« Les 2 Républiques françaises » de Philippe Nemo

J’ai déjà parlé de Philippe Nemo dans ce blog et j’ai grand plaisir à récidiver tant j’apprécie la façon à la fois claire et approfondie avec laquelle il explique et analyse les enjeux de philosophie politique auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Philippe NemoNé en 1949, Philippe Nemo a étudié à l’École normale supérieure de Saint-Cloud et a soutenu sa thèse d’État en sociologie sous la direction du célèbre sociologue Raymond Boudon. Philosophe et historien des idées politiques, il enseigne actuellement à ESCP Europe et à HEC Paris.

De tendance libérale, il a contribué à mieux faire connaître la pensée de Friedrich Hayek en France et cherche à promouvoir la philosophie libérale classique dans le contexte universitaire français, très concentré sur les doctrines marxiste et keynésienne.

Dans un précédent article intitulé « Manuel, tu nous emmènes où comme ça ? » j’ai essayé de montrer combien les lois de censure de l’opinion et les lois mémorielles imposaient un formatage de la pensée et ruinaient toute possibilité de débat sur des sujets autoritairement estampillés « politiquement corrects », partageant ainsi les thèses soutenues par Philippe Nemo dans son livre La régression intellectuelle de la France (Editions Texquis, 2011). Il en résulte de fait une limitation de la liberté d’expression que Philippe Nemo a mise en évidence une nouvelle fois dans l’ouvrage collectif Libéralisme et liberté d’expression (Texquis, 2015) dont j’ai également parlé ici.

La France n’est pas seulement la France, c’est aussi la République française. C’est sous ce nom qu’elle est reconnue par les autres pays et par les instances internationales, c’est sous ce nom qu’elle agit à l’intérieur de ses frontières et c’est sous ce nom qu’elle s’est dotée d’une Constitution qui est en train de subir quelques altérations peu libérales.

Or depuis que l’Ancien Régime a volé en éclats sous les coups répétés de la Révolution française, ce n’est pas une vision unique de la République qui a émergé, mais deux. En fait, il y eut deux révolutions dans la Révolution, qui ont donné deux visions séparées de la République, lesquelles alternent ou co-existent dans notre vie politique depuis le premier 14 juillet.

La gauche française aime à se dire républicaine et a même tendance à se vouloir la seule force politique républicaine digne de ce nom. Chaque fois que Manuel Valls ouvre la bouche, c’est pour dire des phrases dans lesquelles les « valeurs de la République » reviennent tous les trois mots. Quand le principal parti de droite, l’UMP, a décidé de changer de nom pour adopter celui des Républicains, ce fut plutôt mal accueilli à gauche : mais de quel droit ces gens de droite veulent-ils s’approprier la République ? C’est comme si on nous volait la France.

Mais il serait simpliste de s’imaginer que la République (et ses valeurs) nous vient unilatéralement de la gauche ou que la gauche serait l’unique porteur vertueux des valeurs de la République, parce qu’en réalité, il y a République et République, ainsi que l’explique Philippe Nemo dans son livre Les deux Républiques françaises (**) :

  • Pour certains de nos contemporains (dont je suis) le terme République signifie d’abord l’existence d’un État de droit démocratique et libéral dans lequel le suffrage universel cohabite avec la préservation des libertés individuelles.
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  • Mais pour d’autres, « la République est un projet de société jacobin, étatiste et socialiste. » Dans cette acception, le terme de République recouvre un certain nombre de valeurs en lien avec la composante révolutionnaire de notre histoire qui l’éloigne complètement du sens libéral anglo-saxon.

Et s’il y a République et République, c’est parce qu’il y a eu Révolution et Révolution. Philippe Nemo, au contraire de la tradition historique française, au contraire de Clémenceau et au contraire de François Mitterrand (*), rejette l’idée que « la Révolution est un bloc » dans lequel la Terreur serait le prix à payer pour garder les acquis des Lumières.

Il considère que la Révolution française s’est déroulée sous l’impulsion de deux idéaux opposés, l’un créateur en phase avec la Philosophie des Lumières, qu’il appelle « 1789 » (avec les guillemets, pour bien marquer qu’il s’agit d’une philosophie politique, pas d’un repère temporel), et l’autre destructeur aboutissant à la Terreur, qu’il appelle « 1793 », toujours avec les guillemets pour les mêmes raisons.

