu de se poser quelques questions.

Pour faire retomber la polémique, le gouvernement a fait savoir que le coût de la commande n’impacterait nullement les comptes de l’Élysée puisqu’il relève entièrement des attributions de la Manufacture nationale de Sèvres, laquelle …. est lourdement subventionnée par le ministère de la culture.

En 2016, sur un budget total de 7 millions d’euros, les subventions représentaient 4 millions, les ventes de produits 1,8 millions et les autres recettes type billetterie et mécénat 1,2 millions (page 156 du PDF). D’après le Canard enchaîné, qui relève bien la charge pour le contribuable sans en tirer toutes les conséquences, les subventions 2018 seraient de 4,4 millions d’euros (voir ci-dessous).

Autrement dit, si les besoins de l’Elysée en matière de vaisselle de prestige en lien avec son rang de haut lieu régalien représentent des sommes pouvant aller jusqu’à 500 000 € tous les 15 ou 20 ans, il ne s’agit là que de la pointe émergée de l’iceberg car la Manufacture de Sèvres vit aux frais du contribuable à raison de 4,4 millions d’euros par an, ce qui constitue un tout autre niveau de dépenses. Encore un exemple de la façon dont le budget annuel du ministère de la culture finit par atteindre 6 milliards d’euros en plus des 4 milliards consacrés à l’audio visuel public.

D’ailleurs, concernant les 50 000 € destinés à défrayer les artistes, la manufacture a demandé une petite « rallonge » au ministère de la culture. Quels efforts de productivité et de créativité pourrait-elle faire dès lors qu’elle est assurée de recevoir sa subvention étatique et qu’elle se sait en mesure d’obtenir facilement des enveloppes supplémentaires qu’on pourra commodément mettre sur le compte de la fameuse exception culturelle française ?

On pourrait fort bien imaginer que l’Elysée se fournisse auprès de fabricants privés mis en concurrence et ainsi toujours poussés à améliorer l’attractivité de leurs produits sur le plan du design comme sur celui de la fabrication.

Mais l’on constate que perdure en 2018 le système économique très interventionniste mis au point par Colbert, Contrôleur général des Finances de Louis XIV, dans les années 1660. Selon les thèses du mercantilisme qui régissait alors l’action économique des monarchies absolues, toute son action pour renforcer la puissance économique de la France se déploya dans le triptyque « protectionnisme, subventions et commandes publiques. » On parlerait aujourd’hui d’Etat-stratège.

Datant de 1740, la Manufacture de Sèvres n’a évidemment pas été créée par Colbert lui-même, mais elle correspond exactement à ce type de politique économique, poursuivie sous Louis XV, qui met toute la création de richesse au service de l’Etat plus qu’au service du consommateur. Emmanuel Macron n’en est évidemment pas plus le créateur, mais nombreux sont les traits de son action politique et économique qui visent à restaurer le pouvoir de l’Etat-stratège, notamment le fonds pour les startups et le plan entreprises de Bruno Le Maire.

Nul doute qu’à l’abri des subventions et des petites « rallonges », la renommée et le savoir-faire de la Manufacture de Sèvres ne sont pas trop bousculés par les évolutions du monde extérieur. Mais on voit mal où elle va trouver les ressources entrepreneuriales et créatives pour s’adapter à un marché du luxe dont la branche « arts de la table » sort à grand peine de 10 ans de marasme, autrement qu’en continuant à faire ce qu’elle a toujours fait grâce à la manne d’un financement étatique assuré tandis que les consommateurs sont demandeurs d’autre chose.

Quant à François Ruffin, notons combien son ironie tombe à plat. En commandant ce service de table, Macron n’a pas fait autre chose que de s’inscrire exactement dans ce que la France insoumise, la CGT et pas mal d’autres attendent de l’Etat : qu’il intervienne lourdement dans l’économie et qu’il soutienne des entreprises incapables de vivre par elles-mêmes. Si ce n’est pas au nom de notre modèle social ou de nos services publics, rassurez-vous, il reste encore notre exception culturelle à bichonner.


Illustration de couverture : A gauche, Colbert (1619-1683), à droite, assiettes de la Manufacture de Sèvres.

12 réflexions sur “Vaisselle de Jupiter : c’est la faute à Colbert !

  1. Evidemment, Macron ne pouvait pas commander des assiettes en plastique, puisqu’elles font bobo aux phoques et aux poissons, et qu’on va les interdire (si ce n’est déjà fait). Mais il aurait peut-être pu passer commande d’assiettes en carton bio ? Dessinées par un artiste camerounais transgenre ? Ca nous aurait coûté beaucoup moins cher, et Jack Lang aurait été content.

    (Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les gnomes de Bruxelles nous obligent à être de plus en plus sales. Ils ont interdit les assiettes en plastique, qui permettaient d’éviter la vaisselle qui traîne dans l’évier, ils ont réduit la quantité d’eau dans les machines à laver, ils veulent nous obliger à laver nos vêtements avec de l’eau moins chaude, ils ont interdit les aspirateurs puissants qui nettoyaient trop bien, et bientôt ils vont interdire les coton-tige en plastique…)

  2. Et à Limoges, il n’y a pas aussi de belles choses ? mon point étant que les entreprises qui œuvrent dans la vaisselle très haut de gamme, ou la cristallerie ne sont pas, à ma connaissance nationalisées. Merci Nathalie de recentrer le débat sur l’essentiel la présentation de cette histoire par les médias allant dans le sens de la FI, évacuant toute réflexion.

