« Dépasser les clivages » ou le nouveau politiquement correct

Maintenant que la séquence électorale 2017 est (enfin) terminée, maintenant que le Président et les députés sont élus et les ministres nommés, il ne reste plus à tout ce beau monde qu’à se mettre au travail. Le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé qu’il prononcerait son discours de politique générale le 4 juillet prochain à l’Assemblée, lequel sera suivi d’un vote de confiance des députés. 

• Compte tenu de la vaste majorité obtenue par le parti du Président lors des élections législatives (308 sièges de députés en propre pour une majorité absolue à 289), ce vote relève clairement de la pure formalité pour le gouvernement. Il aura en revanche un rôle de révélateur politique pour toutes les autres formations. Comment vont-elles se positionner par rapport au gouvernement ?

Ce devrait être simple. Lors des mandats présidentiels précédents, les partis politiques ont généralement toujours su dire s’ils étaient dans l’opposition ou la majorité. A quelques exceptions près, le fameux clivage gauche droite organisait la vie politique autour de deux grands blocs opposés et quelques petits extrêmes. Il fallait s’appeler François Bayrou pour naviguer de l’un à l’autre, ou Marine Le Pen pour être systématiquement contre tous les autres.

Mais plus récemment, en 2012 très précisément, les pistes ont commencé à se brouiller. François Hollande avait alors trouvé une majorité en vertu du fait que son ennemi c’était la finance qui n’avait pas de visage. Positionnement bien à gauche donc. Mais une fois de plain-pied dans la réalité de la France et du monde, il avait dû faire évoluer ses conceptions, jusqu’à abandonner l’idée de la tranche d’imposition à 75 % pour les riches et proposer une réforme du code du travail et des allégements de charges pour les entreprises. Bref, pour la gauche de la gauche et les frondeurs du PS, pour les Poutou, Mélenchon, Filoche, Aubry, Hamon, etc… , il était devenu « de droite ».

Ce grand écart entre les promesses et les réalisations n’a porté chance ni à François Hollande qui s’est retrouvé  détesté sur sa gauche et sur sa droite, ni au Parti socialiste qui ne sait plus du tout quelle est sa ligne politique entre les archéo-marxistes façon Mélenchon et les socio-démocrates façon Hollande.

Pour éviter cet écueil d’avoir à faire campagne à gauche pour être élu puis gouverner au centre parce que c’est un minimum inévitable quand on veut maintenir la France la tête hors de l’eau, Emmanuel Macron a préféré « dépasser les clivages » d’entrée de jeu, de façon assumée et annoncée : il n’est ni de gauche ni de droite, mais il est à la fois de gauche et de droite, accueillant toute proposition, pourvu qu’elle soit la plus consensuelle possible. Prendre tout ce qui rime avec changement, modernité, pragmatisme et high-tech, d’où que ça vienne, pourvu que cela rencontre une large adhésion populaire.

On comprend la force d’attraction d’une telle idée. Qui ne voudrait dépasser les petites disputes politiciennes, se montrer ouvert et tolérant, oeuvrer en faveur du consensus national, réconcilier les points de vue antagonistes pour qu’enfin nous puissions avancer tous ensemble vers notre avenir ensoleillé ?

Dépasser les clivages, c’est un accord enthousiasmant, printanier et raisonnable formé entre des personnes de bonne volonté, c’est le désir de concorde qui dépasse les différences, c’est la paix éternelle enfin assurée. Les clivages étant dépassés, il n’y a plus ni raison ni nécessité que des opinions divergentes s’expriment. On a enfin trouvé l’harmonie parfaite et indépassable qui permet à chacun, quelle que soit les exigences de son oreille, de se fondre avec bonheur dans la partition générale. Le dépassement des clivages, c’est une nouvelle corde aux violons du politiquement correct.

Dès lors, aux yeux de l’opinion qui a porté Macron et ses députés au pouvoir dans des proportions assez larges (si l’on s’en tient aux votants), ne pas voter la confiance, c’est refuser la paix, c’est se montrer intolérant et fermé, c’est camper sur des positions politiciennes d’un autre âge, c’est refuser que la France progresse et que ses habitants soient heureux.

Soit vous êtes avec Macron, du côté de la France ré-enchantée, soit vous êtes contre Macron, du côté de la France pourrie et archaïque de Le Pen ou Mélenchon, au choix.

• On voit le piège. Il s’est refermé brillamment sur la droite et le centre, c’est-à-dire le groupe de députés non LREM le plus important de l’Assemblée (112 députés). De ce côté-là, nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour dire qu’il faut être « constructif » et « bienveillant », et ce d’autant plus que dans La République en Marche, dont la teneur initiale est essentiellement socialiste, le Premier ministre est LR (Les Républicains), le ministre de l’économie est LR, le ministre du budget est LR et moult conseillers ministériels sont LR.

