Le cas de la Baraque à frites (V.3) Comment peut-on être banquier?

1. Introduction – A quoi ressemble une banque ? (ici)
2. Produits dérivés – Augmentation du risque systémique (ici)
3. Réponse du régulateur – Comité de Bâle (Aujourd’hui)

Comme on l’a vu avec la banque fictive MMBB en conclusion du premier article de cette série sur la banque, les fonds propres (ressource qui reste dans la banque, contrairement aux dépôts qui entrent et sortent) et les liquidités (actif qui permet d’honorer les engagements de paiements) sont les deux postes qui sont particulièrement scrutés pour évaluer la santé d’une banque. On les compare au volume des actifs, qui présentent tous un certain niveau de risque, et on peut conclure à leur insuffisance éventuelle. C’est précisément ce que le régulateur s’est proposé de faire en établissant progressivement une batterie de règles prudentielles connues sous les noms de Bâle I, II et III afin de stabiliser le secteur bancaire.

En 1974, la faillite de la banque ouest-allemande Herstatt ébranle fortement le marché des changes et entraîne la fermeture du marché des paiements interbancaires de New-York pendant plusieurs jours. La contagion à d’autres établissements menacés a été circonscrite, mais cette affaire a mis en évidence le risque systémique lié à l’internationalisation des activités bancaires, et ce d’autant plus que la banque Herstatt était de petite taille.

Suite à cela, Peter Cooke, directeur de la Banque d’Angleterre à l’époque, propose la création d’un comité qui édicterait des recommandations et des règles de bonne conduite. C’est ainsi que le Comité de Bâle est créé en 1974. Il est abrité par la Banque des règlements internationaux (BRI) sise à Bâle et il est constitué aujourd’hui de représentants des banques centrales et des autorités de régulation de 27 pays.

L’audience du Comité est très large, mais ses recommandations sont laissées à l’appréciation des pays. En général, l’Union européenne les reprend dans ses directives bancaires (directive CRD4 pour Bâle III). Les Etats-Unis se sont montrés peu empressés pour les premiers accords, mais ils se sont ralliés à Bâle III. Les banques sont bien sûr partie prenante des négociations et cherchent à minimiser leurs contraintes.

En 1988, les travaux du Comité débouchent sur un premier accord dit Bâle I qui instaure un ratio international de solvabilité connu sous le nom de Ratio Cooke. Chaque actif risqué doit comporter une certaine proportion de fonds propres dans son financement en vertu du principe que les premières pertes doivent être absorbées par les actionnaires.

Le Ratio Cooke fixe le niveau minimum des fonds propres à 8 % des actifs. Il fait de plus une distinction importante à l’intérieur des fonds propres suivant leur qualité, c’est-à-dire leur capacité à rester dans la banque :
– La tranche 1 ou Tier 1 correspond aux « vrais » fonds propres, c’est-à-dire le capital social et les résultats mis en réserve. Elle doit représenter au moins 4 % des actifs risqués.
– La tranche 2 ou Tier 2 (fonds propres complémentaires) et la tranche 3 ou Tier 3 (fonds propres sur-complémentaires) sont des « quasi-fonds propres » : il s’agit de ressources de très long terme, de grande stabilité, qui sont remboursées juste avant les fonds propres en cas de faillite de la banque. On parle de dettes « subordonnées », dont la subordination plus ou moins importante les place plus près des « vrais » fonds propres ou plus près d’une dette classique.

Cependant, le Ratio Cooke va se révéler assez rapidement insuffisant à décrire la réalité du système, car il ne prend pas en compte les positions hors-bilan (produits dérivés, titrisation), et il ne fait pas non plus de distinction fine à l’intérieur des actifs selon leur  niveau de risque.

Dans les années 1990 et 2000, une série de scandales financiers et comptables (faillite de la banque Barings en raison de positions frauduleuses sur des dérivés, scandale Enron en raison de falsifications comptables) va pousser le Comité de Bâle à affiner ses concepts prudentiels.

