L. von Mises : Sur un marché libre, aucun profit n’est « excessif » !

Profit. Si l’on s’en tient à la sphère économique, voici peut-être le mot le plus détesté de la langue française. Avec dividendes. Et patrons. Et riches. Chez nous, en France, tout discours consensuel sur les méthodes pour éradiquer la pauvreté, le chômage, les injustices sociales, passe obligatoirement par la condamnation des « profits excessifs » réalisés par les entreprises et celle des dividendes non moins scandaleux qu’elles versent à leurs actionnaires. 

nos-vies-valent-plus-que-leurs-profitsComme le disait Philippe Poutou chez Ruquier la semaine dernière, la France est championne d’Europe des dividendes, ça ne peut plus durer, il faut reprendre l’argent aux milliardaires.

Un sujet que son parti, le NPA, connaît bien. C’est en effet Olivier Besancenot qui a lancé le slogan « Nos vies valent plus que leurs profits » lors de la campagne présidentielle de 2007.

Succès immédiat ! D’après une étude de l’institut CSA, les Français considèrent que c’est le meilleur slogan des campagnes 2007 et 2012. L’affaire semble entendue : interdisons les profits ! Et si on ne peut les interdire, taxons-les sans pitié.

Dans le texte ci-dessous, que j’ai traduit pour Contrepoints, Ludwig von Mises nous donne un autre aperçu du profit. Il le replace dans sa réalité économique et lui réattribue toute sa valeur sociale.

Sous un titre clairement polémique dans un pays comme la France, il explique que ce n’est jamais le capital qui génère les profits, mais la bonne utilisation de ce capital. « C’est de l’intelligence de l’entrepreneur, de son travail de réflexion, que les profits émergent en dernier ressort. » Il en résulte que « l’une des fonctions principales du profit consiste à placer le contrôle du capital entre les mains de ceux qui savent comment l’employer au mieux pour la satisfaction du public. »

Avant d’en arriver au texte lui-même, quelques mots sur son auteur. Ludwig von Mises (1881-1973) est l’un des auteurs les plus influents de l’école autrichienne d’économie qui défend le libéralisme classique. Friedrich Hayek et Murray Rothbard furent ses élèves.

Étatiste au début de ses études à Vienne (Autriche-Hongrie), il se tourne vers le libéralisme grâce aux cours qu’il suit avec Carl Menger (1840-1921), fondateur de l’école autrichienne d’économie. Dans sa thèse, consacrée à la monnaie et au crédit, il défend l’étalon-or comme seul système permettant d’éviter les manipulations sur la masse monétaire.

Étant considéré comme un ennemi du nazisme du fait de ses origines juives, il part s’installer à Genève en 1934. Il est aussi un ennemi du communisme en raison de ses écrits contre l’étatisme. Suite à l’entrée en guerre, il quitte l’Europe en 1940 et rejoint les États-Unis. Il enseigne à l’Université de New York jusqu’en 1969 et organise de nombreux séminaires. En 1947, il participe à la fondation de la société du Mont-Pèlerin, association internationale d’intellectuels, qui a pour but de promouvoir le libéralisme.

Toute son œuvre tend à montrer la nocivité de l’étatisme et du collectivisme. Ses idées sont réunies dans L’action humaine (1949), ouvrage-testament à la fois savant et pédagogique dans lequel il cherche à élaborer un système complet d’économie fondé sur la liberté individuelle.

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Ce texte de Ludwig von Mises est paru initialement en 1952 dans Planning for Freedom and twelve other essays and addresses, IX Profit and Loss, 5 The social function of profit and loss.

Il a été publié par le Mises Institute le 16 janvier 2017 sous le titre In a Free Market, No Profit is « Excessive » et repris en français par Contrepoints le 22 janvier 2017.

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contrepoints-2Sur un marché libre, aucun profit n’est « excessif » !
(traduction Nathalie MP)

Les profits n’ont rien de naturel. Ils n’apparaissent que lorsqu’il existe une distorsion, une divergence entre la production réelle et la production telle qu’elle devrait être si elle utilisait les ressources matérielles et humaines disponibles pour satisfaire au mieux les désirs du public. Les profits sont la récompense de ceux qui parviennent à effacer cette distorsion et ils disparaissent dès lors qu’elle a été entièrement supprimée.

Dans la situation imaginaire d’une économie « en rotation uniforme » (1), il n’y aurait pas de profits. Une fois les préférences temporelles dument intégrées, la somme des prix de tous les facteurs de production y coïnciderait avec le prix du produit.

Plus les distorsions évoquées ci-dessus sont importantes, plus les profits tirés de leur effacement sont élevés. On peut certes considérer que les distorsions sont parfois « excessives », mais un tel qualificatif ne saurait s’appliquer aux profits.

