Destutt de Tracy, IDÉOLOGUE au sens propre

Qu’est-ce que l’idéologie ? Si l’on s’en tient à l’étymologie, il s’agit de l’étude scientifique des idées, tout comme l’étymologie – pour prendre l’exemple qui me tombe justement sous la main – est l’étude ou la science du sens des mots. Et c’est bien ainsi que l’entendait le philosophe, homme politique et économiste libéral français Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) lorsque, le premier, il forgea ce terme dans son « Mémoire sur la faculté de penser » publié en 1796. 

• Né en 1754 dans une famille noble d’origine écossaise descendant de quatre frères, les Stutt, arrivés en France pour la guerre de Cent-Ans (XVème siècle), il se conforma à l’atavisme familial en optant pour la carrière militaire.

Son penchant pour la philosophie et les idées nouvelles qui agitaient le XVIIIème siècle était cependant déjà très prononcé dès son adolescence. En 1771, sur le chemin de Strasbourg où il devait rejoindre son école d’artillerie, il fit un détour par Ferney pour saluer et rendre hommage à Voltaire, alors âgé de 77 ans, grand homme s’il en fut du siècle des Lumières.

Député de la noblesse lors des États généraux (1789), Destutt de Tracy fut parmi les premiers à se rallier au tiers état et il participa avec ferveur à l’abolition des privilèges de la nuit du 4 août 1789.

Partisan d’un régime républicain, libéral et constitutionnel, il reprochait à Montesquieu son monarchisme, mais il loua les principes de séparation des pouvoirs exposés dans l’Esprit des lois (1748) dans une lettre publique (1790) à Edmund Burke, philosophe et député britannique hostile à la Révolution française. Il concluait ainsi :

« Il ne reste plus à mes chers Français, que de mettre de si sages lois (celles de Montesquieu) sous la sauvegarde des mœurs, par l’institution d’une bonne éducation publique. »

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• Or c’est justement en vue de refonder l’instruction publique dans la foulée des idées libérales de la Révolution française (on est après la chute de Robespierre en 1794) que Destutt de Tracy présenta son « Mémoire sur la faculté de penser » à l’Institut en 1795. Il compléta ensuite cette première approche en la détaillant dans les trois volumes des Eléments d’idéologie (Idéologie proprement dite, Grammaire et Logique ).

Homme des Lumières, avide de connaissance, il avait mis à profit son incarcération (1794) comme aristocrate sous la Terreur – échappant de justesse à la guillotine grâce à la mort de Robespierre – pour découvrir l’œuvre du philosophe Condillac. Ce dernier, délaissant la métaphysique pour l’empirisme, considérait que nos sensations, c’est-à-dire tout ce qui nous parvenait via nos cinq sens, étaient nos seules sources de connaissance, et que de là dérivaient notre réflexion et notre jugement.

Destutt de Tracy s’en inspira pour développer sa propre analyse de l’homme et de ses idées et tenter de comprendre le fonctionnement de l’action humaine. Ainsi que l’expliquait l’historien et journaliste François-Auguste Mignet dans un article de la Revue des Deux Mondes de 1842 :

« Il prenait la sensation non-seulement pour l’élément primitif de l’intelligence, mais encore pour son élément unique. (…) Toutes les opérations de l’entendement humain, se réduisaient à sentir. Elles étaient au nombre de quatre fondamentales : la perception, la mémoire, le jugement, la volonté, qui n’étaient autre chose que sentir des objets, sentir des souvenirs, sentir des rapports, sentir des désirs.
Les trois premières de ces opérations formaient pour l’homme les moyens de connaître ; la dernière lui donnait le moyen d’agir. »

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• En 1817, il acheva ses Elément d’idéologie en publiant un volume supplémentaire, le Traité de la volonté et de ses effets qui couvrait autant le champ de la morale que celui de l’économie politique. Héritier des physiocrates et de Turgot, il y développait ses idées sur le « laissez-faire » et le libre-échange. S’il rencontra un faible succès en France, l’ouvrage connut un retentissement appréciable outre-Atlantique grâce à Thomas Jefferson, rédacteur principal de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis (1776) et 3ème Président de ce pays.

Destutt de Tracy avait fait la connaissance de Jefferson alors que celui-ci était ambassadeur en France de 1785 à 1789. Les deux hommes continuèrent à correspondre abondamment l’un avec l’autre, le Français exerçant une influence profonde sur l’Américain, tant dans le champ du libéralisme économique que dans celui de l’éducation.

Jefferson, fondateur en 1819 de l’Université de Virginie, l’organisa selon les préceptes éducatifs de Destutt de Tracy. Parallèlement, il traduisit en anglais son Traité d’Economie politique et en fit le premier manuel d’économie de cette université, alors que l’ouvrage, interdit par Napoléon, ne serait publié en France qu’en 1823.

