Jacques Rueff ou le libéralisme en action

Mise à jour du 4 octobre 2018 : Il y a 60 ans, naissait la Vème République. Portrait de Jacques Rueff, l’un des accoucheurs, et instigateur d’un libéralisme trop vite abandonné.

Au cours de l’entretien que j’ai eu il y a quelques semaines avec l’ancien ministre Renaud Dutreil, celui-ci s’est prévalu de Jacques Rueff – « Vous êtes d’accord qu’il était libéral » – pour justifier son soutien à Emmanuel Macron et son projet politique consistant à « combiner un État bien dirigé avec un secteur privé dynamique. » À vrai dire, il l’a enrôlé un peu vite du côté des grands plans industriels de la France tels que l’aéronautique ou le nucléaire voulus par le général de Gaulle dans les années 1960. 

En réalité, si Jacques Rueff est bien aux côtés du général dans les débuts de la Vème République, c’est avant tout comme spécialiste des finances et de la monnaie, comme partisan de l’orthodoxie budgétaire et de la vérité des prix, et comme européen opposé au protectionnisme et défenseur de la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Comme il est dit dans mon livre préféré(1) sur la tradition libérale française, Rueff est un « libéral perdu chez les planistes. » Est-il plus « libéral » ou plus « perdu chez les planistes » ? On a envie de répondre : les deux , mon général !

Equilibre budgétaire, prix de marché, libre-échange, on retrouve là un certain nombre des thèmes qui agitent notre actualité économique, alors que nos hommes politiques de droite et de gauche sont en train de dévoiler leurs programmes de redressement de la France en vue de la présidentielle de 2017.

Dans le contexte d’un déficit public permanent depuis plus de 40 ans, d’une dette publique pas loin d’atteindre 100 % du PIB et d’un chômage dépassant son record presque tous les mois, les solutions proposées vont du protectionnisme allié aux joies de la dévaluation retrouvée, à des mesures libérales de baisses des dépenses et des impôts, en passant par les recettes vénézueliennes de hausse brutale du salaire minimum et des pensions. Sans compter la continuation de la politique social-Hollandaise : un petit peu d’autocars Macron d’un côté (équivalent de « libéraliser l’économie » en langage socialiste) et beaucoup de dépenses catégorielles de l’autre (« faire de la stratégie » en langage socialiste).

♦Que proposa Jacques Rueff dans les circonstances de crise de 1958 lorsque le général de Gaulle revint au pouvoir ?

Cette année-là, la France se trouve à la croisée de plusieurs chemins :

· Sur le plan politique, la IVème République semble incapable de parvenir à quoi que ce soit dans le conflit algérien.
· Sur le plan du commerce extérieur, la Communauté économique européenne (CEE) créée par le Traité de Rome de 1957 et instituant un marché commun est devenue effective depuis le 1er janvier. La France est-elle prête à affronter la concurrence ?
· Sur le plan des équilibres économiques, le pays bénéficie d’une bonne croissance (5,5 % en 1957 puis 2,7 % en 1958) et d’un taux de chômage très bas (1 %), mais l’inflation est galopante (15 % en 1958), la balance des paiements et les comptes publics sont déséquilibrés et la monnaie est chahutée. Seul un endettement massif auprès du FMI permet à la France de s’en sortir.

À la tête d’un gouvernement d’union nationale(2), le général de Gaulle va donc agir selon trois axes : résoudre la crise algérienne (ce sera la fin de la guerre d’Algérie avec les accords d’Evian en 1962), résoudre la crise institutionnelle (ce sera la constitution de la Vème République du 4 octobre 1958, suivie de son élection comme premier Président en décembre 1958) et enfin stabiliser l’économie et les finances.

Pour aboutir sur ce dernier point, son ministre de l’économie Antoine Pinay commence avec une mesure d’urgence pour combler en partie le déficit budgétaire. Il lance un grand emprunt, le 3,5 % 1958 indexé sur l’or, sur le modèle de ce qu’il avait déjà fait en 1952. Mais De Gaulle veut aller plus loin. Contre la volonté de son ministre, il met en place un comité de huit personnalités issues des secteurs privé et public. Jacques Rueff en est le cœur et l’inspirateur.

j-rueff-membre-de-linstitut-1972-par-avqPolytechnicien, haut fonctionnaire, il est rompu aux questions monétaires et économiques. En 1926, c’est lui qui calcula la parité du Franc rétabli par Raymond Poincaré. En 1938, il faisait partie de l’équipe qui relança l’industrie d’armement française, bien affaiblie par les 40 heures de travail hebdomadaires instaurées en 1936 par le Front populaire alors que l’Allemagne réarmait massivement.