  3. Il parait que le service n’a pas été changé depuis René Coty, c’est à dire au plus tard 1958, soit depuis quand même soixante ans. On peut dire qu’elle est amortie, la vaiselle.
    Les journalistes et les élus ensembles gonflent l’accessoire pour planquer les vrais problèmes de fond, gaspillages à gogo pour acheter des prestations plus que douteuses aux copains ou investissements irresponsables comme autolib’ malgré avertissements nombreux…

  4. Qu’on donne la manufacture de Sèvres à LVMH, Kering ou Hermès, ça nous coûtera plus rien et l’un de ceux-là fera des prodiges de créativité pour engranger des bénéfices pour nous tous et notre plus grand bien !

  5. Il faut reconnaître que la vaisselle s’évapore. Un journaliste a raconté comment, juste après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, des pontes du PS, arrivant à l’Elysée pour je ne sais quelle réunion, se sont empressés de glisser dans leur sacoche une ou deux assiettes de Sèvres, en guise de souvenir « républicain ». Ils avaient dû être rappelés à l’ordre…

    Si les assiettes de René Coty disparaissent au même rythme que les meubles et les tableaux anciens prêtés par le Mobilier national aux diverses ambassades, ministères et préfectures, il ne doit, en effet, plus rester que de l’Arcopal. Une firme française, Môssieur !

    http://www.arc-intl.com/fre/Groupe

  6. @ Tino : Le dernier grand service commandé date de 2000 (Chirac) d’après ce document :
    http://www.museepresidentjchirac.fr/fileadmin/user_upload/Site_SARRAN/Expo_Dossier/FP_Table_elysee.pdf
    Il faut dire que @Robert n’a pas tort, la vaisselle et le mobilier « s’évaporent » et on a vu des cas de préfets poursuivis pour vol de pièces appartenant au mobilier national.
    http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/10/12/01016-20111012ARTFIG00719-lesemplettesembarrassantes-del-ex-prefete-de-lozere.php

    Ca a l’air d’être un beau bazar dans les inventaires et les greniers de l’Etat :
    « il arrive que certaines toiles soient tellement bien cachées dans les combles des musées, mairies, préfectures, ambassades… qu’on finisse par les oublier. La preuve au musée des Beaux-Arts de Menthon où la conservatrice Elsa Puharre a finit par retrouver une nature morte du peintre tchèque Othon Coubine (1883-1969) : « Elle était dans les combles, cachées par d’autres œuvres empilées… Il fallait farfouiller pour la trouver ».
    https://culturebox.francetvinfo.fr/patrimoine/perdus-ou-voles-ces-tresors-du-mobilier-national-qui-restent-introuvables-270845

    L’Etat ferait mieux de mettre régulièrement aux enchères toutes ces pièces qui ne servent à rien et qui ne sont pas dignes de rentrer dans les collections d’Orsay ou du Louvre. Elles pourraient trouver une nouvelle vie auprès d’amateurs ou de collectionneurs qui en prendraient certainement meilleur soin.

  7. J’aime bien l’ironie de votre conclusion : « En commandant ce service de table, Macron n’a rien fait d’autre que de s’inscrire exactement dans ce que la France insoumise, la CGT et pas mal d’autres attendent de l’État : qu’il soutienne des entreprises incapables de vivre par elles-mêmes ».

    En conséquence j’adhère au 2° commentaire de Tino sur la privatisation de la Manufacture de Sèvres 🙂

  8. Evidemment Agnès Verdier Molinié ne s’est pas gêné pour faire les comptes des inventaires avec objets perdus, volés, négligences, tout vous saurez tout !
    http://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/patrimoine-mobilier-de-letat
    Et même qu’à la Manufacture de Sèvres, certaines oeuvres ne sont plus « localisées » !!!!!
    Et le petit détour par les FRACs est pas mal non plus :
    http://www.ifrap.org/sites/default/files/SPIP-IMG/pdf/frac-regions-art-contemporain-charlotte-uher-fondation-ifrap.pdf
    Vous avez raison Nathalie, nous vivons toujours à l’époque de Colbert.

  9. Cela dit, Françoise Nyssen veut faire le ménage au Mobilier national, paraît-il. Ca n’excuse pas son passage de brosse à reluire sur les pompes à Jeff Koons et sur son « cadeau » à Paris.

    Tu parles d’un cadeau… une « sculpture » de tulipes géante et hideuse, dont Môssieur attend, bien entendu, qu’elle soit installée dans la ville à un emplacement prestigieux… histoire de faire monter sa cote… Quelqu’un peut m’expliquer ce qu’un bouquet de tulipes moches a à voir avec le terrorisme musulman, et ses attentats qu’il est censé déplorer ? Le culot de ces commerçants baptisés artistes contemporains n’a pas de bornes…

  10. Si Colbert est fréquemment évoqué quand on parle d’Etat Stratège, on oublie (chez les libéraux comme chez les tenants de l’interventionnisme) qu’il disait aussi que l’Etat devait cesser d’aider une entreprise si elle n’était pas rentable au bout de cinq ans.
    A cette aune, combien de perfusions devrait-on arrêter en France ?

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