Leonard Read et l’histoire du crayon

Replay du 19 novembre 2019 : Une petite plongée approfondie dans mes stats, opération particulièrement déprimante, m’a permis de constater que cet article de 2017 sur Leonard Read était celui de mon blog qui avait eu le moins de lectures (au-dessus de 300) depuis l’origine. Seulement 324. C’est dommage car on y découvre une conversion du keynésianisme au libéralisme et une fine analyse de la division du travail que j’espère avoir rapportées, certes avec sérieux, mais aussi avec esprit et légèreté :

Comme vous le savez, il m’arrive de faire des traductions pour Contrepoints. De nombreux textes originaux viennent d’un site libéral que j’aime beaucoup, la Foundation for Economic Education ou FEE.

Or la FEE, think tank libéral parmi les plus anciens des États-Unis, a été créée en 1946 par l’économiste américain Leonard E. Read (1898-1983) dont le petit essai de 1958 sur la division du travail I, pencil (Moi, le crayon en français) est mondialement célèbre. Alors aujourd’hui, parlons de Read et du célèbre petit crayon jaune. 

• Pour Friedrich Hayek, contributeur de la première heure à la FEE, tout l’engagement de la fondation de Read consiste « à défendre notre civilisation contre l’erreur intellectuelle, ni plus ni moins. » Elogieux et enthousiaste, Hayek s’en inspirera dès l’année suivante (1947) pour créer la Société du Mont Pèlerin, elle-même dédiée à la promotion du libéralisme par opposition au keynésianisme ambiant de l’immédiat après-guerre.

Comme Hayek et Mises, comme Rueff chez nous, Leonard Read réfutait les théories marxistes et keynésiennes qui prévalaient alors et il confia à la FEE le soin « d’étudier et de faire progresser la philosophie de la liberté ». De nombreux philosophes et économistes de premier plan contribuèrent à ses activités, Hayek et Mises notamment, mais aussi Milton Friedman par exemple.

Aujourd’hui, la FEE est dirigée par Dan Sanchez(1). Avec l’appui d’un site internet, d’articles en ligne et de séminaires variés à l’intention des étudiants et des profanes, elle s’efforce :

« to bring about a world in which the economic, ethical, and legal principles of a free society are familiar and credible to the rising generation. »
(de faire advenir un monde dans lequel les principes économiques, éthiques et légaux d’une société libre sont familiers et crédibles pour les générations montantes.)

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Leonard Read est né en 1898 dans une petite ville du Michigan. Il passe son enfance entre les travaux de la ferme familiale, un emploi dans l’épicerie locale, l’unique classe du village et l’église. Au terme de sa scolarité, il rejoint l’armée de l’air et y reste jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

En 1918, Read a 20 ans. De retour chez lui, il se lance dans l’épicerie en gros, mais son affaire périclite. Il part pour la Californie avec femme et enfants et trouve un emploi dans une petite Chambre de commerce des environs de San Francisco. Il monte rapidement les échelons des Chambres de commerce pour se retrouver en 1939 à la tête de la branche de Los Angeles, la plus importante de tous les États-Unis.

Dans les années 1930, les Chambres de commerce n’ont aucune affinité avec le socialisme ou le communisme qui s’activent en Californie, mais elles sont soucieuses de promouvoir des programmes qui soutiennent l’industrie ainsi que les fermiers. Le New Deal de Roosevelt, qui consiste, selon les préconisations keynésiennes, à lutter contre le chômage et à relancer l’activité par de grands programmes nationaux financés par la dépense publique (elle-même financée par l’impôt et la dette), y est donc largement favorisé, y compris par Leonard Read.

Mais en 1933, Read rencontre un certain Mullendore qui fait partie des cadres dirigeants du groupe Edison pour la Californie. Alors qu’il commence à lui expliquer le pourquoi et le comment des programmes de la Chambre de commerce, il se sent moins sûr de lui. C’est finalement Mullendore qui va lui montrer l’inefficacité totale du New Deal pour la prospérité du pays et les risques qu’il fait peser sur les libertés.

À partir de là, c’est bye bye New Deal, hello new Read. La puissante Chambre de commerce de Californie commence à faire évoluer ses conceptions économiques, tandis que Read, qui a découvert Bastiat entre temps (et dont il fera traduire les œuvres en de multiples occasions pour la FEE) réfléchit à la façon de faire avancer la philosophie de la liberté.

Parmi tous les signaux qui contribuent à forger ses convictions libérales, citons ce passage de la Déclaration d’Indépendance (1776). Pour Read, il s’agit d’un concept à la fois spirituel, politique et économique(2) qui constitue l’essence même du miracle américain :

« We hold these Truths to be self-evident, that all Men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the Pursuit of Happiness. »
(Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Traduction officielle en français)

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Il réalise que la promotion du libéralisme exige qu’il y consacre tout son temps. Il quitte donc ses fonctions pour fonder la FEE (1946) grâce à l’aide de plusieurs donateurs acquis à ses idées. Il y  poursuit son travail jusqu’à sa mort en 1983..

• Leonard Read est l’auteur de nombreux ouvrages d’économie. Le premier en date, Romance of Reality (1937), constitue la première mise en forme des idées libérales qui le travaillent depuis qu’il a discuté avec Mullendore en 1933.

Mais le plus célèbre est incontestablement le petit essai I, Pencil (Moi, le crayon) écrit en 1958. En voici le texte intégral (à partir de la page 7), préfacé par Milton Friedman (page 5) qui utilisera le même exemple dans son émission de télévision Free to choose (Libre de choisir).

