Benjamin Constant : j’écris ton nom, Liberté !

Je feuillette souvent mon livre Aux sources du modèle libéral français(*). Il couvre une vaste période allant de l’Ancien Régime à nos jours et j’aime le consulter pour préciser des repères historiques ou théoriques et pour y chercher des références. Récemment, au hasard des pages, je suis tombée sur cette citation de Benjamin Constant :

« Restez fidèles à la justice, qui est de toutes les époques ; respectez la liberté, qui prépare tous les biens ; consentez à ce que beaucoup de choses se développent sans vous, et confiez au passé sa propre défense, à l’avenir son propre accomplissement. » (De l’esprit de conquête et de l’usurpation, 1814)

Ce petit texte est dense. Il couvre presque tout ce qu’on pourrait dire sur le libéralisme. Je crois qu’il mérite qu’on s’y attarde, puis qu’on se penche sur l’auteur lui-même et ses apports au courant libéral. Entre Turgot (XVIIIè) et Bastiat (XIXè) dont j’ai déjà parlé, se glisse, ou plutôt se déploie, Benjamin Constant, homme de lettres, homme politique et irréductible ami de la liberté. 

« Justice, qui est de toutes les époques » : Dans l’esprit de Constant, il s’agit ici de la justice découlant du respect des lois suprêmes, ou lois naturelles (vie, liberté, propriété) qui s’imposent en tous temps à tous les hommes. Les lois temporelles, celles qui sont écrites par les hommes de gouvernement et de parlement, et qui forment de gros volumes législatifs, changent d’époque en époque et d’un peuple à l’autre. Elles répondent à des impératifs politiques et sociaux précis qui ne respectent pas forcément les lois naturelles. Il est ainsi normal que l’obéissance qui leur est due devienne conditionnée au respect des droits individuels. Dans son Commentaire sur Filangieri (1822), Constant souligne que, l’homme n’étant pas parfait, on voit mal pourquoi les lois temporelles le seraient :

« la loi (temporelle) est l’ouvrage des hommes … et l’ouvrage ne mérite pas plus de confiance que ses auteurs. »

« Liberté qui prépare tous les biens » : Seul un régime de liberté est capable de garantir aux hommes l’exercice de leur propre choix pour s’orienter vers une multitude d’activités et de centres d’intérêt (dont certains encore inconnus de nous aujourd’hui) qui se révéleront les plus innovants, les plus productifs, et les plus enrichissants pour l’ensemble des hommes.

« J’ai défendu quarante ans le même principe : liberté en tout, en religion, en littérature, en philosophie, en industrie, en politique, et par liberté j’entends le triomphe de l’individualité tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » (Ecrits politiques)

Dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), Benjamin Constant fait une distinction entre la liberté des Anciens, chez lesquels « l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés » et la liberté des Modernes, c’est-à-dire la liberté des Lumières. Selon lui, « La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne », la liberté étant alors définie comme « les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » privées que sont notamment le choix de la religion et de la profession, la liberté de circulation et d’éducation etc… Constant détaille spécifiquement les cas de la censure et de l’exil, constituants importants de la liberté limitée aux affaires publiques des Anciens, et montre qu’ils ne sauraient s’accommoder aux aspirations à la liberté des Modernes.

Constant relève de plus le paradoxe courant qui veut que le constat de la faiblesse des hommes soit une bonne raison de donner beaucoup de pouvoir à certains d’entre eux qui seraient exempts de corruption. Au contraire, c’est une excellente raison de limiter le pouvoir politique, quel qu’il soit :

« Si la méchanceté des hommes est un argument contre la liberté, elle en est un plus fort encore contre la puissance. Car le despotisme n’est autre chose que la liberté d’un seul ou de quelques-uns contre tous. »

« Consentez à ce que beaucoup de choses se développent sans vous » : C’est l’acte de modestie non seulement de l’individu libéral, mais aussi du gouvernement libéral, acte dicté par le respect de la liberté individuelle, à commencer par celle des autres, acte qui demande de reconnaître aux autres les mêmes capacités que celles qu’on s’attribue à soi-même, qu’on soit simple citoyen ou gouvernant mandaté par le corps électoral.