  • « 1789 » concrétise tous les bienfaits de la liberté pour la vie intellectuelle, pour le progrès scientifique, pour le débat et les institutions politiques et pour le développement économique : dans le droit fil du christianisme, de l’humaniste de la Renaissance et des philosophes des Lumières du XVIIIème siècle, la France, comme beaucoup d’autres pays d’Europe et comme les tout nouveaux États-Unis d’Amérique, accède à la liberté religieuse, à la liberté de penser et de s’exprimer, à la liberté politique ainsi qu’à la liberté de travailler et d’entreprendre.
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  • « 1793 » se développe en réaction aux idées de « 1789 ». Il serait tout à fait erroné de penser que « 1793 » pourrait se rattacher aux Lumières et à leur travail de mise à bas des superstitions et des préjugés. Au contraire, « 1793 » se nourrit « des collectivismes millénaristes et apocalyptiques de l’Antiquité et du Moyen-Âge. » Alors que le droit et les libertés individuelles prennent peu à peu leur envol, des mouvements de rejet de la civilisation moderne apparaissent et donnent cours à des utopies séduisantes (Utopia, de Thomas More, par exemple) qui dessinent les traits d’une société entièrement organisée, c’est-à-dire entièrement socialiste.
    Pour les Jacobins, cet héritage se traduira par le rôle fondateur donné à la puissance publique, laquelle agira essentiellement selon deux axes : au-delà de l’égalité des droits (« 1789 »), « 1793 » veut établir l’égalité des conditions, premièrement en taxant les riches, et secondement en mettant en commun les richesses (loi agraire, abolition de la propriété privée).
    Cet « idéal » débouche naturellement sur la violence, qui est totalement assumée, car « la soif de richesse ne peut s’éteindre que dans un flot de sang. »

Les concepts « 1789 » et « 1793 », c’est-à-dire le combat entre démocratie libérale et gauche totalitaire, correspondent à deux France qui vont s’affronter pendant les deux siècles suivants et qui vont se disputer les droits sur le mot « République. »

Muni de cette structure explicative des événements de notre histoire depuis la Révolution française, Philippe Nemo prend six exemples à propos desquels la gauche s’arroge le principe républicain pour montrer à quel point il s’agit de mythes bien éloignés de la réalité historique : « 1793 » aurait été démocrate, « 1793 » aurait fondé la République, « 1793 » aurait été laïque, « 1793 » aurait été dreyfusard, les adversaires de « 1793 » auraient été nazis, et enfin, il n’y aurait de républicains qu’à gauche.

Pour ma part, je vais me limiter à l’évocation des premier et quatrième mythes, tout en recommandant de se reporter directement au livre de Nemo pour bénéficier de l’ensemble du raisonnement et des exemples historiques cités en appui.

Pour démonter le premier mythe (« 1793 » aurait été démocrate), Philippe Nemo se livre à une analyse historique détaillée des événements du XIXème siècle et aboutit à la conclusion que les hommes de « 1793 » ont toujours utilisé les émeutes pour avoir gain de cause. Lorsqu’ils ont organisé des élections, elles furent toujours entachées d’irrégularité et ils ont toujours œuvré afin d’exclure les opposants des listes d’électeurs. Quand ils y eut des élections dont les résultats ne leur convenaient pas, ils les contestent par des émeutes, la Commune de 1871, par exemple. Comme les Français sont attachés à la démocratie et aux élections, Philippe Nemo en conclut que ce n’est certainement pas à la République version « 1793 » qu’on le doit.

L’affaire Dreyfus, quatrième mythe examiné par Philippe Nemo, est particulièrement représentative du retournement opéré par la gauche en sa faveur. Le citoyen français d’aujourd’hui pense généralement que Dreyfus a été soutenu par la gauche et accusé injustement par une droite catholique réactionnaire qui n’aurait eu aucun problème à sacrifier un Juif aux nécessités militaires. La réalité est assez éloignée de ce joli conte pour la bonne raison qu’il y a en fait deux affaires Dreyfus : la première correspond à la phase judiciaire effective de l’affaire et la seconde à sa phase de transformation par la gauche à des fins politiques.

Si l’on s’en tient à la phase judiciaire, Léon Blum lui-même, dans ses souvenirs, atteste que les premiers partisans du capitaine appartenaient aux cercles libéraux, aux républicains modérés et à la droite orléaniste. Toujours selon Blum, l’impératrice Eugénie était « dreyfusarde convaincue et résolue », de même « sans doute » que « le pape et les plus hauts dignitaires de l’église romaine. » Les militaires qui vont défendre Dreyfus avec le plus de constance, le colonel Picquart par exemple, n’ont aucune affinité avec le radicalisme ou le socialisme.

Quant aux anti-dreyfusards, toujours selon Blum, les voici : « Je puis affirmer, sans forcer en rien la vérité, que ceux qui devaient un peu plus tard former la base du ‘Bloc des gauches’ étaient alors, en grande majorité, hostiles à la révision » (NdNMP : du procès). Bref, les socialistes et les radicaux sont anti-dreyfusards. Ce n’est guère étonnant, car pour eux, Dreyfus est riche, bourgeois et comme Juif, presqu’un étranger. Il n’appartient pas à leur combat anti-capitaliste.

