La liberté, bonheur ou souffrance des hommes ? (II)

A l’approche du Carême, voici quelques réflexions sur les trois tentations du Christ au désert (article d’hier) et sur la Parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski (article d’aujourd’hui).

(II) La parabole du Grand Inquisiteur

Ainsi que je le disais à la fin de la partie précédente, le démon a été défait par le Christ qui, même épuisé par quarante jours et quarante nuits passés au désert sans manger, n’a pas succombé aux trois tentations placées devant lui pour obtenir une adoration facile des hommes sous l’emprise de la faim, du sensationnel ou de la force. 

Mais comme le dit Luc pour conclure son évangile des tentations, Satan attend un moment favorable, il attend son heure. On pourrait considérer qu’une tentative ultérieure du démon pour parvenir à ses fins est mise en scène dans le monologue du Grand Inquisiteur (texte complet) inséré par Dostoïevski (1821-1881) dans son ultime roman, Les Frères Karamazov (1880).

• Considéré comme son oeuvre majeure, par lui-même comme par de nombreux lecteurs enthousiastes – dont B16, qui en fera une citation dans son encyclique Spe Salvi « Sauvés dans l’espérance » – ce roman permet à Dostoïevski d’aborder les thèmes qui l’ont hanté toute sa vie : la question de l’existence de Dieu, la lutte entre le bien et le mal, la valeur suprême de la liberté individuelle.

Tout ceci est analysé à travers la personnalité des trois frères Karamazov et leur histoire familiale, émaillée de beaucoup de débauche, d’un parricide et d’une erreur judiciaire*. Dimitri, 28 ans, est, d’après Dostoïevski lui-même, la représentation de l’homme « russe », impulsif, tourmenté, toujours tiraillé entre le vice et la vertu. Ivan, 24 ans, est un intellectuel matérialiste athée proche du courant socialiste russe de l’époque. Le silence de Dieu face à la souffrance le révolte. Il pense donc que Dieu n’existe pas et en déduit que « tout est permis ». Enfin, Aliocha, 20 ans, est un homme de foi, et le héros du roman aux dires de l’auteur.

[* Le Père Karamazov est un être odieux qui s’est complètement désintéressé de ses enfants. En plus des trois fils cités plus haut, il a un fils illégitime, Smerdiakov, dont il a fait son domestique. Le père Kamarazov est assassiné. Dimitri est accusé. Ivan, qui sombre dans la folie, s’imagine l’avoir assassiné. Smerdiakov confie plus tard à Aliocha être le coupable et prétend avoir agi selon les indications d’Ivan dont il partage les idées. Aliocha, le pur, est dépeint comme celui qui prend sur lui tous les péchés de sa famille.]

Pour Dostoïevski, il existe une possibilité de rédemption de l’humanité qui s’appelle le Christ. Dans le roman, c’est le personnage d’Aliocha qui endosse la pensée de l’auteur. Le parallèle est d’autant plus étroit qu’il porte le prénom du jeune fils de Dostoïevski mort d’épilepsie à l’âge de 3 ans en 1878, date de début de rédaction du roman. Le personnage d’Ivan est son contradicteur.

La question centrale de la liberté humaine est abordée au livre V, chapitre 5 dans la Parabole du Grand Inquisiteur (extraits). On y assiste à un face-à-face entre Jésus, qui reste silencieux, et le grand Inquisiteur, homme d’Eglise qui prend le parti du démon des trois tentations. La parabole est imaginée et racontée par Ivan à son frère Aliocha, assez silencieux lui aussi.

Au-dessus, c’est Dostoïevski qui manipule l’ensemble. Dans la lignée d’Aliocha et du Christ, son intention est de démontrer le nihilisme présomptueux et mortel d’Ivan, du Grand Inquisiteur et du démon, ainsi que de toute personne qui ferait fi de la liberté des autres hommes.

• Nous sommes à Séville au XVIème siècle en pleine Inquisition catholique. Les bûchers crépitent sans discontinuer, le Cardinal Inquisiteur y veille. Pas plus tard que la veille, il a fait brûler cent hérétiques en présence du Roi et toute sa cour. Jésus arrive dans cette histoire tout doucement, mais tout le monde le remarque, tout le monde le reconnaît. Son regard est plein de compassion, son sourire est doux, son coeur brûle d’amour et bouleverse tous ceux qui le voient. On le suit, on l’implore, un aveugle voit à nouveau, une jeune fille morte revit.

