Quelle surprise, le ministère de la Justice manque de moyens !

On se demande parfois qui nous gouverne. Quand, de bon matin, je lis dans la presse certaines déclarations de membres éminents du Parti socialiste, j’en viendrais presque à croire que Sarkozy « le barbare », est encore aux commandes en 2016 et qu’il s’évertue comme par le passé à organiser la « casse » du service public. Ce week-end par exemple, Jean-Jacques Urvoas, socialiste de longue date en Bretagne comme à l’Assemblée nationale, a confié au Journal du Dimanche ses alarmes sur les moyens absolument miséreux du ministère de la Justice. Non seulement les factures impayées s’amoncèlent par millions d’euros, mais, ajoute-t-il, pour mieux frapper les esprits :

« Je connais même un tribunal où on n’imprime plus les jugements, parce qu’il n’y a plus d’argent pour les ramettes de papier. »

« Oh, wait ! » écriraient à juste titre des blogueurs plus jeunes que moi. M. Urvoas n’est-il pas Garde des Sceaux, depuis peu certes, mais dans une majorité présidentielle qui a la charge de notre exécutif depuis mai 2012 ? 

Si les étonnements du nouveau ministre paraissent assez déplacés compte-tenu des quatre années dont Mme Taubira, qui l’a précédé à ce poste, a disposé pour inverser la tendance d’une Justice budgétairement « sinistrée » comme il l’affirme aujourd’hui, ils reflètent néanmoins une réalité paradoxale. L’évolution de nos comptes publics est très loin de la trajectoire d’austérité qu’on lui attribue généralement, les déficits publics continuent de s’accumuler, et pourtant, nos efforts en faveur du fonctionnement de nos tribunaux et de notre administration pénitentiaire sont plutôt mal classés en Europe. Selon une étude publiée en 2014 par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice ou Cepej, et portant sur les chiffres 2012, le budget total de la Justice ramené au nombre d’habitants se situe à 123 euros en France, contre 166 en Allemagne et 223 au Royaume-Uni.

Budget de la JusticeEntre 2011 et 2015, le budget du ministère de la Justice a évolué de 7 à 8 milliards d’euros (voir graphique du journal Le Monde ci-contre), se stabilisant à ce dernier niveau pour 2016. A titre de comparaison, citons le ministère de la Culture, dont le budget 2016 est fixé à 7,9 milliards d’euros, en augmentation de 2,9 % sur 2015. Or la Justice est une activité régalienne à laquelle l’Etat devrait accorder toute son attention, tandis que la Culture, dont la moitié du budget est consacré à l’audiovisuel public, n’a pas véritablement vocation à faire partie des missions de l’Etat, sauf éventuellement pour ce qui concerne l’entretien du patrimoine évalué à environ 1 milliard d’euros dans le budget 2016.

Il est important d’avoir ces repères pour bien comprendre que lorsque les libéraux plaident pour un recul de l’Etat dans les affaires de la France, ils n’imaginent nullement procéder à un reflux uniforme des dépenses publiques. Les politiques du type « ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant en retraite » partent d’une bonne intention mais manquent de contenu qualitatif. Il est impératif de repenser d’abord toutes les missions de l’Etat afin de garder et renforcer celles qui visent à assurer la sécurité des personnes et des biens. Pour les libéraux, la Justice est donc un secteur important du rôle de l’Etat.  Elle se trouve cependant particulièrement mal lotie dans notre pays qui est par ailleurs le champion de la dépense publique, des prélèvements obligatoires, du nombre de fonctionnaires et du nombre d’élus.

