Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (I)

Les beaux jours reviennent, et avec eux, les petites feuilles vertes, les fleurs, les papillons et … nos gentilles abeilles. Quel soulagement !

On les croyait vouées à la disparition à cause des pesticides à base de néonicotinoïdes. Il semblerait finalement qu’au sein d’un ensemble de menaces variées, elles aient plus à craindre d’un acarien très féroce connu sous le sympathique petit nom de varroa destructor.

Mais grâce aux efforts des apiculteurs, grâce au vaste marché de la pollinisation, nos abeilles sont parvenues à surmonter tous les dangers ! C’est cette histoire que je vous propose de découvrir ci-après (en deux parties) dans un passionnant article de Shawn Regan que j’ai traduit l’été dernier pour Contrepoints.

Bonne lecture et bon dimanche !

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Cet article de Shawn Regan a été publié initialement à l’été 2017 par le site en ligne Reason – « free minds and free markets » – sous le titre How Capitalism Saved the Bees, puis il a été repris en français le 1er août 2017 par Contrepoints.

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Comment le capitalisme a sauvé les abeilles,
Partie I (Traduction Nathalie MP)

Dix ans après les premières alertes sur l’effondrement des colonies d’abeilles, les entreprises de pollinisation ont écarté tout risque de « beepocalypse ».

Vous avez déjà entendu cette histoire : les abeilles sont en train de disparaître. A partir de 2006, des apiculteurs se sont mis à faire état de pertes hivernales aussi importantes que mystérieuses. Les abeilles ne se contentaient pas de mourir – elles abandonnaient purement et simplement leurs ruches. Ce phénomène étrange, baptisé syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles, est rapidement devenu général. Depuis, les apiculteurs témoignent régulièrement de décès supérieurs à la normale chez leurs abeilles, suscitant des inquiétudes à propos d’un possible « printemps silencieux » qui nous guetterait.

Les médias n’ont pas attendu longtemps pour crier au désastre. Time se mit à parler de « bee-pocalypse » tandis que Quartz opta pour « beemaggedon ». En 2013, la National Public Radio déclara « que les récoltes avaient atteint un point critique » et une couverture de Time prédisait « un monde sans abeilles ». Dans la recherche d’un coupable, toutes les causes imaginables ont été évoquées, des OGM aux pesticides en passant par les téléphones portables et les lignes électriques à haute tension.

L’administration Obama a créé un groupe de travail afin de développer une « stratégie nationale » pour promouvoir les abeilles et les autres pollinisateurs, ce qui s’est traduit par 82 millions de dollars de fonds fédéraux en faveur de la santé des pollinisateurs et de la protection de 3,5 millions d’hectares de terres agricoles. Cette année, les marques Cheerios et Patagonia ont lancé des campagnes « Sauvons les abeilles » ; Patagonia fait aussi circuler une pétition demandant aux autorités fédérales de « protéger les populations d’abeilles » en imposant des règles plus strictes dans l’utilisation des pesticides.

Il est parfaitement normal qu’une menace sur les abeilles provoque de l’inquiétude. Elles pollinisent une grande variété de cultures importantes pour notre alimentation – à peu près le tiers de ce que nous mangeons – et selon le ministère américain de l’agriculture, elles contribuent chaque année à l’économie à hauteur de 15 milliards de dollars environ. Et les apiculteurs continuent de faire mention d’effondrements des colonies supérieurs à la moyenne. En 2016, les apiculteurs américains ont perdu 44 % de leurs colonies par rapport à l’année précédente, soit la seconde perte la plus importante en dix ans.

Mais voici ce que vous n’avez peut-être pas entendu. Malgré les taux de mortalité en hausse, il n’y a pas eu de baisse du nombre total des colonies d’abeilles aux Etats-Unis depuis dix ans. En réalité, il y a plus de colonies dans le pays aujourd’hui que lorsque le syndrome d’effondrement a commencé.

Les apiculteurs se sont montrés incroyablement habiles pour faire face à ce défi. Grâce à un marché des services de pollinisation particulièrement actif, ils ont répondu à la croissance des taux de mortalité par la reconstitution rapide des ruches – et ceci, sans affecter les consommateurs. Leur histoire, largement ignorée par la presse, est remarquable : c’est celle d’un combat marqué par l’adaptation et la résilience. 

Le « Bee Business »

L’apiculture commerciale existe d’abord pour permettre aux plantes de se reproduire. Certaines céréales comme le maïs ou le blé peuvent compter sur le vent pour acheminer le pollen des étamines au pistil. Mais d’autres ont besoin d’aide – les fruits et tout ce qui est noix et noisettes notamment. Et comme les agriculteurs ne peuvent pas toujours s’en remettre uniquement aux oiseaux, chauves-souris et autres pollinisateurs naturels, ils se tournent vers les abeilles pour jouer le rôle d’inséminateur artificiel. Lancées dans la nature par milliers, les abeilles améliorent la qualité et la quantité des productions de la ferme, tandis que les plantes fournissent en retour le nectar que les abeilles butinent pour produire le miel.