A ce moment, le Grand Inquisiteur arrive. C’est un homme de 90 ans tout en hauteur et sécheresse. Il voit toute la scène, comprend le danger et ordonne d’un geste à ses gardes d’arrêter le nouveau venu. La foule s’écarte et laisse faire, saisie de crainte devant le Grand Inquisiteur. Jésus est emmené et enfermé pour être brûlé le lendemain. L’Eglise du Christ se désencombre du Christ.

Le soir, le Grand Inquisiteur rend visite à Jésus dans sa prison et s’explique. Il l’accuse d’abord de venir « déranger » l’humanité. Jésus avait dit qu’il laissait les hommes libres de croire, il s’en était remis à Pierre et à tous les papes qui l’ont suivi. Revenir comme il le fait est une atteinte à la liberté qu’il promettait.

Quant à cette liberté, le Grand Inquisiteur n’en parle que par ironie, car pour lui, les hommes sont incapables de vivre dans la liberté, il sont faibles et ont besoin d’être guidés, de trouver quelqu’un devant qui se prosterner. Les promesses de la transcendance divine dont fait partie la liberté leur sont inaccessibles. Seuls quelques hommes supérieurs sont capables de l’assumer, quelques milliers ou dizaines de milliers selon le Grand Inquisiteur. Mais pour tous les autres, seule l’immanence du pain peut les satisfaire :

« Tu leur avais promis le pain des cieux, mais, je le répète encore, ce pain des cieux peut-il se comparer, aux yeux de cette tribu humaine, si faible, si éternellement perverse, éternellement ingrate, à celui de la terre ? »

Par chance, le Grand Inquisiteur a compris le fond de la nature humaine, il a compris la demande des hommes et il est prêt à se sacrifier pour leur bonheur en prenant sur lui toute cette liberté qui les encombre. Mieux, il nie la liberté voulue par Dieu au nom de Dieu, lequel est relégué au rang de mystère pour mieux assujettir les hommes :

« Tu les as vus, aujourd’hui, ces hommes « libres » ? Oui, cette affaire-là nous a coûté très cher. Mais, cette affaire, nous l’avons enfin parachevée, et en Ton nom. Pendant quinze siècles nous nous sommes torturés avec cette liberté, mais, maintenant, c’est fini, et bien fini. »

Aussi, le reproche qu’il adresse à Dieu à travers Jésus, c’est d’avoir manqué à sa mission d’amour en imposant aux hommes une liberté impossible à vivre qui les rend malheureux. Jésus avait cependant la possibilité de faire leur bonheur, en acceptant les trois pouvoirs que le démon lui offrait, mais il les a refusés. Pourtant, selon le Grand Inquisiteur,

« il n’existe que trois forces, seulement trois forces sur terre qui sont capables de vaincre et de s’emparer pour toujours de ces rebelles débiles, pour leur bonheur — ces forces, ce sont le miracle, le mystère et l’autorité. »

Ici, le miracle correspond à la première tentation, le mystère à la seconde et l’autorité à la troisième (voir article précédent).

Le démon des trois tentations au désert, « l’esprit de l’auto-destruction et du néant » a posé trois questions prophétiques et admirables en manifestant une compréhension de l’âme humaine beaucoup plus profonde que celle de Dieu :

« parce qu’on a dans ces questions comme réuni et prédit en un seul tout, toute l’histoire ultérieure de l’homme, qui nous est représentée en trois images dans lesquelles se fondront toutes les irréductibles contradictions historiques de la nature humaine. »

Fort de tous ces constats historiques, décidé à faire le bonheur des hommes, quitte à les enfermer dans un enclos, quitte à abandonner Dieu et rejoindre le démon, le Grand Inquisiteur ne pouvait agir autrement qu’en apportant une rectification essentielle à l’oeuvre de Dieu :

« Nous avons corrigé Ton oeuvre et nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et sur l’autorité. Et les hommes se sont sentis heureux d’être à nouveau menés comme un troupeau, et d’avoir pu enfin délivrer leur coeur d’un don si terrifiant, qui leur avait apporté tant de douleur. »

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Dès lors, on est très loin de l’esprit des Lumières, on est très loin du Sapere aude! (Ose penser !) de Kant. Le Grand Inquisiteur a plutôt le programme qui sera celui des « tuteurs » décrit par Kant en 1784 :

« Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils (les tuteurs) les ont enfermées, ils (les tuteurs) leur montrent le danger qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. » (Kant, Sapere aude !)