C’est ainsi que le plan Pinay-Rueff est adopté en décembre 1958. Il se décline en trois volets : dévaluation du Franc de 17 % (et création du Nouveau Franc) afin de le ramener à sa valeur économique et convertibilité avec les autres monnaies, ouverture des frontières et libération des échanges pour rentrer de plain-pied dans la saine concurrence du marché commun européen, assainissement budgétaire par des hausses d’impôts et des baisses de dépenses.

Pour Rueff et les auteurs du plan, il s’agit de dire aux partisans du Franc fort et de l’indépendance nationale qu’un Franc arbitrairement surévalué ne peut être fort et qu’une fois correctement évaluée, sa parité ne pourra en aucun cas être défendue dans un pays fermé.

Le général de Gaulle, méfiant à l’égard de l’intégration européenne, se ralliera à ce plan sans demander de clauses de sauvegarde pour la France. « Nous étions sur la route de la catastrophe » explique-t-il à la télévision pour justifier son plan. « Une fièvre de libéralisme » répond le journal Le Monde en une, et ce n’est pas un compliment. À vrai dire, le plan suscite beaucoup d’opposition, y compris dans les rangs de la droite. Le ministre Antoine Pinay lui-même, qui n’a pas dévalué et qui n’a pas augmenté les impôts en 1952, est inquiet des retombées du plan sur le pouvoir d’achat. Raymond Aron, dans Le Figaro, est l’un des seuls à le soutenir.

En 1959 et 1960, le plan Pinay-Rueff est complété par le plan Armand-Rueff. Le terme de plan n’est pas vraiment adéquat. Il s’agit d’un rapport remis au gouvernement par Jacques Rueff et Louis Armand(3), auxquels il avait été demandé de faire des propositions sur la « suppression des obstacles à l’expansion économique. »

Voilà qui rappelle furieusement le rapport Attali sur la libération de la croissance (2008), dont la loi Macron (2015) s’est inspirée. Il est amusant, où terriblement inquiétant, de s’apercevoir qu’en 1960 déjà, le rapport préconisait de renforcer la concurrence, de supprimer les subventions aux entreprises et de faire sauter les rentes de situation dont celle des taxis, des pharmaciens, des notaires etc… On en conclut assez aisément que ce rapport, destiné à faire souffler le vent du large sur l’économie française, est resté relativement sans effet.

Le plan Pinay-Rueff est généralement considéré comme une réussite. La décennie 1960 fut une période de forte croissance, atteignant parfois jusqu’à 7 % par an, avec retour à l’équilibre des comptes publics, chômage très bas et inflation ramenée aux alentours de 3 à 4 % selon les années. Surtout, l’abandon du protectionnisme antérieur, conjugué avec une monnaie redevenue convertible et cohérente avec le niveau de l’économie, permit à la France de s’insérer correctement au sein du marché commun, insertion qui sera elle-même porteuse de développement économique.

C’est en cela que l’on peut dire que Jacques Rueff inscrivit la France dans une dynamique authentiquement libérale.

♣Libéral, Jacques Rueff l’est incontestablement à bien des égards. Par ordre chronologique, citons son intervention de 1934 devant ses camarades polytechniciens du groupe « X Crise »(4) :

« Depuis que votre groupe existe, j’en ai observé la croissance avec le plus vif intérêt, et je crois bien ne pas me tromper en affirmant qu’elle ne s’est pas effectuée dans un sens purement libéral. (…) Je me sens donc parmi vous en état de singularité (..) Je n’en éprouve nul plaisir car ce n’est pas un mol oreiller que le non-conformisme. »

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Songeons également qu’il faisait partie des premiers membres de la Société du Mont-Pèlerin fondée en 1947 par Friedrich Hayek dans le but de promouvoir le libéralisme.