À la suite d’Adam Smith qui voyait dans la division du travail la première raison de la Richesse des Nations et l’explicitait à travers l’exemple de la fabrique d’épingles, il raconte comment un simple crayon de papier est le fruit de la division du travail entre des milliers de personnes différentes qui, prises isolément, n’auraient jamais pu parvenir à une fabrication aussi complexe :

“Actually, millions of human beings have had a hand in my creation, not one of whom even knows more than a very few of the others.”
En fait, des millions d’êtres humains ont participé à ma création (dit le crayon), mais aucun d’entre eux n’en connaît plus que quelques autres. »

La leçon importante à retenir, c’est qu’aucune planification centralisée n’aurait pu réaliser ce simple crayon mieux que la coopération aussi spontanée qu’invisible entre des milliers de personnes qui travaillent dans des secteurs très différents (bois, métal, transport, etc.) et qui échangent pour leurs affaires dans un marché libre dont l’information principale est celle des prix.

On retrouve ici l’idée d’Hayek sur la dispersion de l’information résolue par le système des prix et celle de la « main invisible »  exprimée par Adam Smith :

« En dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, (l’homme) ne pense qu’à son propre gain ; en cela, il est conduit par une main invisible, à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. » (Richesse des Nations, Livre 4, ch. 2)

« Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » (Idem)

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« Moi, le crayon », résultat miraculeux du marché libre, est aussi, de façon plus profonde, le symbole de la liberté :

« I, Pencil, simple though I appear to be, merit your wonder and awe, a claim I shall attempt to prove. (…) If you can become aware of the miraculousness which I symbolize, you can help save the freedom mankind is so unhappily losing. »
(Moi, le crayon, tout simple que j’apparaisse à vos yeux, je mérite votre émerveillement et votre admiration, et je vais vous le prouver. (…) Si vous pouvez prendre conscience du miracle que je représente, vous contribuerez à sauver la liberté que les humains sont si malheureusement en train de perdre.)

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Ce texte fut ensuite repris sous diverses formes. Par Milton Friedman (1912-2006) notamment, qui y voit la supériorité du marché libre pour garantir non seulement la prospérité mais également la paix (vidéo, 02′ 10″) :

Et plus récemment dans une version Youtube animée « I, Pencil : the Movie » (vidéo, 06′ 32″) que je vous recommande, charge à vous d’inciter vos enfants et petits-enfants à la regarder aussi ! Les sous-titres ont été réalisés par l’Institut Coppet(3).

La conclusion revient logiquement à Leonard Read :

« The lesson I have to teach is this : Leave all creative energies uninhibited. Merely organize society to act in harmony with this lesson. »
(Voici ma leçon : Ne bridez pas les énergies créatrices. Contentez-vous d’organiser la société pour qu’elle agisse en harmonie avec cette leçon.)


(1) Il a succédé à Jeffrey A. Tucker qui est devenu directeur de la rédaction de l’American Institute for Economic research ou AIER.

(2) Commentaire complet de Read sur les droits naturels et les justes pouvoirs d’un gouvernement exprimés au début de la Déclaration d’Indépendance :

“It was spiritual in that the writers of the Declaration recognized and publicly proclaimed that the Creator was the endower of man’s rights, and thus the Creator is sovereign.
→ Concept spirituel en ce que les rédacteurs de la Déclaration reconnaissent et proclament publiquement que c’est le Créateur qui dote l’homme de ses droits et donc que le Créateur est souverain.

It was political in implicitly denying that the state is the endower of man’s rights, thus declaring that the state is not sovereign.
→ Concept politique car il dénie implicitement que ce soit l’État qui dote l’homme de ses droits, et déclare donc que l’État n’est pas souverain.

It was economic in the sense that if an individual has a right to his life, it follows that he has a right to sustain his life—the sustenance of life being nothing more nor less than the fruits of one’s own labor.”
→ Concept économique car si un individu a un droit à sa vie, il s’ensuit qu’il a le droit de pourvoir à ses besoins, la satisfaction des besoins n’étant pas autre choses que les fruits de son propre travail.

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(3)
L’institut Coppet se consacre principalement à la réédition et à la traduction des grands auteurs du libéralisme avec une prédilection pour l’école française.


Illustration de couverture : Leonard Read (1898-1983) et son célèbre essai de 1958 « I, Pencil » (Moi, le crayon).

5 réflexions sur “Leonard Read et l’histoire du crayon

  1. Je ne sais plus quelle personnalité américaine avait critiqué les instituts de prospective étatiques en disant qu’aucun de ces organismes n’avait prévu l’invention du stylo à bille et qu’ils étaient donc inutiles.Il me semble que c’était Reagan, mais je n’en suis pas certain.

  2. Si cela pouvait inspirer nos chambres de commerce qui sont d’ailleurs en voie de disparition au profit de nos nouvelles régions (leur budget régulièrement laminé):
    http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/10/22/20002-20171022ARTFIG00123-les-deputes-lrem-veulent-fusionner-les-cci-avec-les-chambres-des-metiers.php
    Mais il y a pas lieu d’être rassuré avec le nouveau Schéma régional de développement économique, de l’innovation et de l’internationalisation…
    http://acteursdeleconomie.latribune.fr/territoire/politique-publique/2017-10-31/auvergne-rhone-alpes-et-metropole-de-lyon-vers-un-accord-sur-le-srdeii-755876.html
    Peut-être faudrait-il envoyer l’histoire du crayon à Laurent Wauquiez ? Je parie qu’il ne la connait pas.
    https://www.contrepoints.org/2017/10/30/302056-laurent-wauquier-napportera-rien-liberalisme

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