Justice EuropeJean-Jacques Urvoas, récemment arrivé à la Chancellerie déplore donc un manque criant de moyens qui affecte clairement le fonctionnement des tribunaux et des prisons. Dans l’ensemble, notre budget de la Justice représente 1,9 % du budget de l’Etat, sachant que plus de la moitié de cette somme est consacrée à l’administration pénitentiaire et non aux tribunaux. Pour ces derniers, on compte 11 juges professionnels pour 100 000 habitants en France, contre 25 en Allemagne et une moyenne de 21 pour toute l’Europe (48 pays). Les procureurs sont au nombre de 3 pour 100 000 habitants chez nous contre 12 en Europe. Ils sont aussi les plus surchargés d’affaires à gérer. Notons que l’Allemagne parvient à ce résultat tout en n’ayant que 116 tribunaux de grande instance contre 174 chez nous pour une population plus importante de 15 millions d’habitants. Voir dans le tableau ci-dessus les principales grandeurs de notre Justice.

Entre le manque de personnel qualifié et la hausse importante du nombre de dossiers à traiter, les délais s’allongent inévitablement et finissent par donner lieu à une Justice sans visibilité pour les Français. Ajoutons à cela l’épisode très politisé du « mur des cons » dans lequel s’est illustré le Syndicat de la Magistrature (non majoritaire) et on comprend que les Français sont de plus en plus nombreux à déclarer qu’ils ne font pas confiance à la Justice. Dans un sondage publié par Le Parisien en 2014, ils étaient 75 % à estimer qu’elle fonctionne mal.

Un facteur aggravant du désamour entre les Français et leur Justice tient aussi au fait qu’après l’arrivée de Christiane Taubira un stock de 80 000 à 100 000 peines de prison ferme s’est trouvé « en attente d’exécution » en raison des problèmes de surpopulation carcérale. Rachida Dati avait déjà mis en place un principe d’aménagement pour toute peine de prison inférieure à deux ans, mais la précédente majorité avait finalement acté la construction de 24 000 places de prison supplémentaires entre 2012 et 2017. Or ce projet a été annulé par Christiane Taubira qui n’a conservé que les constructions déjà en cours.

Places de prison vs detenusAujourd’hui, notre taux de surpopulation carcérale est de 114 % (voir graphique), alors que l’Allemagne est à 86 % et le Royaume-Uni à 97 %. Au début de l’année, les détenus étaient au nombre de 66 700 pour un total de 58 600 places. La vétusté et le manque de personnel poussent fréquemment détenus et surveillants à la crise de nerf, engendrant mutineries et prises d’otage locales, comme on l’a vu à l’été 2013. La France a aussi le triste privilège d’avoir le 5ème rang (2012) en Europe pour les suicides en prison. Face à ces problèmes, il n’existe que deux solutions : soit vider les prisons en aménageant les peines et en prévoyant des peines de substitution à la prison, soit construire des places de prison supplémentaires et rénover les places existantes.

Arrivée à la Chancellerie en mai 2012, Christiane Taubira a clairement opté pour la première solution. Ayant démissionné fin janvier 2016 en raison d’un désaccord avec le couple exécutif sur la question de la déchéance de la nationalité pour les terroristes, que peut-on dire de son bilan au ministère de la Justice après quatre ans ? Il est généralement jugé assez « maigre », tant par les magistrats majoritaires que par les observateurs les plus exigeants de notre vie politique. Le Mariage pour Tous, voté un an après l’arrivée des socialistes au pouvoir malgré la forte opposition de la population, est incontestablement son principal fait d’armes. Mais quoi qu’on en pense, il a de toute façon peu de rapport avec les moyens judiciaires et pénitentiaires.

