Ma petite bougie pour l’Ethiopie et les contrées oubliées

icone_redacteur3 En plus d’être marquée par la léthargie parisienne des congés scolaires de printemps, l’actualité française a beaucoup de mal à sortir de ses grands classiques : plan de sauvetage pour la gauche, plan de sauvetage pour EDF, grève à la SNCF en attendant le prochain plan de sauvetage, voilà en gros ce qui nous occupe, et ne manquera pas d’occuper nos feuilles d’impôt à relativement brève échéance. Rien de bien nouveau, hélas. La nouveauté n’est certes pas un critère en ce domaine, mais quand l’absence de nouveauté rime assez régulièrement avec mauvaises décisions politiques, mauvaises décisions économiques, mauvais résultats et morosité généralisée, on finit par se lasser. 

Pour ma part, il me prend aussi parfois comme des envies de faire grève. C’est idiot, puisque personne ne me demande mon avis sur quoi que ce soit. Mais l’idée d’épiloguer pour la centième fois sur la propension consciencieuse de l’homo syndicalus et de l’homo politicus à scier la branche sur laquelle tous les Français sont assis m’apparait à intervalles réguliers comme dérisoire et vouée au néant.

Alors profitons de ce petit passage à vide pour parler d’autre chose. Parlons de ce dont on parle moins parce que ça se passe trop loin de chez nous, trop loin de nos habitudes et trop loin de nos idées reçues sur le bien et le mal.

Saviez-vous que le vendredi 15 avril dernier, il y a donc une dizaine de jours, 208 personnes ont été massacrées à la kalachnikov en Ethiopie et que 125 enfants ont été enlevés à leur famille ? 208 petits morts de rien du tout, soit plus que lors des tueries de Paris I, Paris II et Bruxelles réunies ? « Mais non », me direz-vous, « de quoi s’agit-il ? »

Eh bien, ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit ni d’un attentat sur notre sol ou chez un pays ami et voisin, ni même d’un crime de Daesh, notre redoutable ennemi officiel n°1, ni d’une fusillade dans une école aux Etats-Unis, ce qui nous donnerait une occasion de plus de dire tout le mal qu’on pense des Américains. Ce qui est sûr c’est que nul slogan « Je suis Ethiopien » n’a fleuri sur Facebook ou Twitter, nul artiste n’a mis son talent au service d’un petit logo propre à recouvrir toutes les images de profil de votre réseau social, nulle Tour Eiffel n’a scintillé aux couleurs vert-jaune-rouge de l’Ethiopie.

Il faut vraiment être un média très spécialisé ou une rubrique internationale chichement nourrie de dépêches d’agence de presse au fin fond d’un site internet pour avoir abordé ce sujet peu vendeur dans nos journaux. Car ici, les assaillants et les victimes ne sont ni de bons méchants qu’on pourra excuser au nom de notre culpabilité d’occidentaux colonisateurs et capitalistes, ni de bons gentils au secours desquels on pourra se porter pour la même raison. Mais de part et d’autres, des noirs non identifiés, éleveurs de chèvres maigrichonnes, qui n’entrent pas dans les cases habituelles de nos belles âmes politiques.

Voyez Gaza par exemple. Qu’on ait à déplorer une petite escarmouche transfrontalière avec Israël ou qu’il ne se passe rien, que l’escarmouche résulte d’une provocation initiale palestinienne ou qu’Israël se retire de son plein gré de tel ou tel territoire, vous pouvez être sûrs que tout ce que nos élites comptent d’associations humanitaires, de médecins au grand coeur, de médias engagés, d’acteurs désoeuvrés mais hautement conscientisés et d’intellectuels ex- ou encore-maoïstes recyclés dans la doxa pro-palestinienne, vous pouvez être sûrs que tous ces gens-là se mettent immédiatement à pousser des cris, organiser des flottilles, et témoigner auprès des manifestants de « La Nuit debout » combien Gaza est la victime éternelle de l’abomination israélienne associée à l’abomination du grand capital. Ils en ont de la chance, ces Gazaouis, de pouvoir compter sur la mode de l’anti-sionisme pour bénéficier en permanence d’une attention généralisée de la planète entière, à commencer par des aides internationales par habitant parmi les plus élevées au monde.

Et voyez chez nous. Voyez le coup de tonnerre international qu’ont provoqué les terribles événements de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et de la nuit du Bataclan. Voyez tous les grands monuments du monde qui se sont  illuminés pour nous de Sydney à Rio de Janeiro. Voyez tous les chefs d’Etat qui se sont réunis à Paris autour de François Hollande pour la grande marche républicaine du 11 janvier 2015. Voyez l’autre bout du monde s’associer à nos drames.

