GUIZOT ou le libéral incomplet

En regroupant récemment les articles que j’ai consacrés à des penseurs libéraux dans une page dédiée, je me suis demandé si je ne devrais pas y joindre aussi celui que j’avais intitulé « Chère Najat, le libéralisme s’intéresse aux questions sociales » dans lequel je récapitulais la large part que les ministres et les députés libéraux français du XIXème et du début du XXème siècles avaient pris dans le développement de nos lois sociales, à propos de l’instruction publique, du travail des enfants ou du droit syndical, par exemple.

J’y ai finalement renoncé, estimant qu’il y était plus question d’application que de théorisation libérale. Cependant, la place importante de François Guizot (1787-1874) dans ces évolutions me pousse à m’intéresser plus spécialement à lui, homme clef de la Monarchie de Juillet de 1830 à 1848, même si sa chute politique, liée à son refus d’élargir le suffrage censitaire, voire de l’abandonner au profit du suffrage universel, parait fort peu libérale. 

« Enrichissez-vous », tels sont les mots qui viennent spontanément à l’esprit lorsqu’il est question de Guizot, ceux qu’on nous a appris à l’école pour bien montrer le caractère superficiel, bassement marchand et fort peu culturel des aspirations bourgeoises de l’époque. Quant à Guizot lui-même, sa formule en ferait un ministre froid et matérialiste, « ultra-libéral » pour ainsi dire, uniquement préoccupé d’encourager le culte du profit au détriment de tout autre axe de développement humain.

Inutile de dire qu’on est ici très loin du compte pour se faire une idée équilibrée du personnage. D’une part parce que les propos de Guizot ne se sont jamais réduits à cette injonction de deux mots complètement décontextualisés, même s’ils furent beaucoup utilisés contre lui par ses adversaires politiques, et d’autre part parce que lui-même, par ses origines, son éducation et ses goûts, était tout sauf inculte et motivé par l’argent.

• L’origine du fameux « Enrichissez-vous » n’est pas claire. Certains historiens doutent même que Guizot l’ait jamais prononcé. D’autres pensent que la citation complète doit se lire : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne et vous deviendrez électeurs. » Si tel était le cas, il faudrait comprendre cette phrase dans le contexte de l’opposition de Guizot à l’élargissement du suffrage censitaire. Il aurait voulu signifier par là que tout le monde (attention, ne nous emballons pas, seulement les messieurs pour l’instant) pouvait finir par accéder au droit de vote en obtenant par son travail l’aisance matérielle requise.

Le cens nécessaire pour voter était en effet fixé à 200 Francs et concernait uniquement certaines catégories sociales favorables aux conservateurs menés par Guizot, notamment la bourgeoisie qui lui avait permis d’obtenir une majorité absolue lors des élections législatives de 1846. De fait, le corps électoral était limité à 240 000 personnes dont la moitié nommées, pour un pays de 36 millions d’habitants.

Qu’on en vienne à penser que le gouvernement n’est guère représentatif parait assez naturel. Mais en terme de philosophie politique, Guizot considérait que les institutions établies en 1830 étaient encore récentes et fragiles et que tout changement pourrait rompre l’équilibre obtenu, au profit des idées révolutionnaires, alors qu’il s’était fixé « la paix, la prospérité et la stabilité » comme ligne de conduite générale dans le gouvernement de la France.

En 1847 et 1848, les réformateurs opposés à Guizot mènent une opposition originale dite Campagne des banquets. Afin de contourner l’interdiction des réunions publiques (qui ne sera levée qu’en 1867, sous Napoléon III) ils organisent dans toute la France de grands banquets qui durent la journée entière.

Une partie des opposants reste fidèle à la Monarchie de Juillet, se contentant de demander des réformes et une évolution électorale, tandis qu’une autre partie, le clan des républicains, qui gagne en audience au fil du temps, exige un changement de régime.

Loin de négocier, le Roi Louis-Philippe et Guizot en viennent à interdire une des réunions, ce qui entraîne immédiatement la révolution du 24 février 1848, la chute de la Monarchie de Juillet et l’instauration de la IIème République, laquelle établira le suffrage universel masculin.

Il existe une autre source possible pour la citation de Guizot. Elle est reprise par Wikipédia, et c’est notamment celle que retient un groupe de discussion sur le sujet, ainsi que Gaspard Koenig dans un petit article de l’Opinion. Guizot aurait prononcé ces mots, accompagnés de beaucoup d’autres, le 1er mars 1843 à la chambre des députés lors d’une réponse informelle à un certain Jules Dufaure, député libéral qui demandait au gouvernement de procéder à quelques réformes :

« Il y a eu un temps où la conquête des droits sociaux et politiques a été la grande affaire de la nation. (…) À présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition matérielle et morale de la France ; voilà les vraies innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation. »

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C’est dans ce passage qu’on découvre le Guizot libéral, celui qui laisse les citoyens procéder par eux-mêmes selon leur propre jugement pour assouvir leur soif de progrès, tout en pouvant compter sur les institutions garantes des droits sociaux et politiques conquis préalablement.

On comprend dans le flux de la phrase que loin de limiter le progrès à l’enrichissement pécuniaire, il le lie à une amélioration aussi bien morale que matérielle des conditions. Il s’agit aussi pour chacun de « s’éclairer », c’est-à-dire d’accéder aux Lumières par approfondissement des connaissances et de la compréhension.

Ainsi, l’injonction de s’enrichir prend moins le sens réducteur de s’en tenir à un horizon de vie limité aux biens matériels que celui de s’ouvrir à toutes les possibilités de progrès rendues possibles par des institutions stables et justes.