Deuxième action menée à bien, elle a supprimé les peines planchers instaurées par Sarkozy, comme le candidat Hollande l’avait promis. Il s’agissait de peines minimum applicables aux délinquants récidivistes. Leur suppression a renforcé sa réputation laxiste auprès de la droite et a inauguré une animosité durable entre elle et Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur. Son atout en matière pénale consistait également en une réforme de la justice des mineurs et la mise en place de la contrainte pénale, c’est-à-dire une peine alternative à la prison ferme. Mais ces derniers points n’ont donné que des résultats mitigés, les magistrats se servant très peu des possibilités de la contrainte pénale alors que le sursis avec mise à l’épreuve existe déjà. Et au final, le rapport 2015 de l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale) analysé par le blogueur h16 « montre qu’à l’exception des vols avec violence en zone de police, tous les types de violences augmentent. »

Jean-Jacques Urvoas arrive donc au ministère de la Justice à quinze mois de la fin du quinquennat. Il a peu de temps devant lui pour élaborer une nouvelle politique pénale, mais il a encore la possibilité d’inverser la vapeur en ce qui concerne les moyens de son ministère. Obtiendra-t-il une rallonge budgétaire pour 2016 lors d’un prochain collectif du même nom ? En tout cas, son interview au JDD a été retweeté par le Service d’Information du Gouvernement, comme si ce n’était pas le gouvernement qui fixait les budgets des ministères !

Dans une interview donnée au journal Le Parisien peu après sa nomination il indique que « le pays a besoin d’un rehaussement significatif du budget de la justice » et il précise, à rebours de ce qu’il préconisait auparavant :

L’incarcération est un outil utile, et la surpopulation carcérale une réalité. Je crois qu’il faut construire de nouvelles places de prison. Dans la négociation budgétaire que je vais devoir engager avec le Premier ministre, j’espère obtenir des moyens financiers pour lancer de nouveaux chantiers.

La « négociation budgétaire » dont il est question devrait au minimum inclure la suppression effective d’autres dépenses afin de ne pas accroitre le dérapage d’un budget 2016 dont on sait qu’il a été très difficile à boucler, et qu’il est déjà soumis à la pression des multiples promesses lâchées par François Hollande ou Manuel Valls depuis janvier. Hélas, ce n’est pas dans les habitudes françaises.

Si l’on espère que les appels de Jean-Jacques Urvoas pour faire sortir la Justice française de sa « misère » seront entendus, afin d’assurer aux Français la Justice qu’il sont en droit d’attendre conjuguée à des conditions carcérales dignes d’un pays développé, surtout quand il se décerne assez régulièrement le titre de « patrie des droits de l’homme », on ne peut s’empêcher cependant d’être inquiet des dérapages des comptes publics que cela risque d’induire si ce n’est compensé par la baisse d’autres dépenses.

On ne peut pas plus s’empêcher de craindre les nombreux revirements opportunistes du ministre, ainsi que sa propension à favoriser tous les projets de loi les plus sécuritaires à grande échelle et les moins efficaces, tels que l’article 20 de la loi de programmation militaire et la loi Renseignement qui se passent des décisions judiciaires et augmentent les pouvoirs de police administrative. M. Urvoas semble très à l’aise pour placer tous les Français sous surveillance. Saura-t-il aussi empêcher spécifiquement les délinquants de nuire aux autres et créer les conditions d’une justice à la fois ferme et respectueuse des libertés de ses citoyens ?


Symboles de la Justice ornant la frise du premier étageIllustration de couverture : Frise représentant la balance et le glaive, symboles de la Justice. Parlement de Bretagne, Rennes. Photo Wikimedia Commons, Auteur : Edouard Hue.

9 réflexions sur “Quelle surprise, le ministère de la Justice manque de moyens !

  1. Pour le papier, j’ai une explication :
    outre le « mur des cons » gros consommateur,
    le goût pour la poésie demande aussi des quantités pour les répétitions :
    regardez un extrait des oeuvres de Christiane Taubira :
    « Salah, tu es la banlieue de nos cœurs, la fleur de culture abandonnée. »

  2. A quoi sert-il de traquer plus, surveiller mieux, de criminaliser un maximum de gens, pour, au final, devoir attendre longtemps un jugement, pour finir dans des prisons déjà surchargées ?
    En France, la posture des élus leur sert d’action.