On aboutit ainsi en 2004 aux accords de Bâle II qui déterminent le ratio de solvabilité McDonough. Les fonds propres tels que définis par le Ratio Cooke doivent représenter au minimum 8 % des actifs risqués (crédits) auxquels on ajoute un quota de risques de marché et un quota de risques opérationnels, afin de tenir compte des caractéristiques des faillites observées lors des décennies précédentes.

Au sein des fonds propres Tier 1, on introduit une sous-tranche dite « Core Tier 1 » (les fonds propres les plus qualitatifs) qui doivent représenter 2 % des actifs risqués. Les accords de Bâle II soulignent en outre l’importance de la notation financière des emprunteurs, sans la rendre obligatoire.

Ces accords seront peu observés, mais la crise des subprimes et la faillite de la banque Lehman Brothers (2008) remettent les pendules à l’heure et on arrive en 2010 aux accords de Bâle III. Dans l’Union européenne, il est prévu qu’il s’appliquent progressivement de 2013 à 2019. Ils comprennent 4 volets principaux :

normes-minimales-de-fonds-propres-comparees-entre-bale-ii-et-bale-iii1. Le ratio de solvabilité est affiné : les exigences sur la qualité des fonds propres sont renforcées et la proportion exigée par rapport aux actifs risqués est augmentée (voir schéma ci-contre). Le « Core Tier 1 » passe de 2 % à 4,5 %, le « Tier 1 » de 4 % à 6 % et l’ensemble du ratio passe de 8 % à 10,5 % avec l’ajout d’un coussin de sécurité.

Des coussins contra-cycliques et des coussins anti-systémiques peuvent s’ajouter à cela, ce qui fait que le taux de 10,5 % pourrait grimper dans certains cas jusqu’à 18 %.

Dans l’Union européenne, 15 établissements bancaires considérés comme « too big to fail » sont concernés par le coussin anti-systémique dont 4 en France : BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole et Banque Populaire Caisses d’Epargne.

2. Introduction d’un ratio de levier à partir de 2018 : Dans le ratio de solvabilité, les actifs retenus pour le dénominateur sont pondérés par le risque associé à chacun. Il s’agit du RWA ou risk weighted assets. Ce calcul est effectué en interne par la banque et dépend donc largement de ses propres appréciations.

Pour éviter toute tentative de minimisation abusive des actifs risqués, le ratio de levier fixe à 3 % la part des fonds propres Tier 1 sur le total des actifs du bilan et du hors-bilan.

3. Introduction de 2 ratios de liquidités : Il s’agit de s’assurer que les banques auront les liquidités nécessaires pour faire face à des retraits massifs. Un premier ratio de court terme vise à vérifier que les banques peuvent résister à un « bank run » pendant 30 jours. Un second ratio mesure la liquidité à un an.

4. Contrôle du risque de contrepartie : Enfin, les accords Bâle III cherchent à mieux suivre le risque de contrepartie (essentiel, notamment sur le marché des dérivés) en mettant l’accent sur les chambres de compensation, alors qu’une bonne part des transactions se fait encore de gré à gré (environ 50 %).

[Depuis la crise de 2008, les plus grandes banques doivent par ailleurs passer des « stress tests » supervisés par la Banque centrale américaine (FED) aux Etat-Unis et par l’Autorité bancaire européenne (ABE) en Europe. On calcule ce que deviendraient leur trésorerie et leurs fonds propres selon plusieurs scénarios économiques « catastrophe » : baisse importante du PIB, hausse du chômage, hausse du prix du pétrole, litiges entraînant de fortes amendes … En juin 2016, la FED et l’ABE ont rendu leurs résultats sur 33 banques américaines et 51 banques européennes. Elles ont conclu à un renforcement global de la solidité du secteur en pointant cependant les faiblesses d’une douzaine d’établissements dont des banques italiennes et la Deutsche Bank.]