On songe bien sûr à la libre entreprise. Exemple récent : pourquoi les compagnies d’autocars n’étaient-elles pas libres de développer leurs propres lignes ? Et l’on songe également aux multiples actes de la vie privée qui souffrent tous d’interdictions ou d’obligations ponctuelles sans véritables rapports avec la reconnaissance de la responsabilité individuelle : régime alimentaire, cigarette électronique, calibre des tomates ou des œufs etc…

« Tout peut être utile, tout peut être dangereux » disait Constant. « La législation une fois autorisée à juger de ces possibilités n’a point de limite et ne peut en avoir. »

« Confiez au passé sa propre défense » : C’est ce que j’ai envie de dire à Charles Beigbeder qui, comme « libérateur enraciné » reconnaissant quelques avantages à une certaine libéralisation de l’activité économique, juge malgré tout que la liberté est dangereuse à tous les autres titres et voudrait que l’action politique acte officiellement la conservation de l’héritage du passé, notamment de l’héritage moral du christianisme.

Et « (confiez) à l’avenir son propre accomplissement » : C’est ce que j’ai envie de dire à Najat Valaud Belkacem, à ses collègues du gouvernement, au Parti socialiste ainsi qu’à toutes les « forces de progrès » qui fleurissent régulièrement à gauche à chaque nouvelle élection, et qui n’ont de cesse de vouloir imposer à marche forcée et dans la loi des modèles sociétaux jugés par eux souhaitables. La récente campagne gouvernementale contre le racisme est à ce titre un bel exemple de construction totalement idéologique visant à faire passer « les blancs » pour les uniques oppresseurs racistes de la planète par rapport à tous les autres groupes idéalisés en victimes.

À la lecture des deux derniers éléments de la citation, il est remarquable de s’apercevoir que les libéraux ont toujours dû combattre sur deux fronts, du temps de Constant comme aujourd’hui : celui du conservatisme autoritaire qui pense systématiquement et à toutes les époques que « c’était mieux avant », et celui de la recomposition autoritaire qui pense avec Rousseau que « ce sera mieux dorénavant » à condition de façonner un « homme nouveau » à partir d’une « page blanche. » On peut donc saluer la clairvoyance de Benjamin Constant, ainsi que sa parfaite actualité.

Pour ses divers analystes ou biographes, Benjamin Constant aimait tant la liberté, il la plaçait tellement plus haut que tout, qu’il en devint presque le symbole du libéralisme à lui tout seul. Dans le chapitre qu’il lui a consacré dans son ouvrage Politiques et Moralistes du XIXème siècle, Emile Faguet, critique littéraire plutôt conservateur, en vient à dire « qu’il a inventé le libéralisme », tandis qu’un autre fait de lui le « plus éloquent de tous les partisans de la liberté et de la sphère privée. »

BC 3Né à Lausanne en 1767, Benjamin Constant est issu d’une famille protestante originaire de l’Artois qui a quitté la France suite à la révocation de l’Edit de Nantes. Sa mère étant décédée des suites de sa naissance, il suit son père, colonel, qui voyage beaucoup en Europe, notamment en Allemagne où il achève ses études, puis en Grande-Bretagne, en Suisse et en France. En plus de ses écrits politiques, il se consacre aussi au roman. Le plus connu est Adolphe, souvent considéré comme relatant sa relation avec Mme de Staël. Il y analyse le sentiment amoureux par le biais de l’affreux malheur « d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. »

D’entrée de jeu, Emile Faguet place Benjamin Constant dans une élite intellectuelle :

« Il était de race pensante, d’une famille où les cerveaux avaient beaucoup travaillé, où la réflexion, le système, le jeu des idées étaient comme héréditaires. »

Mais tout aussi directement, il relève une certaine incohérence dans ses engagements politiques. Constant soutient en effet le coup d’Etat du 18 Brumaire (1799) qui met fin à la Révolution et ouvre le Consulat avec Bonaparte comme premier Consul. En 1802, il doit quitter le Tribunat, assemblée où il siège, car il est considéré comme trop libéral par Bonaparte, qui a aussi éloigné Mme de Staël. Tous deux s’installent alors à Coppet(**) en Suisse, dans le château appartenant à la famille de cette dernière (rappelons qu’elle est la fille de Necker qui fut ministre des finances de Louis XVI après Turgot). S’y rassembleront de nombreux écrivains et intellectuels européens de premier plan, tels que Chateaubriand, Goethe ou Lord Byron, pour discuter aussi bien d’art et de littérature que de politique et de philosophie.