Mieux, moult députés LR, Pierre-Yves Bournazel à Paris par exemple (photo de couverture), ont reçu l’appui de LREM à l’égal de leur opposant socialiste : dépassement des clivages, on vous dit ! Dans ces conditions, ce serait faire montre d’un esprit vulgaire d’opposant rétif à tout progrès que de refuser de « donner sa chance à Macron ».

C’est une indélicatesse dont on ne pourra accuser la quarantaine de députés LR et UDI menés par Thierry Solère qui se sont constitués en groupe particulier avec l’intention de soutenir le gouvernement chaque fois que cela sera possible et de s’abstenir dans les autres cas. On devine que ce groupe ne se prendra pas trop la tête pour savoir s’il accordera sa confiance au gouvernement. Il n’est même plus question de soutenir l’exécutif dans ses bonnes idées pour s’y opposer dans les mauvaises, il s’agit purement et simplement de se rallier au gouvernement sans condition.

Les Républicains se retrouvent ainsi éclatés entre les « constructifs » qui donnent un chèque en blanc au gouvernement et les « opposants systématiques » qui veulent dire non à tout, y compris aux bonnes réformes (ligne Wauquiez). Au milieu, on entend des voix telles que celle de Xavier Bertrand qui prônent une opposition qui soit aussi une force de proposition. La droite et le centre ont encore quelques électeurs, mais pas plus que le Parti socialiste ils ne savent où ils en sont sur le plan conceptuel.

• Une fois le « dépassement des clivages » bien ancré dans les esprits comme étant le nouveau politiquement correct le plus abouti, il reste à se demander ce que cela peut vouloir dire une fois transposé à l’action politique concrète.

À ce titre, il sera donc du plus haut intérêt d’écouter ce que le Premier ministre aura à proposer dans son discours de politique générale concernant la feuille de route de ses ministres, tant le projet d’Emmanuel Macron est resté à dessein très flou pendant la campagne électorale pour faire venir à lui qui plutôt « de  droite » et qui plutôt « de gauche ».

On attend les orientations concrètes qui font tant défaut dans le discours gouvernemental où il est surtout question de se réunir, d’examiner la situation, de demander des audits et de se prononcer on ne sait ni vraiment quand ni vraiment dans quelle direction.

L’un des grands thèmes du quinquennat, la réforme du code du travail, a donné lieu à des déclarations extrêmement précises sur le calendrier des 48 réunions avec les syndicats, mais beaucoup plus vagues et lénifiantes sur les mesures effectives envisagées. Hier encore, la ministre du travail Muriel Pénicaud a déclaré que des propositions émises par les syndicats seraient retenues, mais n’a pas dit lesquelles. Il semblerait de plus que les décisions admises à être prises par accords d’entreprise ne soient plus aussi  nombreuses que promis.

C’est étonnant. Y a-t-il plus grand ami des entreprises qu’Emmanuel Macron ? N’a-t-il pas coutume de dire, en déplacement ou dans ses discours enflammés sur l’innovation et l’esprit pionnier des entrepreneurs, que le pays est à l’aube « d’une nouvelle dynamique, d’une nouvelle vague » et qu’il faut venir investir et travailler en France car tout y devient possible ?

Mais dans la réalité du dépassement des clivages, le gouvernement marche sur des oeufs pour ne froisser personne. Dans sa négociation, il a l’air de vouloir donner autant ou plus qu’il n’obtiendra. Tout laisse malheureusement prévoir que, comme d’habitude lorsqu’il s’agit de faire évoluer nos structures fossilisées, la montagne va accoucher d’une souris, à l’image même des lois Macron et El Khomri du quinquennat précédent.

Seule différence avec la période antérieure, faute de réformer quoi que ce soit en profondeur, le dépassement des clivages nous épargnera peut-être un affrontement radical avec les syndicats. Plutôt que d’avoir à dévitaliser les réformes sous la pression de la rue et de la CGT, les 48 rendez-vous programmés avec les partenaires sociaux permettront peut-être de le faire avant l’embrasement.

Dans la mesure où le dépassement des clivages implique de ne rien faire qui puisse pousser quiconque à l’opposition ou à la radicalisation, tout en signifiant également de ne faire que ce qui reçoit l’assentiment général, le meilleur résultat qu’on puisse espérer, c’est d’arriver à mettre tout le monde d’accord sur des réformes qui seront aussi hautement médiatisées qu’elles seront totalement vides de substance décisive pour impacter quoi que ce soit.