Il n’est nullement question ici de contester le droit de chacun de compatir aux malheurs qui le touchent au plus près. Mais il est complètement question de dire que dans la grande foire médiatico-politique de la compassion et des victimes, les souffrances des humains comptent finalement fort peu par rapport au message idéologique que certains s’imaginent pouvoir en tirer. Il est parfaitement normal de ressentir plus de compassion pour une catastrophe qui nous atteint directement que pour ce qui arrive à des gens qu’on ne connait pas du tout. On l’expérimente pour les événements privés de la vie courante, et c’est vrai aussi à l’échelle des événements historiques ou, tout au moins, de l’actualité.

Par contre, il n’est pas cohérent, il n’est pas correct, il n’est intellectuellement pas tenable de promouvoir certaines catégories de victimes au profit d’idéologies politiques, tout en restant complètement sec et aveugle vis-à-vis d’événements tout aussi graves, qui n’ont que l’inconvénient de ne pas bien servir l’agenda idéologique voulu. Ces différences de traitement sont légions, et même les innombrables victimes du terrorisme islamiste de Daesh ou des Talibans, cause pourtant officielle et mondiale, ne valent pas grand chose par rapport à des Gazaouis, si elles ne sont pas immédiatement sous nos yeux.

BougieRegardez cet article comme ma petite bougie pour l’Ethiopie et les contrées oubliées, ma contribution pour que les personnes mortes dans la violence, le 15 avril 2016 et à tant d’autres dates en de multiples lieux, ne sombrent pas complètement dans l’oubli et les poubelles de l’histoire.

Que s’est-il passé ? Il est d’abord nécessaire de revenir un petit peu en arrière et de parler du Soudan. En 1956, le Soudan anglo-égyptien accède à l’indépendance. Dès ce moment, des dissensions apparaissent entre la région nord à majorité musulmane, et la région sud à majorité animiste et chrétienne. Une première guerre civile éclate, puis une seconde à partir 1983, motivée par la décision du pouvoir en place à Khartoum d’étendre la charia au droit pénal. Ce conflit(*) fut particulièrement meurtrier : plus de deux millions de morts pour un pays qui comptait alors environ 20 millions d’habitants et plus de quatre millions de personnes déplacées, sans oublier une terrible famine.

Un cessez-le-feu est signé en 2002, suivi d’un accord de paix en 2005. Conformément à ce dernier, un référendum d’auto-détermination pour l’indépendance du Soudan du Sud est tenu en 2011. Les résultats sont sans ambiguïté : la participation atteint 80 % des électeurs inscrits et la proposition d’indépendance recueille 98 % des suffrages exprimés.

Mais tout n’est pas bien qui finit bien. Le nouveau pays, plus jeune Etat du monde à ce jour, est à son tour le siège d’un conflit interne très dur après la déclaration du vice-Président en 2013 de briguer la présidence lors des prochaines élections (prévues en 2015). Depuis, le chaos s’est installé, à tel point que l’ONU qualifie la situation « d’horrible pour les droits de l’homme » : les civils sont des cibles privilégiées, notamment les femmes que les groupes armés alliés au gouvernement « sont autorisés à violer en guise de salaire. » 

Corne de l'AfriqueDepuis 2013, de nombreux Soudanais du Sud, près de 300 000, se sont réfugiés de l’autre côté de la frontière, dans la région éthiopienne de Gambella (petite avancée de l’Ethiopie dans le Soudan du Sud, voir carte ci-contre), important leur conflit avec eux. Craignant depuis le début que cette guerre civile ne vienne complètement déstabiliser la région, les autorités éthiopiennes ont beaucoup oeuvré pour tenter de faire aboutir un processus de paix entre les deux clans belligérants.

Il semblerait que des hommes armés venus du Soudan du Sud aient traversé la frontière avec l’intention de voler du bétail. Ce genre d’incident n’est pas rare, mais le massacre du 15 avril est inédit par son horreur et son ampleur : 208 morts, 125 enfants enlevés, et ajoutons aussi 2 000 têtes de bétail volées. Le Parlement éthiopien a décrété un deuil national de deux jours (20 et 21 avril 2016). L’Union européenne et la France ont fait part de leur indignation et demandent aux autorités du Soudan du Sud d’assurer « le retour immédiat des enfants. »

Ce triste événement vient s’ajouter aux difficultés actuelles de l’Ethiopie qui doit non seulement gérer les réfugiés du Soudan du Sud, mais qui doit de plus faire face à la pire sécheresse depuis cinquante ans. Le réchauffement climatique n’est pas en cause, il s’agit des effets du phénomène El Niño qui survient tous les trois à sept ans avec plus ou moins d’intensité. L’épisode 2015 est particulièrement sévère et touche une dizaine de pays d’Afrique de l’Est.