[Remarque additionnelle : Les accords de Bâle III prévoient une montée en charge des exigences jusqu’en 2019. C’est pourquoi certaines banques (les plus équipées pour le faire) calculent les différents niveaux de fonds propres, le RWA et les ratios de solvabilité dans la version « phasée » (selon les exigences intermédiaires) et dans la version « pleine » (exigences complètes). De ce fait, les rapports financiers des banques déjà bien épais produisent une surabondance déconcertante de chiffres différents pour tous ces concepts.]

Tout ceci est donc assez compliqué. Beaucoup plus que mon résumé. On imagine bien que cela demande aux banques de mettre en place une organisation interne spécifique dédiée à tous ces suivis. Ce n’est donc pas gratuit. Il a fallu recruter massivement pour renforcer les départements « conformité » (respect de la règlementation) et gestion des risques. De plus, l’augmentation constante des fonds propres réglementaires tend à renchérir l’activité bancaire, notamment l’octroi de prêts. Les banques les plus hostiles au système pensent même que ce cadre réglementaire sévère pourrait déboucher sur une contraction du crédit malvenue en ces temps de croissance faible.

Cependant, à la lecture des ratios appliqués aux comptes de BNP Paribas et Deutsche Bank (voir tableaux ci-dessous), on s’aperçoit que les banques ont déjà des fonds propres allant au-delà des exigences de Bâle III. Mais on s’aperçoit aussi que les montants entrant dans le calcul laissés à l’appréciation des banques sont particulièrement favorables (en rouge dans tableau). Les « vrais » fonds propres et les actifs risqués (RWA) ont-ils été correctement (de bonne foi) évalués ?

Les RWA de la Deutsche Bank représentent à peine 25 % du total de bilan, sachant que le total de bilan est lui-même assez manipulable. Comment ne pas trouver cela hautement suspect ? Le marché juge aujourd’hui le risque de contrepartie de la DB énorme, et Ô miracle, tous ses ratios Bâle III « pleins » sont excellents !

On en vient donc à se demander si les ratios prudentiels demandés, très dépendants des arrangements et retraitements internes des banques, sont véritablement aptes à rendre compte de leur situation réelle. En fait, comme pour toute réglementation complexe et pesante, plus il y a de ratios à satisfaire, plus les contorsions pour y parvenir sont élevées et plus on s’éloigne de la réalité économique, et donc de la stabilité et la sécurité recherchées à l’origine.

Application de Bâle III à la MMBB, à BNPP et à la Deutsche Bank au 31/12/2015 :

Résultats solvabilité Bâle III  (Milliards d’€ ou %) MMBB BNPP   DB
« Vrais » Fonds propres = Tier 1 calculés par la banque    153      69      44
Total Fonds Propres    153      82      68
Total de bilan 1533 1994 1629
RWA (Risk weighted assets) calculés par la banque 1053    634    397
Ratio de solvabilité Tier 1/RWA  (6 %) 14,5% 10,9% 11,1%
Ratio de Solvabilité Total FP/RWA (10,5 %) 14,5% 13,0% 17,1%
Ratio de levier calculé par la banque (3 %) 10,0%   4,0%   3,5%
Comptes de résultat 2015 (Milliards d’€) MMBB BNPP  DB
Produit net bancaire     52    43   33
– Frais généraux    -22  -29 -32
– Coût du risque      -2    -4  -1
– Dotation Provisions pour dépréciation       0     0  -6
= Résultat d’exploitation      28   10  -6
– Impôts     -4   -3  -1
= Résultat net    24     7  -7

Dans l’ensemble, le marché a une piètre estime du secteur bancaire puisqu’il valorise les banques aux alentours de la moitié de leurs fonds propres. Pour la DB, c’est même seulement un quart. Mais la grande différence entre BNPP et la DB, c’est que la première est une banque rentable dont les actifs génèrent du produit net bancaire et dont les frais généraux sont maîtrisés. Elle dispose d’un résultat net positif qui vient effectivement renforcer ses fonds propres, quels que soient les taux exigés par le régulateur.