Le plus souvent, on arrive à l’idée des profits excessifs en comparant les profits réalisés au capital employé dans l’entreprise et en les mesurant sous la forme d’un pourcentage du capital. Cette méthode découle de la procédure appliquée classiquement dans les entreprises et les partenariats afin de partager les profits totaux entre les différents actionnaires ou associés. Ces derniers ayant contribué à la réalisation des projets de l’entreprise dans des proportions variées, ils participent aux bénéfices ou aux pertes dans les mêmes proportions.

Mais ce n’est pas le capital employé qui crée les profits et les pertes. Contrairement à ce que pensait Marx, le capital « n’engendre pas le profit. » Les biens capitaux en tant que tels sont des objets inertes qui n’accomplissent rien par eux-mêmes. S’ils sont utilisés selon une bonne idée, alors oui, il y aura du profit. Mais s’ils sont investis dans une mauvaise idée, il n’en résultera pas des profits mais des pertes. Ce sont les décisions de l’entreprise qui génèrent selon les cas des pertes ou des profits. C’est de l’intelligence de l’entrepreneur, de son travail de réflexion, que les profits émergent en dernier ressort. Le profit est un produit de l’esprit et de l’habileté à anticiper l’état futur du marché. C’est un phénomène spirituel et intellectuel.

On démontre facilement combien il est absurde de condamner tout profit au motif qu’il serait excessif. Une entreprise dotée d’un capital C a réalisé une production d’un montant défini P qu’elle a vendue à des prix qui ont dégagé un surplus de chiffre d’affaires sur les coûts de S, et donc un profit de N %. Si l’entrepreneur avait été moins doué pour les affaires, il aurait eu besoin d’un capital de 2C pour produire la même quantité P. Pour les besoins du raisonnement, on peut même négliger le fait que dans ce cas les coûts de production auraient forcément augmenté puisque les intérêts sur le capital employé auraient doublé. Aussi, faisons l’hypothèse que S demeure inchangé.

Quoi qu’il en soit, S doit maintenant être comparé à 2C au lieu de C, ce qui abaisse le taux de profit à N/2 % du capital employé. Voilà le « profit excessif » ramené à un niveau « acceptable. » Pourquoi ? Parce que l’entrepreneur s’est montré moins performant, parce que son manque d’efficacité a privé ses associés de tous les avantages qu’ils auraient pu obtenir si la quantité C de capital supplémentaire utilisée dans la production de P avait été disponible pour la production d’autres biens.

En qualifiant les profits d’excessifs, et en pénalisant les chefs d’entreprise efficaces par des niveaux d’impôt discriminatoires, la société agit comme si elle se tirait une balle dans le pied. Taxer les profits équivaut à taxer la capacité à offrir les meilleurs biens et services au public. Le seul objectif de toutes les activités de production consiste à employer les facteurs de production de telle façon qu’ils délivrent in fine le meilleur produit possible. Plus l’entrepreneur se montre économe sur les facteurs de production d’un produit donné, plus il restera des ressources, et elles sont rares, pour d’autres produits. Mais plus il y réussit, plus il est montré du doigt et plus il est accablé d’impôts. A l’inverse, des coûts toujours plus élevés pour une même quantité de production, du gaspillage en somme, sont chaudement applaudis.

La manifestation la plus étonnante de cette totale incapacité à comprendre l’activité de production et la nature et la fonction des pertes et profits réside dans la croyance populaire que le profit est un ajout ultime aux coûts de production et que son montant dépend exclusivement du vendeur. C’est cette idée qui a poussé les gouvernements à contrôler les prix. Et c’est la même idée qui les a incités à conclure avec leurs fournisseurs des contrats selon lesquels le prix à payer pour un produit devait être égal aux coûts de production du vendeur augmenté d’un pourcentage défini. Il en résulta que moins le vendeur était efficace à éviter les coûts inutiles, plus il obtenait un profit élevé.

Les contrats de ce type ont considérablement augmenté les dépenses de l’Etat américain pendant les deux guerres mondiales. Cela n’a pas empêché les bureaucrates, au tout premier rang desquels les professeurs d’économie qui travaillaient dans les différentes agences consacrées à l’effort de guerre, de se vanter de leur habile gestion.

Entrepreneurs ou pas, tout le monde regarde de travers les profits réalisés par d’autres. L’envie est une faiblesse largement répandue parmi les hommes. Ils répugnent à admettre qu’eux aussi auraient pu encaisser des profits s’ils avaient fait montre de la même anticipation et du même jugement que l’homme d’affaires à succès. Plus ils en sont conscients au fond d’eux-mêmes, plus leur ressentiment est violent.

Il n’y aurait pas le moindre profit si le public n’était pas hautement désireux d’acquérir la marchandise offerte à la vente par le chef d’entreprise performant. Et pourtant, les mêmes personnes qui se bousculent pour acheter ces biens vilipendent le chef d‘entreprise et disent que ses profits sont mal acquis.