L’humanité étant réduite à un troupeau docile, les homme redeviennent comme des enfants. Leur autonomie est dissoute dans les volontés du Grand Inquisiteur :

« Nous arriverons à les convaincre qu’ils ne deviendront libres qu’au moment où ils renonceront pour nous à leur liberté et ils se soumettront. »

Cela lui sera d’autant plus facile qu’il va les tenir en respect en leur garantissant le pain de la terre, en leur donnant du sensationnel et en usant de toute la force de son autorité politique par alliance de l’Eglise avec César, avec le souverain temporel. Ce faisant, aucun domaine de la vie n’échappera au Grand Inquisiteur :

« Nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu d’enfant, avec des chants, des chœurs, des danses innocentes. »

Finalement, le Grand Inquisiteur, dans sa grande bonté, dans son amour immense des hommes, leur autorisera jusqu’au péché, à condition que les hommes n’aient plus aucun secret pour lui. Toute vie privée est abolie. Seul le Grand Inquisiteur, doué d’un amour quasi-divin pour son peuple, sonde les reins et les coeurs :

« Nous leur dirons que tout péché sera racheté s’il est commis avec notre permission ; et si nous leur donnons cette permission de pécher, c’est que nous les aimons. »

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• Les questionnements possibles à partir de cette parabole sont nombreux, d’autant que le texte en lui-même, extrêmement compact, n’est pas toujours très clair. A la fin de la parabole, Aliocha interpelle son frère et conclut à sa façon : « Ton inquisiteur, il ne croit pas en Dieu, voilà tout son secret ! » Ivan s’en tire avec une espèce de pirouette :

« Mais tout ça, c’est des bêtises, Aliocha, c’est juste un poème bon à rien d’un bon à rien d’étudiant, qui n’a jamais écrit deux vers de suite. »

On pourrait tout aussi bien l’oublier. Mais la fenêtre qu’il ouvre sur une humanité considérée comme débile à l’exception de quelques hommes qui s’arrogent le pouvoir de Dieu à l’aide de quelques artifices – remplir les ventres, user de propagande bien calibrée et réprimer par la force tout mouvement de révolte – soulève le coeur et la raison des hommes de bonne volonté.

Une première lecture peut se faire en référence directe à la période historique de l’Inquisition. Le face-à-face entre Jésus et le Grand Inquisiteur vise alors à montrer que l’Eglise est parfaitement capable de trahir Dieu au nom de Dieu. En oubliant que Dieu est amour, en oubliant qu’il laisse les hommes libres de croire, elle est tombée dans le nihilisme et dans le crime.

Mais cet aspect est aussi une façon de montrer que l’Eglise, organisation humaine faillible – à laquelle tous les chrétiens appartiennent, pas seulement les prêtres et les évêques – ne doit pas être confondue avec la transcendance de Dieu.

La figure du Grand Inquisiteur dépasse cependant le XVIème siècle pour revêtir aussi un habit philosophico-politique. Dostoïevski a en tête le nihilisme et le socialisme propre à son siècle et on peut facilement prolonger le trait jusqu’aux grands totalitarismes du XXème siècle et jusqu’aux petits avatars parcellaires du socialisme à visage humain ou de la social-démocratie ultra-protectrice et étouffante.

En réalité, chaque fois qu’une personne prétend faire le bonheur des hommes en les « allégeant du fardeau de la liberté », c’est la figure du Grand Inquisiteur, c’est-à-dire le mal, qui apparaît dans le monde.


jesus-et-le-grand-inquisiteur-par-ilya-glazunov-1985Illustration de couvertureJésus et le Grand Inquisiteur, 1985, huile sur toile d’Ilya Glazounov, peintre soviétique puis russe né en 1930 à Léningrad (Saint-Pétersbourg).

9 réflexions sur “La liberté, bonheur ou souffrance des hommes ? (II)

  1. Bonjour Nathalie,

    merci de lancer une réflexion sur ce monument de la littérature mondiale.
    Il semble que je ne sois pas le seul à être hanté par la figure du grand inquisiteur. Il nous pose en effet une question insoluble et essentielle : si demain, je me retrouvais face au Christ, saurais-je le reconnaître ? Mon attitude serait-elle de le suivre, où de le combattre ? Cela revient à se demander si la foi est vraie ou fondée sur un faux-semblant. Il n’y a pas de réponse à cette question, et toute la tension du christianisme s’y trouve résumée.
    Quant aux trois questions sur la montagne, la tentation de la fortune, de la gloire et du pouvoir que Dostoïevski aborde avec beaucoup de profondeur, il n’st pas mauvais de se les reposer, en cette période de carême, et d’élections.

  2. @ Royaumont :
    « si demain, je me retrouvais face au Christ, saurais-je le reconnaître ? » oui, une question que je me pose souvent et qui m’angoisse. Plus généralement : est-ce que je suis toujours capable de discerner entre ce qui est juste et ce qui est injuste ?

    @ Gnôme : Ma dernière lecture des Frères K remontait aussi à quelques années (litote) !

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