BC 5Bien qu’ayant pris à nouveau position contre Napoléon en 1814, et bien que l’ayant qualifié « d’Attila teint de notre sang » à son retour en 1815, Benjamin Constant lui offre quand même ses services pendant les Cent-Jours en rédigeant l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire. Il admettra s’être trompé et expliquera avoir voulu « élever le plus de barrières possible contre l’autorité d’un homme. » Après la défaite de Waterloo, il s’exile en Belgique puis en Angleterre où il écrit Adolphe. De retour en France, il est élu député de la Sarthe en 1819 et prend le rôle de principal orateur du courant libéral. Il se montrera un fervent abolitionniste de la traite des noirs. Le roi Louis-Philippe nouvellement arrivé au pouvoir le nomme Président d’une section du Conseil d’Etat en 1830, mais il décède peu après.

Ce parcours politique légèrement chaotique, associé à un travail intellectuel d’une totale constance en faveur de la liberté, cet enchaînement curieux qui, sur le plan privé, alterne « actes incohérents et pensée immuable, vie troublée et doctrine claire, trépidation des nerfs et calme du cerveau » fait dire à Emile Faguet « parce que c’est la vérité » :

C’est de son bon renom, de sa dignité, si l’on y veut, qu’il faisait ainsi bon marché, ce n’était pas de ses idées. (…) Que ce fût Directoire, Consulat ou Cent-Jours, Constant s’y installait, était de la maison, et puis tranquillement déroulait son programme de politique libérale, qui, lui, ne changeait jamais, n’appartenait qu’à son auteur.


(*) Aux sources du modèle libéral français, Sous la direction d’Alain Madelin, Editions Perrin, 1997.

(**) L’ Institut Coppet, dont je donne aussi le lien en pied de page de ce blog, est nommé d’après ce château situé sur les bords du lac Léman en Suisse où Mme de Staël tint un salon libéral pendant de nombreuses années.


BC 1Illustration de couverture : Benjamin Constant (1767-1830) – Photo : L’Opinion © DR.

4 réflexions sur “Benjamin Constant : j’écris ton nom, Liberté !

  1. Nathalie, permettez-moi de réagir à
    « le despotisme n’est autre chose que la liberté d’un seul contre tous. »
    Voilà une constatation non transposable au Monde Moderne qui a cette vertu de permettre le despotisme sans « individu despote ».
    Despotisme du à la capacité de l’Idéologie Dominante (le filtre à travers lequel est perçu le réel) qui est (dit Marx) celle de la Classe Dominante.
    Cette victoire résulte des moyens (médias) qui offrent une aptitude inouïe dans l’Histoire. Pensez que l’idéologie dominante au XVIIIème siècle se propageait par l’Université et … un sermon de 20 mn/semaine, comparé à un discours stéréotypé (formatté par les institur d’Etudes olitique) et diffusé e permanence par des moyens sophistiqués (TV surtout).
    La destruction du discours « libéral » est aussi victime de cette dictature au profit de l’idéologie « libérale-libertaire » !

    • Bonjour René,
      Vous avez raison de relever cela. Constant voyait bien les deux aspects et défendait la liberté autant contre « l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme » que contre « les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. » Je crois que j’ai cité ça aussi. On retrouve Tocqueville.
      Dans la citation que vous commentez l’idée est plus de dire que tous les hommes ont leurs faiblesses et qu’il est absurde de chercher à s’en remettre à un ou qq’uns qui seraient meilleurs.
      (D’autant que, comme disait Lord Acton, « Tout pouvoir amène la corruption, le pouvoir absolu amène une corruption absolue. » Il ne parlait pas spécifiquement de la corruption par l’argent, mais de la corruption que représente l’abus de pouvoir)
      Cordialement et bon week-end.

  2. Les figures libérales sont plutôt ennuyeuses. Rien qui ne soit apte à susciter les passions et à déclencher l’attachement irraisonné comme chez un Vladimir Poutine, un Donald Trump, une Marine le Pen ou un Jean-Luc Mélenchon.

    C’est un lourd handicap. Les gens veulent des héros, ils veulent qu’on leur raconte des histoires. Le libéralisme est mal placé, sur ce terrain, et c’est avant même de compter avec la prise en main du pays par les communistes.

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