A la fin de la phase judiciaire, l’innocence de Dreyfus ne fit plus de doute pour personne, et c’est à ce moment que commence la phase politique que Blum a vu se construire sous ses yeux. Le paysage politique qui se composait des libéraux et des modérés (dreyfusards) d’un côté, et des radicaux et des socialistes (anti-dreyfusards) de l’autre, se recompose en Bloc des gauches et Anti-Bloc. Les dreyfusards de la phase judiciaire sont éparpillés dans les deux courants, et le bloc des gauches, encouragé par l’innocence avérée de Dreyfus s’arrange pour devenir dreyfusard, y compris rétrospectivement. Le mythe est créé et perdure jusqu’à nos jours.

Pour redonner de la sérénité à notre vie politique, ainsi que du poids à la composante « 1789 » qui seule lui apporte les bénéfices de l’esprit des Lumières, il importe de restaurer la vérité des éléments de notre histoire, distordus dans un but politique d’appropriation de la République (et ses valeurs) par la gauche.

C’est ce que fait Philippe Nemo, en appliquant sa thèses des Deux Républiques françaises à six mythes laudateurs des valeurs de gauche et en les démontant méthodiquement dans le filtre de l’analyse historique. Il reste encore beaucoup à faire tant l’ensemble de notre presse, les programmes scolaires et les discours politiques semblent admettre comme acquis et à jamais indéboulonnable que la gauche est le lieu unique de la République et de la démocratie. 

À vrai dire, les changements constitutionnels portés aujourd’hui par la gauche au pouvoir associés à sa politique étatiste constituent le vivant exemple qu’elle n’a rien appris de l’esprit des Lumières. L’extrême-droite, parfait miroir de la gauche à l’immigration près, a les mêmes travers. Et sur les points précis de l’état d’urgence et de la déchéance de la nationalité, les familles de droite lui ressemblent également.

Ce n’est plus vraiment de la gauche contre la droite qu’il faut parler, mais des nombreux collectivistes de tous poils contre les quelques libéraux éparpillés dans une libéralo-sphère bouillonnante d’idées. Parmi eux (les libéraux), Philippe Nemo, et parmi elles (les idées), son analyse des deux Républiques, que je trouve puissamment explicative de notre paysage politique actuel et que je souhaitais soumettre à votre curiosité.


(*) François Mitterrand disait : « Faut-il dire, comme Clemenceau, « la Révolution est un bloc » ? J’y inclinerai, pour ma part. » Mais il se justifiait assez astucieusement en ajoutant : « Ne faudrait-il pas dire plutôt : la Révolution est un tout, mais un tout complexe, comme la vie elle-même. »


Les 2 Republiques françaises(**)Illustration de couverture : Les deux Républiques françaises, Philippe Nemo, Presses Universitaires de France, 2008. Photo personnelle.

7 réflexions sur “« Les 2 Républiques françaises » de Philippe Nemo

  1. Excellent article Nathalie qui donne en effet envie d’aller compléter l’info chez P Nemo.
    La dérive de la « gauche » vers l’étatisme en 1793 après avoir dénoncé en 1789 l’absolutisme apparaît dans toute son incohérence et explique jusqu’aux pires résultats de la société d’aujourd’hui, tant sur le plan économique que sociétal. C’est aussi la marque de l’obsolescence du clivage droite/gauche (les 2 étant en effet largement aussi étatistes) vs le vrai clivage non encore révélé semble-t-il aux yeux de nos concitoyens: étatistes/libéraux. Puisse cette contribution faire avancer ce débat …

  2. Merci de rétablir la vérité quant aux premiers dreyfusards ….
    Et comme l’écrit « bouju » cet article montre bien que le clivage gauche/droite à la française est un combat d’arrière garde …

  3. Vous lire est toujours un plaisir: articles clairs, documentés et intéressant.
    Je suis toujours ébahi par les sondages qui donnent les 3/4 de la population française favorable à la prolongation de l’état d’urgence, aux lois liberticides sur les écoutes (2x durcies), aux caméras de vidéo surveillance. Toujours avec l’argument stupide que quand on a rien à se reprocher…
    1793 couve toujours.
    Est-ce intrinqèque à la mentalité française ou un formatage des esprits par les média mainstream? Je ne sais pas mais ça m’inquiète pour la suite: il semble bien que la suppression de la monnaie physique soit dans les tuyaux (pour lutter contre le financement du terrorisme bien sûr). Le contrôle total est proche.

  4. Unpetit regret: aucun des livres de P. Nemo n’est disponible sous forme électronique. Dommage. Après quelques années de résistance j’ai abandonné les livres papiers et maintenant à l’usage je ne reviendrai pas en arrière.

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