L’expression sémantique de cette propension à l’envie réside dans la distinction entre revenu du travail et revenu du capital. Elle imprègne les manuels scolaires aussi bien que les textes de loi et les procédures administratives. A titre d’exemple, citons le formulaire 201 de l’Etat de New York, c’est-à-dire son document officiel de déclaration d’impôt sur le revenu. N’y sont appelées « revenus » que les sommes reçues par les salariés en rétribution de leur travail. Par voie de conséquence, tout autre revenu, même celui résultant de l’exercice d’une profession libérale, est un revenu du capital. Telle est la terminologie employée par un Etat(2) dont le gouverneur est membre du Parti républicain et dont l’Assemblée dispose d’une majorité républicaine.

L’opinion publique ferme les yeux sur les profits tant qu’ils n’excèdent pas le salaire payé à un salarié. Tout ce qui dépasse est considéré comme mal acquis. La fiscalité, bien camouflée sous le principe de la capacité contributive, a pour objectif de confisquer ce qui dépasse.

Or l’une des fonctions principales du profit consiste à placer le contrôle du capital entre les mains de ceux qui savent comment l’employer au mieux pour la satisfaction du public. Plus un homme fait des profits, plus sa fortune s’accroît et plus il gagne en influence dans les cercles d’affaires. Les pertes et profits sont les instruments par lesquels les consommateurs transmettent la direction des activités de production entre les mains de ceux qui sont le plus à même de les satisfaire.

Tout ce qui est entrepris pour limiter ou confisquer les profits porte atteinte à cette fonction. Le résultat de telles mesures aboutit seulement à priver les consommateurs de leur emprise sur le cours de la production. La machine économique devient alors moins efficace et elle s’adapte plus lentement.

L’homme de la rue considère non sans jalousie que les profits des chefs d’entreprise sont entièrement utilisés dans leur consommation. Et il est vrai qu’une partie est consommée. Mais seuls les entrepreneurs qui consomment une faible part de leur profit et réinvestissent la plus grande partie dans leurs entreprises atteignent véritablement fortune et influence dans le domaine des affaires. Ce qui transforme une petite entreprise en une grande entreprise, ce ne sont pas les dépenses, mais l’épargne et l’accumulation du capital.


(1) Economie en « rotation uniforme » : il s’agit du concept d’Evenly Rotating Economy (ERE) de Mises, c’est-à-dire une économie dans laquelle il ne se passe jamais rien de nouveau : pas d’innovation, pas de chocs exogènes.
(2) Mises fait ici référence à l’État de New York qui avait un gouverneur républicain et une assemblée à majorité républicaine, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Le texte date de 1952.


ludwig-von-misesIllustration de couverture : Ludwig von Mises (1881-1973) – Photo : Mises Archives via le Mises Institute.

8 réflexions sur “L. von Mises : Sur un marché libre, aucun profit n’est « excessif » !

  1. Le profit est le moteur de l’humain, si il se trouve à être supprimé, l’intérêt pour le travail disparaît. Les pays qui l’ont supprimé ont connu bien des déboires et ont fini par changer de régime plus ou moins rapidement. Même les communistes chinois l’ont compris, qui n’interdisent plus celui-ci. Pour nous, ce n’est pas encore pour demain tant nous confondons égalité et égalitarisme.

    • Bonjour Le Gnôme,
      Il y a un exemple très intéressant (que je me suis promis de regarder de plus près un jour), c’est celui des Kibboutz israéliens. Formés initialement sous la forme des kolkhozes soviétiques, ils ont progressivement évolué vers la forme de la SA tant le partage égalitariste des résultats ne satisfaisait personne, et certainement pas les plus contributifs au système.

  2. Faut-il donc confier la politique aux milliardaires ? Cela ne me parait pas si opportun… En d’autres temps on parlait d’oligarchie. C’est vrai qu’en Russie ce sont des oligarques et chez les « occidentaux » des milliardaires. J’observe par ailleurs que les sociétés héritières des « corsaires » qui ont le vent en poupe en termes de croissance ne font pas de profits mais leur valeur boursière remplace les bénéfices avec un facteur 10…

  3. Lire La Grande Fiction – L’État, cet imposteur de Hans-Hermann Hoppe, disciple de Von Mises.
    Un peu extremiste donc décoiffant : « Si, au lieu de contribuer à la prévention des conflits, l’État est une source permanente de conflits ; et si, plutôt que d’assurer sécurité et stabilité juridiques, l’État génère lui-même insécurité et instabilité en permanence, via la législation, en remplaçant les lois immuables par des caprices arbitraires et « élastiques », alors jaillit inéluctablement la question de savoir si la bonne solution à apporter au problème de l’ordre social ne serait pas, évidemment, non étatiste. »
    Après une intéressante redéfinition de la propriété individuelle et des atouts de la doctrine, un éclairage particulier, je crois inédit (mais d’actualité) sur la guerre et surtout l’immigration.

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