Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (II)

Cet article est la suite de Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (I) publié avant-hier sur ce blog. Il raconte comment les abeilles sont parvenues à surmonter tous les dangers qui les guettaient grâce aux efforts des apiculteurs et grâce au vaste marché de la pollinisation.

Bonne lecture et bon 8 mai !

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Cet article de Shawn Regan a été publié initialement à l’été 2017 par le site en ligne Reason – « free minds and free markets » – sous le titre How Capitalism Saved the Bees, puis il a été repris en français le 1er août 2017 par Contrepoints.

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Comment le capitalisme a sauvé les abeilles,
Partie II (Traduction Nathalie MP)

Adaptation

Depuis la fin des années 1860, les Etats-Unis ont connu 23 épisodes majeurs d’effondrement des colonies d’abeilles. Parmi les menaces les plus récentes, citons le varroa destructor et l’acarapis woodi, deux acariens parasites des abeilles qui firent leur première apparition en Amérique du Nord dans les années 1980. Le second, qui s’attaque aux voies respiratoires des abeilles, notamment la trachée (d’où son surnom d’acarien de la trachée), a dévasté les ruches de nombreuses régions avant que les abeilles réussissent à développer des résistances génétiques. Le premier, sorte de tique qui suce le sang des abeilles, demeure encore aujourd’hui un fléau pour les apiculteurs. Ajoutons à cela la loque américaine qui attaque les larves, le nosema qui envahit les intestins et la maladie du « couvain plâtré » (ou ascosphérose) qui s’attaque aussi aux larves.

Les apiculteurs ont mis au point des stratégies variées pour combattre ces maladies, notamment via l’utilisation d’acaricides et fongicides. Alors que le syndrome d’effondrement soulève de nouveaux défis et provoque des taux de mortalité encore plus élevés, l’industrie apicole a trouvé des moyens de s’adapter.

La reconstitution des colonies perdues fait partie de la routine de l’apiculture moderne. La méthode la plus utilisée consiste à partager une colonie saine en de multiples ruches – un procédé que les apiculteurs appellent « faire de la croissance ». Les nouvelles ruches, dites « ruchettes » ou « ruches divisées », ont besoin d’une nouvelle reine fécondée qu’il est possible d’acheter chez des éleveurs spécialisés. Ces derniers produisent des reines par centaines de milliers chaque année. Une nouvelle reine coûte environ 19 dollars et peut être expédiée chez l’apiculteur du jour au lendemain. (Dans sa publicité en ligne, un éleveur explique que ses reines sont très prolifiques, qu’elles sont connues pour leur rapide croissance de printemps et qu’elles sont … « extrêmement douces. ») L’apiculteur peut aussi produire ses propres reines en nourrissant des larves avec de la gelée royale.

En général, les apiculteurs partagent leurs ruches avant le début de la saison de pollinisation ou plus tard dans l’été par anticipation des pertes hivernales. Les nouvelles ruches produisent rapidement un nouveau couvain, lequel peut être suffisamment fort pour polliniser des cultures au bout de six semaines. La plupart du temps, les apiculteurs se retrouvent avec plus d’abeilles suite au partage de ruches que ce qu’ils perdent pendant l’hiver. Au total, ils n’enregistrent pas de perte nette dans leurs colonies.

Une autre façon de reconstituer une colonie consiste à acheter des « paquets d’abeilles » pour remplacer une ruche vide. (Un paquet de 1,5 kg coûte dans les 90 dollars et comprend approximativement 12 000 ouvrières et une reine fécondée.) Une troisième méthode revient à remplacer une reine âgée par une plus jeune. Une reine est productive pendant une ou deux saisons ; après cela, son remplacement a pour effet de revigorer la ruche. Si la nouvelle reine est acceptée – et c’est souvent le cas lorsqu’elle est installée par un apiculteur expérimenté – la ruche sera productive dès son arrivée.

Le remplacement des colonies perdues par division des ruches existantes est incroyablement simple et peut être accompli en 20 minutes. De plus, les nouvelles reines et les abeilles en paquets sont peu coûteuses. Si un apiculteur professionnel perd 100 ruches, leur remplacement aura un coût – le prix de chaque nouvelle reine plus le temps nécessaire pour éclater les ruches restantes – mais il est peu probable que ce soit synonyme de désastre. Et comme les nouvelles ruches peuvent être opérationnelles en un temps record, il n’y aura pas (ou peu) de temps perdu pour la pollinisation ou la production de miel. Tant que les apiculteurs possèdent des ruches saines aptes à la division, ils sont assurés de pouvoir reconstituer facilement et rapidement leurs colonies perdues. 

L’effondrement des colonies

Mais les abeilles meurent, encore et encore.