Conclusion

Le dépassement des clivages a permis à Emmanuel Macron d’anéantir le PS, de dynamiter la droite et d’être élu. Belle idée qui fleure bon la paix, la générosité et la tolérance, c‘est le nouveau politiquement correct auquel tout le monde se rallie avec enthousiasme par désir de faire de la « politique autrement ».

Mais le malentendu politique est total car pour fonctionner, le dépassement des clivages ne peut déboucher que sur l’immobilisme. Seule l’inaction, ou une action très limitée, est capable d’obtenir l’assentiment du plus grande nombre sans blocages inutiles.

Pour la plus grande gloire auto-proclamée d’Emmanuel Macron, très fort dans la forme et sans consistance sur le fond, dépassement des clivages oblige.


Illustration de couverture : « Dépasser les clivages » en politique, une formule classique quasi magique. Lors des législatives 2017, El Khomri (PS) et Bournazel (LR) avaient tous les deux le soutien d’Emmanuel Macron ! Photo personnelle.

 

15 réflexions sur “« Dépasser les clivages » ou le nouveau politiquement correct

  1. La composition du gouvernement ressemble à celle du pâté d’alouette, un cheval de gauche et une alouette de droite. Autant dire que je n’attends rien de « constructif » de la part de celui-ci.

  2. Le nouveau politiquement correct est tout à fait raccord avec la mode du feel-good book. Faut être positif, optimiste, sympa. Les Françaises-zélés-Français réticents doivent se ranger derrière les « constructifs », ou alors c’est la République en Marx de Mélenchon.

  3. (copie de mon commentaire Contrepoints) Cet exposé est assez confortable dés lors qu’on ne prend nullement en compte le contexte sociétal et culturel français, son histoire socialisante, son inertie syndicale, son addiction providence et la dépendance réelle de prés de la moitié de la population à la ressource étatique (les fonctionnaires et assimilés plus tous les dépendants d’aide ou subventions). Comme nous l’ont enseigné nos profs de gestion, tout projet collectif suppose chronologiquement : 1) de partager et s’entendre sur les éléments du contexte 2) d’en déduire et faire partager une cible à atteindre 3) de s’entendre sur le chemin critique (timing et planning) pour atteindre cette cible. La cible réformiste et libérale que vous préconisez est probablement la bonne et je la partage certainement , mais la méthode que vous préconisez pour l’atteindre, pour vous la manière forte, n’est pas réaliste au regard du contexte français évoqué ci-dessus. Ne juger Macron que sur sa méthode (particulièrement réussie à ce jour) en oubliant que ses résultats (nous sommes en France) seront classiquement inférieurs à nos besoins est certainement d’une grande naïveté – vous avez raison de le souligner – mais critiquer Macron a priori sur cette probable issue en déniant les obstacles et les efforts culturels, pédagogiques, consensuels qu’il aura forcément à traverser et partant faire peu de cas de la méthode nécessaire à l’action n’est pas réaliste.

    • Désolée de vous contredire, mais ni le 2, ni le 3 n’ont été faits, à part dire « il faut changer, il faut faire de la politique autrement, il faut dépasser les clivages » : que du voeu pieux ! (le 1 sur le contexte est assez bien documenté, depuis longtemps)
      Quelle méthode réussie ? Du marketing et de la com’ pour être élu (mal, je le redis) et à part ça les méthodes de toujours, exemple : le fonds de 10 milliards pour l’innovation géré par la BPI !

      Si, vraiment, il est question de changer nos structures en profondeur, il va y avoir beaucoup de pédagogie à faire, c’est certain, mais il va bien falloir sortir du bois un jour et dire quels sont les objectifs. Or ce que dit Macron, auréolé d’une image de jeunesse, de modernité et de dynamisme, sans compter sa présidence « jupitérienne », c’est qu’il va enlever le sparadrap sans que ça fasse mal. On comprend que ce discours ait plu : miracle, tout s’arrange sans efforts à faire ! Mais c’est simplement impossible.

      Macron est beaucoup dans la puissance des mots et les apparences du pouvoir. De la belle copie pour Paris Match.

    • @ bouju

      Ca fait cinquante ans « qu’on est en France ». Et qu’on y va doucement, « parce qu’on est en France ». Peut-être serait-il temps d’accélérer ? Précisément « parce qu’on est en France », et que c’est ça le problème ?

      Quand vous regardez n’importe quel dossier concernant l’Etat, ce qui est le plus frappant, c’est l’effroyable immobilisme qui règne dans spéhi. Ca prend littéralement des décennies pour arriver à changer un cendrier de place sur le bureau d’un directeur, et encore : le résultat est en général qu’on installe un nouveau bureau, qu’on recrute un deuxième directeur et qu’on lui achète un nouveau cendrier.