  3. Lorsque l’on fréquente (un peu) les tribunaux, on remarque tout de suite l’énorme gâchis de temps, de compétences et de moyens.
    Les lois françaises sont un foutoir innommable, un fouillis de « oui mais » qui permet toutes les astuces de procédure pour le malfrats. La lecture des lois est impossible, elles contiennent des renvois dans toutes les directions et dans tous les codes et un nombre d’exceptions abyssales. Un énorme ménage s’impose.
    Beaucoup de temps est perdu dans des renvois par les avocats sous des prétextes plus ou moins justifiables, des prévenus ne se rendent pas aux audiences sans aucune justification et sans aucune sanction.
    Des tonnes de papiers sont nécessaires pour la moindre affaire, du fait de la complexité de notre système administratif.
    L’utilisation de moyens de communications antiques comme « La Poste » ou les « huissiers », est imposé par les lois.
    Les récidivistes encombrent les prétoires, ils devraient faire leurs peines, mais ils sont dehors, ils continuent à sévir. Placés à l’ombre il serait inactifs.
    Le juge de proximité était une bonne piste pour beaucoup résoudre beaucoup de délits mineurs, sans avocats, mais c’était une trop bonne idée.

  4. Il ne faudrait tout de même pas compter sur les socialos pour améliorer les choses. Ils ont d’autres priorités, la première étant de se faire réélire pour continuer « le bon boulot » commencé par Taubira. L’argent est mieux placé dans les « politiques de la ville » et l’arrosage des associations progressistes permettant de rameuter les voix nécessaires pour compenser celles des honnêtes citoyens qui n’ont pas encore compris que « la prision n’est pas la solution » !!!

  5. Ainsi que vous le soulignez, l’Etat maltraite ses fonctions régaliennes (sait-on que la totalité des effectifs opérationnels de l’armée de terre française tiendrait entièrement dans le stade de France ?) tout en prétendant administrer des missions qui relèvent dans la plupart des pays occidentaux du secteur marchand et concurrentiel. Non seulement – et vous avez 1000 fois raison – l’arbitrage budgétaire devrait rééquilibrer l’affectation des dépenses publiques en vertu de leur utilité et non de leur propension élective, mais votre article attaque une question majeure qui est celle de l’efficience de l’Etat au regard de la ponction annuelle qu’il effectue sur la richesse nationale, l’une des plus haute du monde. C’est à mon avis l’énorme scandale français, celui de supporter un secteur public disproportionné et géré pour autant à la petite semaine, sans véritable outil budgétaire (compta analytique, contrôle de gestion, management aux résultats), sans aucune responsabilisation de ses acteurs, sans rationalité ni souci d’efficacité (fatras législatif et administratif + sureffectif fonctionnaire)… pour un surcoût probable, à service (si l’on peut dire..) identique, d’au moins 30 % vs la gestion privée. C’est plus chaque année que toute la fraude réunie et cela ne semble pourtant pas concerner les français dont certains s’estiment même « fiers de payer mes impôts ». Ce n’est pas mon cas au regard de cette misère de Justice que vous décrivez si bien qui s’ajoute aux résultats calamiteux du service public (logement, transport, formation, énergie..). Derrière le mal judiciaire, il y a un Everest de réformes à faire en France dans tout ce à quoi touche l’Etat, mais quel politique osera seulement le crier haut et fort… et surtout l’entreprendre ?

    • Vous parlez du ponctionnaire, là, avec ses 2 à 3 millions d’inutiles et 2 à 3 millions de voleurs d’emplois du secteur privé, le tout sur l’effectif de 10 millions avec les autres personnels des ex-nationalisées ayant conservé leurs statuts « ad vitam » et héréditaires, avec retraites anticipées et points de dernière minute augmentant sensiblement icelles, sans toujours cotiser (facile de ponctionner les retraites du régime général), ah! j’oubliais les trois quarts des membres des comités Théodule comme les comités eux-mêmes …

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