A l’automne 2006, David Hackenberg, apiculteur en Pennsylvanie, alla vérifier un groupe de ruches qu’il avait laissées sur un terrain de gravier près de Tampa. Il découvrit avec surprise que les ruches étaient pratiquement vides. Pas d’abeilles adultes, pas d’abeilles mortes – juste une reine esseulée et quelques jeunes abeilles à la traîne dans chaque ruche. Les autres avaient purement et simplement disparu. Au total, Hackenberg venait de perdre plus des deux tiers de ses 3 000 ruches. Dans les semaines qui suivirent, d’autres apiculteurs se mirent eux aussi à faire état de problèmes similaires. En février 2007, l’étrange phénomène reçu un nom : le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles.

Les apiculteurs ont toujours enregistré des pertes hivernales en raison des parasites, des animaux nuisibles et des maladies, mais ceci était différent. L’effondrement était largement répandu et bien plus mortel. Cet hiver-là, les apiculteurs de tout le pays perdirent 32 % de leurs colonies, c’est-à-dire plus de deux fois leur taux moyen d’effondrement hivernal. Des mortalités similaires furent rapportées en Europe, en Inde et au Brésil.

Le problème captura l’attention mondiale, notamment parce qu’il était mystérieux. Hackenberg et ses collègues ne trouvèrent pas de preuves que des acariens ou tout autre forme d’infection qui tue habituellement les abeilles soient passés par là. Les ruches étaient encore pleines de miel, de pollen, d’œufs et de larves. Mais les abeilles ouvrières étaient parties.

Dix ans après, les scientifiques débattent encore des causes du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles. Les chercheurs ont été incapables d’épingler un coupable précis. La plupart pensent maintenant qu’une grande variété de facteurs sont en jeu, dont des infections, de la malnutrition et des agents pathogènes.

Les ONG environnementales telles que Greenpeace et le Natural Resources Defense Council (Conseil de défense des ressources naturelles) stigmatisent souvent les néonicotinoïdes et demandent des réglementations afin de restreindre leur utilisation. Il s’agit d’une classe de pesticides « systémiques » : ils sont diffusés sur les graines et absorbés par toute la plante à mesure qu’elle grandit. L’Union européenne a mis en place une interdiction partielle des néonicotinoïdes en 2013 en raison d’un possible impact négatif sur les abeilles, mais l’EPA (l’agence américaine de protection de l’environnement) n’a pas encore pris une telle mesure.

Au début de l’année, l’EPA a même jugé que quatre néonicotinoïdes communément utilisés « ne causent pas de dangers significatifs aux colonies d’abeilles », bien que ce résultat soit contesté par les ONG environnementales. De plus, un certain nombre de constatations récentes semblent montrer que l’interdiction européenne a causé plus de mal que de bien en encourageant les fermiers à utiliser d’autres pesticides, plus dangereux pour les abeilles. 

Une économie qui bourdonne

Pour voir combien les stratégies des apiculteurs ont été efficaces contre le syndrome d’effondrement des colonies, regardons les données de l’étude apicole annuelle du ministère américain de l’agriculture. En 2016, il y avait 2,78 millions de colonies d’abeilles aux Etats-Unis – 16 % de plus qu’en 2006, année de début du syndrome. En fait, il y a plus de colonies dans le pays aujourd’hui que pendant les 25 dernières années. La production de miel ne montre pas plus de tendance à la baisse. L’an dernier, les apiculteurs américains ont produit 73 000 tonnes (161 millions de livres) soit légèrement plus qu’au début du syndrome d’effondrement.

Quel fut l’impact de la nécessaire reconstitution des colonies perdues ? Dans un nouveau document de travail, l’économiste Randal Rucker de l’université d’Etat du Montana, l’économiste Walter Thurman de l’université d’Etat de Caroline du Nord et l’entomologiste Michael Burgett de l’université d’Etat de l’Oregon sont arrivés à une conclusion surprenante : le syndrome a eu des effets pratiquement indétectables sur l’économie. Même avec l’obligation de reconstituer les ruches en permanence, les coûts additionnels pour les apiculteurs ou pour les consommateurs furent négligeables.

Remerciez la persévérance des apiculteurs et la résilience des marchés de pollinisation. Pour reconstruire après les pertes hivernales, les apiculteurs doivent acheter des quantités de plus en plus importantes de paquets d’abeilles et de reines fécondées à des éleveurs spécialisés. Et pourtant, même les prix des abeilles n’ont pas été affectés par l’accroissement de la demande provoqué par le syndrome d’effondrement. Après avoir contrôlé les tendances préexistantes, les chercheurs ont analysé les données annuelles disponibles dans les publicités publiées dans l’American Bee Journal (un magazine américain d’apiculture) et ils n’ont trouvé aucun accroissement mesurable dans les prix des abeilles. L’une des raisons vient de ce que l’offre est extrêmement élastique : les éleveurs professionnels sont capables de fournir d’énormes quantités de reines en très peu de temps, souvent moins d’un mois, pour répondre à une demande en croissance.