Les abeilles sont comme un troupeau et leurs propriétaires en sont les éleveurs. Ils leur procurent une nourriture adéquate ainsi que les soins vétérinaires nécessaires. Contrairement aux bourdons et aux guêpes, les abeilles ne sont pas originaires d’Amérique du Nord. On pense que la première espèce commerciale, l’abeille européenne, a été introduite par des colons anglais au XVIIème siècle.

Les apiculteurs professionnels sont des nomades. Ils transportent leurs ruches à travers le pays dans des semi-remorques afin de « suivre les floraisons », effectuant les déplacements de nuit lorsque les abeilles sont au repos. En général, ils se rendent en Californie au début du printemps pour polliniser les amandes. Ensuite, ils suivent leurs propres itinéraires. Certains vont en Oregon et dans l’Etat de Washington pour les pommes, les poires et les cerises ; d’autres se dirigent vers les vergers de New York. D’autres pollinisent les fruits et légumes de Floride au début du printemps avant de remonter vers le Maine pour les myrtilles.

Comme dans tous les grands voyages de ce genre, des accidents peuvent arriver, comme lorsqu’un apiculteur, Lane Miller, fracassa son camion dans un canyon près de Bozeman (Montana) en 2014. Plus de 500 ruches furent renversées sur la chaussée, soit environ 9 millions d’abeilles somnolentes et en colère. « Les abeilles étaient si agitées que vous pouviez à peine distinguer les apiculteurs ou les décombres de l’accident », déclara le capitaine des pompiers qui officia à l’époque. La route fut finalement ré-ouverte au bout de 14 heures, non sans des centaines de piqures pour les sauveteurs et le renfort d’une équipe d’apiculteurs d’urgence.

Mais dans l’ensemble, ces périples se déroulent sans incidents. Après la saison des floraisons, les apiculteurs déplacent leur centre d’intérêt de la pollinisation à la production de miel. Beaucoup de produits agricoles tels que les pommes ou les amandes nécessitent l’intervention des abeilles pour leur pollinisation, mais ils ne fournissent pas assez de nectar afin de permettre des productions de miel suffisantes. Aussi, pendant l’été, les apiculteurs prennent souvent la direction du Midwest pour y faire « paître » leurs abeilles. Ils installent les ruches dans les champs à proximité de tournesols, de trèfles ou de bleuets. Ces fleurs fournissent du nectar en abondance, ce qui permet aux abeilles de produire de grandes quantités de miel. A la fin de l’été, les apiculteurs remettent leurs ruches sur les camions et ils les emmènent dans le sud pour leur faire passer l’hiver sous des climats plus cléments.

Certains observateurs prétendent que cette itinérance annuelle contribue au syndrome d’effondrement des colonies. Pour le journaliste Michael Pollan, spécialiste de l’alimentation et militant anti-agribusiness, « le mode de vie des abeilles d’aujourd’hui, un peu comme celui du bétail dans les grandes fermes industrielles, provoque chez elles un tel stress et il altère tant leur système immunitaire, qu’elles sont devenues vulnérables à n’importe quel agent infectieux qui se présente. » C’est ce qu’il écrivait dans le New York Times en 2007. Mais ce sont précisément ce nouveau style de vie et le développement d’un marché actif des services de pollinisation qui ont permis aux abeilles européennes de faire face aux maladies et de prospérer sur notre continent.

La fable des abeilles

Avant 1970, la thèse dominante chez les chercheurs voulait que l’existence même d’une industrie de la pollinisation soit un problème. Dans un article de 1952, l’économiste J. E. Meade (ainsi nommé très à propos, « meade » voulant dire hydromel) développa l’idée que la pollinisation par les abeilles était un « facteur non rémunéré » de la production de pommes, dans la mesure où les propriétaires des vergers et les apiculteurs ne coordonnaient pas leurs décisions d’exploitation. L’un et l’autre produisent ce que les économistes appellent des « externalités positives » ou bénéfices collatéraux pour l’autre partie, causant ainsi des inefficiences. Puisque « le producteur de pommes ne peut pas facturer l’apiculteur pour le nectar produit dans ses vergers et consommé par les abeilles », Meade considérait qu’il « fallait imposer un certain nombre de taxes et de subventions. »

(Comme de bien entendu, Washington ne tarda pas à mettre en place un programme de soutien du prix du miel dans le but de favoriser la pollinisation. Ce programme fut brièvement interrompu en 1996, mais connut une nouvelle vie depuis lors.)

Cependant, un peu plus tard, un autre économiste se pencha sur le fonctionnement effectif du marché de la pollinisation. Dans une étude de 1973, Steve Cheung mit au jour de nombreux contrats noués entre les apiculteurs et les producteurs de fruits afin de surmonter le problème identifié par Meade. Tout ce qu’il eut à faire fut d’ouvrir les pages jaunes de l’annuaire téléphonique pour trouver des listes de services de pollinisation. La « fable des abeilles » – ainsi que Cheung appelait la thèse de Meade – n’était que de la théorie de salle de classe. Dans la vraie vie, les fermiers et les apiculteurs n’avaient aucune difficulté à trouver un terrain d’entente par eux-mêmes.