Dans le prolongement des Eléments d’idéologie, où il montrait « comment se formaient toutes nos connaissances et toutes nos idées », Destutt de Tracy souhaitait apporter quelques éclairages à ses lecteurs sur la façon d’employer au mieux « toutes nos facultés physiques et intellectuelles à la satisfaction de nos divers besoins. »

Il développa sa pensée économique autour des bienfaits de l’échange. Il considérait en effet que le commerce était la source de tous les biens humains, qu’il était la force civilisatrice, rationalisatrice et pacificatrice du monde. Pour lui :

« Le commerce est toute la société comme le travail est toute la richesse » et « L’échange est une transaction admirable dans laquelle les deux contractants sont toujours gagnants. »

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À ce titre, il fut également l’inspirateur de Frédéric Bastiat qui reprit à son compte ses considérations sur les effets positifs de l’échange et fit de l’économie politique une véritable théorie des échanges.

Pour Destutt de Tracy, la propriété découle directement de notre faculté de volonté qui, comme vu plus haut, nous fait percevoir des désirs, lesquels nous permettent d’agir. Dès lors, le seul objet des gouvernements consiste à protéger la propriété qui permet d’engager une économie pacifique de l’échange.

Enfin, tout comme Turgot, il condamnait vivement la propension des pouvoirs publics à vouloir vivre au dessus de leurs moyens :

« Que le gouvernement ne fasse et ne puisse faire des dettes qui engagent les générations ultérieures et conduisent toujours les Etats à leur ruine. »

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• En France, la notion d’Idéologie élaborée par Destutt de Tracy donna lieu à la constitution du groupe des « Idéologues », rassemblement de penseurs libéraux dont firent partie Benjamin Constant et Mme de Staël, Condorcet, Jean-Baptiste Say ou le médecin Cabanis, lui-même auteur d’un long mémoire sur « Les rapports du physique et du moral de l’homme ». L’entendement dérivant des sensations, on comprend qu’il est également important de s’intéresser à ce qui se passe à l’intérieur du corps.

D’abord favorables à Bonaparte – en qui ils crurent trouver le « Washington français » – puis rapidement hostiles à son despotisme et à son protectionnisme, les Idéologues n’étaient guère appréciés du Premier consul, puis Empereur, qui ne les appelaient jamais « idéologues » qu’avec beaucoup d’ironie.

Renvoyant « l’Idéologie » à une simple métaphysique, terme que les Idéologues récusaient car ils voulaient s’inscrire dans un chemin de pensée scientifique et pragmatique, Napoléon Bonaparte les taxait de « phraseurs » et les accusait de vouloir promouvoir une « métaphysique ténébreuse », qui aurait eu pour objectif véritable d’imposer « les principes abstraits de la liberté civile » à l’encontre du « tout de la nation » que Napoléon entendait incarner. Un débat qui se poursuit aujourd’hui …

En 1815, Garat (membre des Idéologues) faisait remarquer à l’Assemblée :

« Avez-vous entendu ce mot d’idéologie ? Il rappelle un fait aussi, et très important : c’est qu’au moment où l’on voulut nous imposer le pouvoir absolu, ce même mot fut frappé de toute la défaveur du trône. »

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Et dans ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution française (1818), Mme de Staël notait aussi que Bonaparte « avait pris en horreur ce mot très innocent, parce qu’il signifiait la théorie de la pensée. »

Mais la dégradation véritable du terme « idéologie », son éloignement complet du sens originel voulu par Destutt de Tracy, c’est à Karl Marx qu’on les doit. Prompt à se montrer péjoratif à l’égard des libéraux, il utilise ce terme pour dépeindre les représentations erronées que se font les hommes de leurs conditions sociales et politiques. Comme l’explique Louis Althusser dans un article de 1970 intitulé « Idéologie et appareils idéologiques d’État », lorsque Marx reprend le terme cinquante ans après Destutt de Tracy :

« L’idéologie est alors le système des idées, des représentations qui dominent l’esprit d’un homme ou d’un groupe social. »

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Compte tenu du glissement sémantique opéré sur le terme élaboré par Destutt de Tracy, on ne s’étonnera pas d’apprendre que la lecture attentive du Traité de la volonté et de ses effets suggéra à Marx et Engels la réflexion critique suivante dans L’Idéologie allemande (rédigée en 1846) :

« M. Destutt de Tracy s’emploie à démontrer que propriété, individualité et personnalité sont identiques, que dans le moi il y a aussi le mien, et il y voit un fondement naturel de la propriété privée. »

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Pour Marx, qui récusait la propriété privée comme droit naturel, Destutt de Tracy n’est finalement
qu’un idéologue selon ses propres termes marxiens, un idéologue de la propriété privée.

• Sous la Restauration (1815-1830), Destutt de Tracy s’opposa aux Ultras qui souhaitaient un retour à la monarchie absolue. Témoin pendant quelques années de la Monarchie de Juillet (1830-1848), il fut d’abord séduit par la tonalité plus libérale insufflée par Guizot, puis déçu ensuite. Il entra à l’Académie française en 1808 et devint membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1832. Il décéda en 1836, à l’âge de 82 ans.