      Alors qu’il faudrait supprimer le cendrier, le bureau et le directeur.

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  5. « sa méthode (particulièrement réussie à ce jour) » pour arriver au pouvoir. Désolé, Il n’a fait durant sa campagne absolument AUCUN effort de pédagogie !
    Au contraire il a masqué la réalité en clamant qu’il nous aimait farouchement pour nous mener vers la prospérité par des moyens qui relèvent de la magie. On peut donc douter fortement qu’il fasse preuve de pédagogie à l’avenir. Il va laisser les français dans le déni.
    Le même que celui qu’avait constaté The economist en 2012 :
    http://www.huffingtonpost.fr/2012/11/15/the-economist-france-bombe-retardement-coeur-europe_n_2136645.html
    http://www.economist.com/node/21551461#print
    Donc le 1) du « projet collectif » n’est déjà pas validé collectivement. On fait du sur place.
    Certes l’état des lieux est documenté mais on démarre en faisant semblant qu’il n’existe pas alors on demande un énième audit à la cour des comptes ; pour gagner du temps ?
    Pour faire jeune ou « made in », on balance encore une dizaine de milliards de plus dans l’innovation numérique alors que tous les bilans démontrent que c’est sans efficacité. Même quand on travaille dans le domaine quotidiennement, il est très difficile de prévoir le succès marketing d’une start-up alors c’est carrément impossible que des énarques sélectionnent le bon projet de leur bureau. Cela nous coûterait beaucoup moins cher de faire confiance aux acteurs du secteur en les libérant et en supprimant fiscalement les plus-values des investisseurs concernés.
    Le déplacement à Las Vegas est d’ailleurs tout à fait symbolique peut-être de tout le quinquennat à venir. Je laisse de côté l’irrégularité de favoritisme du marché, reproche hyper marginal de l’opération. En revanche quelles sont les retombées économiques mesurables (commandes ou financements) constatées après ce grand show du ministre de l’économie ? Quasiment nulles ! Quelles sont les retombées électorales ? Maximales !

  6. « Mettre tout le monde d’accord sur des réformes qui seront aussi hautement médiatisées qu’elles seront totalement vides de substance décisive pour impacter quoi que ce soit. »

    Ca rappelle beaucoup Sarkozy. Je hurle à pleins poumons que j’ai fait la réforme machin, mais quand on regarde de près, on s’aperçoit qu’à force de « rendez-vous » et de « concertation », elle a été totalement éviscérée… quand elle ne constitue pas un recul par rapport à la situation précédente.

    Au moins, Macron aura-t-il fait les autocars. Avec Hollande, en plus ! Non, moi je dis : votez socialiste. Pour un libéral, il n’y a que ça de vrai.

  7. Le dépassement des clivages, c’est une seule volonté qui s’exprime : celle de l’Empereur-Dieu de Paname et de son plat pays.
    C’est poussé tellement loin que le Sa Sainte Majesté va s’exprimer devant le congrès avant le discours de politique générale du 1er ministre. Ce dernier en sera de ce fait réduit à anoner une explication de texte de l’Oracle d’Amiens.

    • Ce discours à Versailles la veille du discours de politique générale, c’est tellement révélateur de son empressement à faire le Roi Soleil ! A-t-il quoi que ce soit à dire au Congrès qu’on ne sache déjà ? Quel grand événement peut justifier cela ? Je l’avais déjà signalé, mais il est entièrement dans la représentation et le PM est dument réduit à simple « collaborateur ».

  8. Je reconnais que le schéma d’un immobilisme global pour les années à venir est plutôt probable. Cependant, moi j’étais plutôt arrivée avec l’idée que Macron va carrément passer à droite, sans beaucoup d’égards pour le consensus.
    Oui parce qu’apparemment il vient de gauche, mais il vient du gouvernement Hollande, qui est le gouvernement socialiste le moins à gauche qu’on puisse imaginer … Donc on va dire qu’il vient de la gauche bien au centre, et à mon avis, il va vite dépasser ses origines pour se tourner vers une politique libérale.

    • @ Lucie : Bonjour et merci beaucoup pour votre commentaire !
      « il va vite dépasser ses origines pour se tourner vers une politique libérale. »
      Ca n’en prend pas vraiment le chemin. Quand on crée des fonds d’Etat de 10 milliards d’euros pour les startups ou quand on veut fixer le prix « juste » des produits alimentaires, on n’est pas, mais alors pas du tout libéral. Macron est un social-démocrate, comme Rocard, Hollande, Valls etc… L’Etat continue à monopoliser, dominer. et organiser.

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