Dans certains cas, les fermiers payaient les apiculteurs pour qu’ils viennent polliniser leurs champs ; dans d’autres, les apiculteurs payaient les producteurs de fruits pour avoir de droit d’installer leurs ruches dans les vergers. Tout dépendait de l’activité (pollinisation ou production de miel) qui générait le plus de valeur dans le cas considéré. L’accord impliquait parfois un échange de miel aussi bien que d’argent. Au passage, l’exemple central de Meade a été complètement retourné : la pollinisation des pommes ne produisant guère de miel, c’est l’apiculteur qui facture le fermier, pas l’inverse.

Les détails diffèrent selon les situations particulières, mais le marché des services de pollinisation existe et il fonctionne plutôt bien. Aujourd’hui, l’apiculture commerciale représente un marché de 600 à 700 millions de dollars qui couvre toutes les régions du pays. Et maintenant, les apiculteurs et les fermiers travaillent ensemble pour s’attaquer à un nouveau défi : la mortalité des abeilles.

A suivre ! Seconde partie ici : Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (II) (8 mai 2018)


Illustration de couverture : Abeille en vol. Photo de Thomas Bresson sur Wikimedia Commons.

6 réflexions sur “Comment le capitalisme a sauvé les abeilles (I)

  1. « La Fable des Abeilles », livre de Bernard Mandeville paru en 1714 à Londres, est un texte fondateur de l’économie (traduction chez Vrin). Il a probablement influencé David Hume et Adam Smith.
    Je regrette que vous ne mentionniez pas ce grand ancêtre pour expliquer le titre, repris par Cheung.

  2. La beeapocalyse est une création des activistes d’ONG qui prospèrent sur les peurs pour récolter des fonds. En incriminant le Grand Satan : Monsanto.

    Nous savons que les abeilles ne dépérissent pas, il y a même des ruches sur les toits de Paris, il y a juste des données corrigées des variations saisonnières.
    Les difficultés que peuvent connaître les apiculteurs viennent :
    1. d’un acarien parasite des abeilles (varroa)
    2. du frelon asiatique, prédateur des abeilles
    3. d’un champignon, nosema, qui abime la ruche
    4. les néonics, dont les études sont toujours biaisées (mettre une puce sur le dos d’une abeille, c’est, à coup sûr, la désorienter, de même la soumettre à des surdoses de produits pour les besoins de la démonstration).
    Vous avez un blog dédié, celui de Wackes Seppi ( = André Heitz, onusien retraité, section droits intellectuels en biotechnologie), il a fait des compliments à un précédent papier de Nathalie MP et H16 :
    http://seppi.over-blog.com/2015/12/glane-sur-la-toile-38-ecologie-positive-et-les-abeilles-sur-contrepoints.html

  3. Ah, zut ! Ce n’est donc pas la fin du monde ? Je suis déçu, déçu, déçu…

    Et au fait : « Il est parfaitement normal qu’une menace sur les abeilles provoque de l’inquiétude. Elles pollinisent une grande variété de cultures importantes pour notre alimentation – à peu près le tiers de ce que nous mangeons – et selon le ministère américain de l’agriculture, elles contribuent chaque année à l’économie à hauteur de 15 milliards de dollars environ. »

    Je ne vois qu’une solution : il faut créer un grand service public des abeilles, et donner à ces gentils insectes un statut de fonctionnaires.

    Tantôt, j’entendais, sur une radio « de service public », un politicien dire qu’il faudrait créer un grand service public de l’informatique nationale. Pour « affronter les défis du numérique », l’Etat devrait embaucher des programmeurs, avec le statut de fonctionnaire. Quand les choses marchaient droit dans s’pays, l’Etat a décidé de créer des centrales nucléaires, et pouf ! on a créé des centrales nucléaires. L’Etat a décidé de lancer le Minitel, et pouf ! on a lancé le Minitel (que le monde entier nous envie). Donc, maintenant, il faut faire pareil. En plus, comme il y a une certaine « précarité » dans les métiers du numérique, eh ben y suffit de les transformer en postes de fonctionnaires, et pouf !

    Je pense que le monsieur était de la France insoumise.

  4. Bonjour,
    Un article positif qui ne fait pas dans le catastrophisme … Ça fait du bien de temps en temps …
    Il est évident qu’il n’y aurait eu aucune réaction, si derrière il n’y avait pas eu une intention de plus value financière, mais qu’importe puisque ça va dans le bon sens.

    • Oui. La plus-value financière, c’est mal. Dit le gars qui, sur le fil d’à côté, réclame plus d’argent pour les retraites. Mais ça, c’est pas financier, c’est de l’argent d’Etat, de l’argent pur et gratuit.

      Tandis que l’argent que reçoivent les agriculteurs en contrepartie de leur travail, c’est de l’argent financier, de la plus-value, c’est moche. En fait, les agriculteurs devraient travailler gratuitement pour les abeilles, parce que les abeilles, elles sont gentilles. C’est quand même un monde que personne ne comprenne ça.

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