Destutt de Tracy fut beaucoup lu, en son temps et dans les époques suivantes, en son pays et aux Etats-Unis. S’il inspira des penseurs et des hommes politiques libéraux de premier plan, il ne fut guère apprécié par ceux qui avait « l’idéologie » (au sens de Marx) du « tout de la Nation » ou celle de la collectivisation des moyens de production. Des idéologies (au sens de Marx) qui ont eu l’occasion de montrer leur capacité mortifère au XXème siècle. 

Conclusion flatteuse de M. Mignet dans la Revue des Deux Mondes en 1842 : 

« Pendant quatre-vingt-deux ans, il a eu le même amour pour la liberté, la même foi dans la vérité, et il a marché avec courage dans les voies droites où il était d’abord entré, sans autre ambition que celle de voir la raison triomphante et l’humanité heureuse. »


Ci-dessous, présentation de Destutt de Tracy comme inspirateur de Jefferson et Bastiat (vidéo de l’Ecole de la Liberté présentée par Damien Theillier, 05′ 39″) :


Illustration de couverture : Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) fondateur de la notion d’idéologie considérée comme science des idées.

9 réflexions sur “Destutt de Tracy, IDÉOLOGUE au sens propre

  1. Merci je ne connaissais pas Destutt de Tracy. Incroyable comme le sens d' »Idéologie » a pu changer.
    Napoléon savait très bien à quoi il avait affaire, d’ailleurs Mme de Staël, (fille de Necker, celui qui dresse l’état des finances de la France en 1781) était exilée forcée en Suisse.

  2. Je connaissais déjà Destutt de Tracy mais quelle bonne idée de le présenter !

    Condillac mériterait également une biographie compte tenu de sa conception subjective de la valeur s’opposant à celle objective d’Adam Smith et également, alors qu’il était libéral, du fait que son frère, Mably, était un philosophe socialiste.

    Enfin, toujours en matière de découverte des économistes méconnus, je vous joins ce lien sur les articles économiques de Jacques Bainville compilés dans le livre  » La fortune de la France » :
    http://classiques.uqac.ca/classiques/bainville_jacques/fortune_de_la_France/fortune_de_la_France.html

  3. Je ne connaissais pas, mais comme ses ouvrages peuvent être téléchargés gratuitement sur Gallica, le site de la BNF, je vais me plonger derechef dans de saines lectures.

  4. @Yé :
    Merci pour le lien avec le livre de Bainville. L’article « La crépuscule de la liberté » (1934) commence fort ! Bainville était devenu monarchiste et membre de l’Action française, mais manifestement, il n’était pas totalement acquis aux idées nationalistes de ce mouvement et avait écrit aussi une bio très critique de Napoléon Bonaparte.
    Quelques extraits pour le bénéfices des lecteurs de ce blog :

    « Il y aura vingt ans d’ici quatre mois que la guerre a éclaté et, depuis ce temps-là, les sociétés humaines ont subi des changements si profonds qu’on se croirait, au printemps de 1934, séparé du printemps de 1914 par plus d’un siècle. Et si l’on essaie de définir cette différence, on sera sans doute d’accord pour reconnaître qu’elle consiste essentiellement dans la disparition de la liberté individuelle.

    Les hommes ont-ils perdu le goût d’être libres ou bien n’en ont-ils pas plutôt perdu le moyen ? (…)
    Aujourd’hui, c’est à l’État que chacun se recommande. Il est inutile d’insister sur ce point. L’industrie, le commerce, l’agriculture rivalisent pour réclamer sa protection. L’épargne, elle-même, cette imprudente, se place sous sa garde, et l’épargne ne se distingue pas du capital qui se rend ainsi prisonnier.

    Il résulte de là que ‘État en arrive à tout réglementer et à tout diriger à la demande des intéressés eux-mêmes. Les citoyens d’autrefois ne souffraient plus d’être des sujets. Ceux d’aujourd’hui sont devenus des « assujettis ». Peu importe que cela s’appelle socialisme, étatisme, corporatisme ou économie dirigée. (…)

    À cette disparition de la liberté individuelle, comment veut-on que ne corresponde pas le crépuscule de la liberté politique ? Encore une chose que le dix-neuvième siècle savait bien. C’était alors un lieu commun de dire que le socialisme engendre le césarisme. Pour être banal, il n’en était pas moins vrai. Et il n’y a pas lieu de s’étonner si le développement monstrueux de l’étatisme favorise aujourd’hui l’éclosion des idées de dictature là même où on les attend le moins. »

    @ Le Gnôme
    Les ouvrages en ligne sur Gallica ne sont pas forcément très simple à lire, car ce sont des éditions originales. J’ai donné en lien sa lettre à Burke (pas long) et son Traité d’économie politique. Je pense qu’on peut trouver d’autres liens sur le site de l’Institut Coppet.

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