• Si François Guizot passa de longs moments de sa vie dans les gouvernements et à la Chambre des députés (il fut député de Lisieux pendant de nombreuses années), il eut également une longue carrière intellectuelle d’historien, écrivain et professeur d’université. Le souci de l’instruction en vue de s’éclairer et de participer au progrès de la société est chez lui une idée forte.

Né en 1787 à Nîmes dans une famille protestante, François Guizot se retrouve rapidement orphelin de père, ce dernier ayant été décapité par la Terreur pour cause de divergence d’opinion. Obligée de quitter la France, sa mère s’installe à Genève avec ses enfants et leur prodigue une éducation plutôt libérale influencée par la lecture d’Emile de Jean-Jacques Rousseau.

En 1805, Guizot rentre à Paris pour poursuivre des études de droit. Ses dons littéraires lui ouvrent rapidement les portes de plusieurs journaux et maisons d’édition. Il réalise une traduction accompagnée de notes de la célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain d’Edward Gibbon, ce qui lui vaut une chaire en histoire moderne à la Sorbonne.

Ses premiers pas en politique sont clairement libéraux. Se liant d’amitié avec Royer-Collard, il forme avec lui le groupe des Doctrinaires en 1817. Ceux-ci ont une lecture libérale de la Charte constitutionnelle de la Restauration (1814-1830) dont l’esprit s’inspire de la monarchie constitutionnelle britannique. Elle sera combattue par les Ultras, qui souhaitent un retour à la monarchie absolue et qui arrivent au pouvoir en 1820.

Guizot est alors suspendu de ses fonctions de professeur, ce qui lui laisse le temps d’entreprendre d’imposant travaux historiques : Essais sur l’histoire de France puis Histoire de la Révolution d’Angleterre, ainsi que des révisions de traductions de Shakespeare. En 1828, il récupère son cours en Sorbonne et acquiert une réputation d’historien à l’échelle européenne.

Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), il est d’abord ministre de l’instruction publique et fait voter la loi du 28 juin 1833 qui fonde l’instruction primaire publique. En 1840, il est envoyé à Londres comme ambassadeur, puis nommé ministre des Affaires étrangères de préférence à Thiers jugé trop belliciste par le Roi Louis-Philippe.

Ayant la confiance du Roi, il est de facto le chef du gouvernement. C’est à ce moment-là qu’il va pouvoir mettre en oeuvre le premier point de sa trilogie de gouvernement « paix, prospérité, stabilité. » Grâce à son amitié avec son homologue Lord Aberdeen, une entente cordiale est signée de 1841 à 1846 entre la France et l’Angleterre.

Sur le plan social, il encadre le travail des enfants en faisant voter en 1841 la première « loi ouvrière » de notre pays : le travail des enfants de moins de huit ans est interdit et le travail des enfants de huit à douze ans est limité à huit heures diurnes. Sur le plan économique, il se révèle interventionniste avec sa loi sur les Chemins de fer de 1842 qui organise un financement mixte entre l’État, les collectivités locales et des sociétés privées.

À la chute de la Monarchie de Juillet, que j’ai déjà évoquée plus haut, il doit s’exiler en Angleterre. Mais il peut regagner la France dès 1849 et se consacre dorénavant à sa famille et à ses travaux historiques et littéraires. Il appartient à plusieurs sociétés savantes, notamment le Consistoire protestant et l’Académie française dont il est membre depuis 1836.

En 1861, il y reçoit le dominicain libéral Lacordaire qui succède à Alexis de Tocqueville. Inutile de dire que cette réception sous la Coupole fut un événement aussi bien intellectuel que politique et mondain. S’y rencontraient en effet un « catholique du protestantisme » (Guizot) et un « protestant du catholicisme » (Lacordaire) pour reprendre une formule de Laurent Theis. Guizot le protestant a toujours manifesté une grande sympathie à l’égard des catholiques libéraux.

Très libéral intellectuellement, Guizot s’est montré un homme soucieux de ménager une sorte de « juste milieu » dans son action politique. Il était aussi hostile à l’absolutisme royal qu’aux tentations révolutionnaires. Dans son ouvrage Histoire parlementaire de France, il écrit :

« L’esprit de révolution, l’esprit d’insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté. » 

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On note chez Guizot un désir de donner du pouvoir à la société, désir symbolisé par son injonction « Enrichissez-vous », comme vu plus haut, mais dans le même temps, il redoute que tant d’ouverture n’aboutisse à des excès révolutionnaires, ce qui l’empêche de mener ses raisonnements jusqu’au bout et le pousse à réprimer les demandes de réformes politiques de plus en plus pressantes de l’opposition au lieu d’y donner droit selon ses propres termes.

Après avoir hésité à titrer « Guizot, libéral tempéré », j’ai finalement opté pour « libéral incomplet. » « Tempéré » semble signifier qu’on corrige positivement des excès malvenus, que le libéralisme serait dans ce cas une sorte de fièvre qu’il faudrait maintenir dans un périmètre raisonnable. Avec « incomplet » je signifie plutôt que c’est Guizot lui-même qui n’a pas su se hisser jusqu’à la plénitude du libéralisme.

Comme homme politique de premier plan, confronté aux réalités de l’action politique, il a cependant oeuvré à réformer la France, qui sortait des rigidités de l’absolutisme royal, de la Révolution et de l’Empire napoléonien, dans le sens de la liberté.


Francois Guizot 1Illustration de couverture : Portrait de François Guizot (1787-1874) réalisé par le peintre Jehan-Georges Vibert, Château de Versailles – Photo Wikimedia Commons.

4 réflexions sur “GUIZOT ou le libéral incomplet

  1. Chaque jour, je retrouve « le blog de Nathalie », en sirotant le premier café de la journée. Au fil des blogs, le style s’enrichit, les thèmes sont choisis avec soin, sérieusement documentés. Chapeau d’avoir su créer une addiction littéraire. A quand un livre ?

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