A l’inverse, la DB ne parvient plus à dégager un résultat d’exploitation positif et doit de plus encaisser des pertes liées à de mauvaises décisions de gestion des années passées. Avant les dotations aux provisions pour dépréciation, le résultat d’exploitation est nul, et les – 6 milliards de dotation confirment qu’elle a intégré dans le passé des actifs largement surévalués, ce qui n’atteste guère d’une bonne gestion.

Son sauvetage par l’Etat allemand sera peut-être inéluctable parce que la DB fait partie de ces établissements qui ont atteint le niveau d’irresponsabilité « too big to fail. » Ses performances sont très mauvaises, mais vu sa taille, vu son risque systémique, il devient moins cher de faire payer le contribuable que de laisser le système s’effondrer. Malgré cela, elle n’a qu’une seule solution pour s’en tirer à long terme : repenser son business model, se restructurer en profondeur, procéder à des cessions d’actifs, se réorganiser en interne afin de devenir plus productive, ce qui devra sans aucun doute passer par des licenciements importants.

Ce sera d’autant plus difficile que dans le contexte de taux bas actuels, toutes les banques ont du mal à vivre avec leur activité de prêts, et sont très tentées de prendre des positions spéculatives en propre sur les produits dérivés pour accroître leurs profits. Un cercle vicieux.

Conclusion : Toute amélioration de la transparence des comptes des banques pour faciliter l’évaluation du risque de contrepartie est la bienvenue. L’effort du régulateur pour tenter de stabiliser le secteur bancaire est donc incontestablement louable. Il semble cependant à la fois compliqué et coûteux à mettre en oeuvre, et très insuffisant pour constituer une véritable cote d’alerte.

La sanction du marché par la chute du cours de l’action ou les lourdes amendes infligées de loin en loin aux banques pour malversations sont peut-être les seules solutions véritablement efficaces pour les inciter rapidement et concrètement à revenir sur terre, à mieux gérer leurs opérations et leur risque et à se recentrer sur leur rôle d’infrastructure financière de l’économie.


IMG_6500Article (V. 3) de la série La Baraque à frites.


banques-baf-5Illustration de couverture : Fronton de banque (fotolia).

6 réflexions sur “Le cas de la Baraque à frites (V.3) Comment peut-on être banquier?

  1. Merci pour votre remarquable et constante pédagogie particulièrement bien venue dans cette matière complexe. Juste une petite remarque économique complémentaire: les normes qualitatives de solvabilité conduit les banques à réduire à l’excès leur prise de risques vs les emprunteurs, en totale incohérence avec les intentions poursuivies par la BCE dans ses QE (favoriser l’émission de liquidités pour doper la relance). En définitive cette réglementation s’avère administrativement coûteuse et compliquée à mettre en oeuvre ainsi que vous le soulignez, et contreproductive dans ses effets économiques…merci les techno..

  2. Le très fameux site chevalier.biz apporté une vision plus critique encore sur le système bancaire. Pas vraiment pédagogique comme vous savez l’être, Mister Chevalier à le mérité d’appuyer là où ça fait mal.
    Et ça fait mal partout…

    • Bonjour, merci pour votre commentaire et merci pour le site.
      http://chevallier.biz/
      Dans son article d’hier, M. Chevallier fait une remarque intéressante : mi-octobre, les américains ont retiré 73 milliards de dollars de leurs comptes courants et les ont reportés essentiellement sur leurs comptes épargne. Le niveau est inédit et marque clairement un manque de confiance dans l’avenir.
      M. Chevallier en tire la conclusion suivante : « il est fort possible que ces électeurs aient massivement pris la décision de voter pour le Donald, ce qui leur convient mais cette décision les inquiète aussi un peu et ils augmentent donc leur épargne de précaution ! »
      Et comme il dit « On verra la semaine prochaine ce qu’il en sera à ce sujet… »

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