Le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles a cependant eu un effet significatif sur un prix, celui des commissions de pollinisation que les apiculteurs facturent aux producteurs d’amandes. Il a plus que doublé depuis le début des années 2000. Les chercheurs attribuent une part de cette augmentation – grosso modo 60 dollars par colonie – au déclenchement du syndrome d’effondrement. Mais même cet impact a un aspect positif pour les apiculteurs : dans certains cas, la hausse des commissions de pollinisation a plus que couvert le coût de reconstitution des colonies perdues.

Si cette augmentation a parfois accru les coûts des producteurs d’amandes, l’effet sur le consommateur final est resté négligeable. Selon Rucker, Thurman et Burgett, le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles a augmenté le prix d’une livre d’amandes de 1 % – à peine 8 cents pour une boîte de Smokehouse Almonds. Et dans la mesure où la production d’amandes est l’un des secteurs agricoles le plus dépendant des abeilles pour la pollinisation, les chercheurs considèrent qu’il s’agit là d’une estimation haute de l’impact du syndrome d’effondrement sur le prix des fruits et légumes. 

Un exemple édifiant – que les journalistes devraient fuir

Si nous étions vraiment en train de vivre une « beepocalypse », le nombre de colonies et la production de miel seraient en déclin, les prix associés à la reconstitution des ruches perdues seraient en forte augmentation et le prix des récoltes les plus dépendantes des abeilles seraient également en hausse. Or aucun de ces éléments n’est à l’ordre du jour.

L’apiculture professionnelle moderne exerce un stress réel sur les apiculteurs et les abeilles. Mais nous ne devrions pas exagérer leur sort ni négliger de constater combien ils se sont adaptés à un monde en plein changement. Pour reprendre les mots de Hannah Nordhaus, auteur en 2011 de La complainte de l’apiculteur, les histoires à faire peur qui rôdent autour du syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles « devraient servir d’exemple à ne pas suivre pour les journalistes écologistes pressés d’écrire la prochaine histoire à succès du déclin environnemental. »

Il est vrai que notre obsession pour la disparition des abeilles nous a sans doute empêchés de nous inquiéter d’autres désordres écologiques plus importants. Les pollinisateurs sauvages tels que les bourdons ou les papillons semblent réellement en déclin à cause du développement agricole et de la disparition de leur habitat. Et contrairement aux abeilles, il n’y a pas d’apiculteurs professionnels susceptibles de s’occuper d’eux.

Au début de cette année, l’un de ces pollinisateurs sauvages, le bombus affinis (bourdon d’Amérique du Nord) a été inscrit sur la liste des espèces en danger aux Etats-Unis. Les monarques (papillons) semblent se raréfier également.

Mais tandis que les médias crient au désastre et que le gouvernement fédéral tente de mettre sur pied une « stratégie nationale de pollinisation », les apiculteurs professionnels ont tranquillement reconstitué leurs colonies jusqu’à atteindre des nombres supérieurs à ce qu’ils étaient avant le début du syndrome d’effondrement il y a dix ans.

Au lieu de rester cois devant la disparition de leurs abeilles sous le coup des maladies ou des parasites, ces apiculteurs itinérants continuent d’arpenter les routes de récolte en récolte, au volant de leurs camions pleins d’abeilles et de miel, afin d’apporter les services de pollinisation que notre agriculture moderne réclame – bref, ils sont affairés comme… vous savez qui. FIN


Illustration de couverture : Abeille en vol. Photo de Thomas Bresson sur Wikimedia Commons.

2 réflexions sur “Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (II)

  1. Voir « Des abeilles et des hommes »
    http://www.dailymotion.com/video/x16c5rd
    Et ne pas négliger que les abeilles vivent du pollen des fleurs. Si moins de fleurs, moins de nourriture pour les abeilles et la famine crée des fragilités aux maladies et aux prédations. Or nos printemps en Europe ne sont pas toujours très ensoleillés et nos cultures intensives occupent de grandes étendues qui repoussent et éliminent les fleurs sauvages et leur nombre.

  2. Je croyais que la question de la disparition des abeilles se posaient justement avant tout par rapport pollinisateurs sauvages, abeilles solitaires, bourdons et papillons dont vous faites mention. Le bee-apocalypse dans ce cadre là n’est toujours pas en voie de résolution, il me semble. Ou plutôt, ce que suggère l’article, est que les abeilles sauvages sont vouées à disparaître au profit des abeilles domestiques…

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