Et signalons enfin qu’il s’opposa à plusieurs reprise à Keynes, d’abord au sujet des réparations allemandes et plus tard à propos du chômage, jusqu’à démolir consciencieusement les thèses de relance de la demande et de l’investissement par les interventions de l’État pour obtenir le plein emploi défendues par l’économiste anglais dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.

Grands travaux, déficit budgétaire, relance étatique, un « monde de magicien » pour Rueff qui prône pour sa part la vérité des prix  en toutes choses, salaire, monnaie, etc. :

« Je me déclare simplement libéral, c’est-à-dire je pense que c’est au mécanisme des prix qu’il faut demander le maintien de l’équilibre économique. Aux libéraux s’opposent les planistes (…) Ils pensent que c’est à une construction consciente qu’il faut (le) demander. » (1)

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Voici une profession de foi libérale qui nous rappelle très précisément ce que Friedrich Hayek nous disait dans La route de la servitude par exemple. Et pourtant, Jacques Rueff va se trouver parfois en désaccord avec les économistes libéraux classiques. Dès 1939, il considère en effet que l’ordre spontané n’existe pas, que tout ce qui est spontané dans une société est forcément désordonné :

« Je voudrais faire observer que l’ordre n’est jamais spontané. Une société naturelle, une société laissée à elle-même, ne serait pas une société ordonnée. »

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D’où la nécessité d’une intervention de l’État, pas celle des relances keynésiennes, naturellement, mais une intervention « éclairée » destinée à générer de l’ordre social. Ainsi, Rueff rejette les interventions qui porteraient directement sur les prix telles que fixation de planchers ou de plafonds, mais il estime qu’il est parfois nécessaire d’intervenir sur le cadre juridique avec des lois anti-trust ou des lois sur les sociétés afin de « protéger » les mécanismes de marché contre des abus possibles.

En 1975, soit trois ans avant sa mort, il publia cependant son discours de 1934 devant ses camarades de « X Crise » sous le titre « Pourquoi malgré tout je reste libéral », preuve que cette caractéristique lui était infiniment précieuse. Et l’année suivante, il régla définitivement ses comptes avec Keynes dans un article publié dans Le Monde sous le titre « La fin de l’ère keynésienne. »

Jacques Rueff était donc bien un libéral. Haut fonctionnaire au service de l’État, il eut la possibilité d’appliquer ses idées et la chance d’en voir les résultats. Particulièrement soucieux d’écarter tout dévoiement des principes libéraux, il imagina un mode d’intervention de l’État très éloigné de celui des socialistes. Laissons le dernier mot au général de Gaulle :

« À ce théoricien consommé, à ce praticien éprouvé, rien n’échappe de ce qui concerne les finances, l’économie et la monnaie. Doctrinaire de leurs rapports, poète de leurs vicissitudes, il les veut libres. Mais, sachant de quelles emprises abusives elles se trouvent constamment menacées, il entend qu’elles soient protégées. »


(1) Cité dans Aux sources du modèle libéral français, ouvrage collectif sous la direction d’Alain Madelin, Editions Perrin, 1997.

(2) A la suite de l’insurrection d’Alger du 13 mai 1958, le Président Coty dénoue une situation politique inflammable en faisant officiellement appel au général de Gaulle le 1er juin 1958 en des termes promis à un bel avenir : « Celui qui, aux heures les plus sombres de notre histoire, fut notre chef pour la reconquête de la liberté et qui, ayant réalisé autour de lui l’unanimité nationale, refusa la dictature pour établir la République. »

(3) Louis Armand : polytechnicien, ingénieur des Mines, dirigeant de la SNCF et d’Euratom (Communauté européenne de l’énergie atomique née du Traité de Rome).

(4) X Crise : groupe d’anciens élèves de l’X créé en 1931 avec l’objectif de réfléchir au renforcement de l’économie française, au sortir de la crise de 1929 et dans la perspective d’une guerre possible avec l’Allemagne.


Cet article fait partie de ma rubrique « Le coin des Libéraux ». Allez-y pour découvrir ou retrouver Smith, Say, Bastiat, Hayek, Thatcher et bien d’autres !


Illustration de couverture : Jacques Rueff (1896 – 1978), haut fonctionnaire et économiste français proche des idées libérales et opposé aux idées de Keynes.

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