Pour l’Ethiopie, qui connait depuis une décennie une croissance annuelle de 10 %, c’est un défi politique majeur. Après la terrible famine de 1984-85, le pays cherche à surmonter son statut de pays de la faim et ne compte pas se voir freiner dans ses efforts de développement par El Niño, bien que le FMI ait réduit les espérances de croissance 2016 à 4,6 %. Les autorités éthiopiennes assurent maitriser la situation, mais elles ont néanmoins dû faire appel aux dons pour 1,4 milliards de dollars. L’ONU estime qu’environ 10 millions d’Ethiopiens sur 95 millions sont touchés par la dénutrition, dont la moitié sont des enfants.

L’Ethiopie présente beaucoup de caractéristiques singulières au sein de l’Afrique. Ayant toujours gardé sa souveraineté, sauf pendant cinq ans d’occupation par l’Italie mussolinienne (1935-1941), ses couleurs ont souvent été reprises par d’autres pays d’Afrique accédant à l’indépendance. Elle jouit d’une stabilité politique continue depuis la fin du régime communiste sanguinaire de Mengistu (1977-1991) et semble maintenant épargnée par les luttes inter-ethniques si douloureusement typiques de nombreux pays d’Afrique.

Elle a réussi à mettre en oeuvre un plan de développement qui a vu son PIB passer de 10,5 milliards de dollars en 1992 à 63 milliards en 2015. Par habitant, l’évolution a été de 203 à 702 dollars sur la même période, ce qui lui a valu récemment de faire un bond de 10 places en arrière au titre des pays les plus pauvres dont elle occupe le 19ème rang en 2015. Et au fait, n’oublions pas de dire que les Territoires palestiniens (Gaza compris) ont aujourd’hui un PIB par habitant d’environ 3 000 dollars.

Alors oui, je crois que ma petite bougie pour l’Ethiopie et les contrées oubliées a du sens, tant pis si c’est moins tendance que d’autres compassions politiquement correctes et officielles.


(*) Précisons que ce conflit est distinct de celui dit du « Darfour », également très meurtrier, qui concerna à partir de 2003 des territoires situés à l’ouest du Soudan.


Ethiopie 1Illustration de couverture : A Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie, des enfants portent le drapeau du pays en pantalon. Le Parlement a décrété un deuil national de deux jours après le massacre de 208 personnes et l’enlèvement de 125 enfants le 15 avril 2016. Photo : Roberto Schmidt, AFP.

4 réflexions sur “Ma petite bougie pour l’Ethiopie et les contrées oubliées

  1. Excellent billet !
    Je voudrais apporter une précision sur la famine en Ethiopie de 84-86. Cette famine a été politiquement entretenue par les autorités locales de l’époque et ne concernait qu une partie du territoire, celle qui était hostile au GVT d’Addis-Abeba. La communauté internationale s’en émut et des artistes, emmené par Bob Geldof organisèrent de nombreux concerts ( Ban Aid ) pour aider les ethiopiens. Des montagnes de nourriture, vues de mes yeux vus, du riz en particulier, furent envoyées à Djibouti dans de beaux sacs sur lesquels était imprimé le logo de Ban Aid, une afrique en forme de guitare pour qui s’en souvient..
    De mémoire cette aide arriva à Djibouti fin 85; deux après, elle moisissait toujours sur le port, les autorités djiboutiennes ne s’étant pas mis d accord avec les éthiopiennes pour la prise en charge de leur acheminement. La communauté internationale était elle passée à autres chose. Bref, cette aide n’arriva jamais à destination.
    Pendant ce temps-là, moi et les milliers de militaires basés à Djibouti ainsi que les plus favorisés des djiboutiens,, nous nous nourrissions de délicieux fruits et légumes bien frais qui ne venaient jamais à manquer: Ils venaient quasiment tous, à 95%, … d’Ethiopie !
    Bonne journée, même en Socialie ! 🙂

  2. Nathallie, vous nous coupez l’appétit 🙂
    Pensez que les petites bougies sont généralement destinées à l’illumination de nos héros locaux (ici, Holland’Ouille) : vous ne voulez tout de même pas qu’on s’interresse trop à ces malheureux … sans voix !
    Il reste encore la solution de les inviter à « repeupler la France ».
    Nous avons tant d’associations (subventionnées) prêtes à partager l’argent des autres (et même en emprunter sur nos petis-enfants).
    Vivement la Gouvernance Mondiale (que nous annonce Attali) pour enfin régler les problèmes du monde !

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