Kant 1784 : « Sapere aude ! »

Un des plaisirs de tenir un blog vient de ce qu’on est très vite amené à croiser d’autres blogueurs et parfois aussi des commentateurs « éclairés » qui nous font faire de merveilleuses découvertes. Suite à mes articles sur la condamnation de Socrate et sur les terroristes du « Vendredi 13 », j’ai eu la chance de recevoir les réactions d’un fin connaisseur de la philosophie d’Emmanuel Kant. J’ai suivi les liens qu’il m’a suggéré d’explorer et je suis finalement arrivée au texte intégral intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? » que Kant a écrit en 1784 en réponse à la question posée dans un journal berlinois à tendance libérale de l’époque. 

Le thème des Lumières, central dans le développement de l’Occident, l’ouverture absolument spectaculaire du texte avec son « Sapere aude ! » c’est-à-dire « Ose penser », ainsi que les rapprochements qui viennent immédiatement à l’esprit du lecteur du XXIème siècle, ne m’ont pas laissé d’autre choix que d’en proposer ici une présentation, même s’il s’agit d’un texte assez complexe qui bute au final sur la notion paradoxale de « despote éclairé. »

Le mouvement des Lumières s’est développé au XVIIIème siècle en Europe autour d’une véritable soif de connaissance dans tous les domaines. La monarchie de droit divin est remise en cause, la religion est extirpée de son fonds de superstition, les sciences et techniques sont valorisées afin d’accroître la richesse des nations. Toute cette entreprise pleine de dynamisme et d’optimisme vise à libérer l’homme autant dans ses besoins économiques que dans ses aspirations au savoir.

Au sein de ce courant de pensée profondément novateur, Kant s’attache plus particulièrement à répondre à trois questions :

  • « Que puis-je savoir ? » où il s’agit d’examiner jusqu’où l’usage de notre raison peut nous emmener ;
  • « Que dois-je faire ? » qui tente d’établir une philosophie morale et politique;
  • et enfin « Que puis-je espérer ? » que Kant résout par la « phrase immortelle » (Maurice Clavel) « J’ai limité le savoir pour faire place à la foi », dont la traduction peut-être maladroite pourrait facilement porter au contresens. Il n’est certes pas question de s’auto-censurer par pure soumission à une croyance. Il s’agit au contraire de mener notre raison le plus loin possible dans la connaissance du monde sensible (et un vaste « inconnu » s’offre encore à notre découverte), mais de constater qu’il existe aussi un « inconnaissable » que nous ne pourrons pas appréhender par notre seule raison.

Revenons à notre texte et commençons par le début qui nous donne directement la définition kantienne des Lumières :

« 1. Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. »

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Le terme de minorité, traduction habituelle, est à prendre comme dans l’expression « enfant mineur » et pourrait également se traduire par « état de tutelle ». Pour Kant, au-delà du mouvement philosophique historiquement ancré dans le XVIIIème siècle, les Lumières concernent tous les hommes de tous les temps car elles signifient qu’ils se prennent en main vigoureusement pour s’émanciper de la tutelle d’autrui afin d’accéder au pouvoir de penser par eux-mêmes.

Si l’entendement ne manque pas – « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » disait Descartes(*) – cette émancipation ne va cependant pas de soi, le manque de décision ou de courage nous faisant trop souvent nous en remettre à autrui pour penser à notre place, alors que nous avons depuis longtemps dépassé l’âge de la minorité biologique :

« Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. » (dans le paragraphe 2)

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Notons ici en souriant que Kant inclut « le sexe faible tout entier » parmi les hommes qui tiennent « pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité. » Loin d’y voir une pointe conservatrice, je remercie M. Kant de ne pas oublier d’inclure les femmes dans l’humanité et de leur accorder aussi la possibilité d’accéder à leur majorité !

Il existe toutefois des hommes, peu nombreux mais décidés, qui sont sortis de leur minorité et qui ne sont que trop heureux de servir de tuteur aux autres. Nous voici donc face à une seconde difficulté pour penser par nous-mêmes : non seulement on trouve cela pénible, mais en plus on ne nous a jamais vraiment laissé faire l’essai de notre autonomie :

« Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils (les tuteurs) les ont enfermées, ils (les tuteurs) leur montrent le danger qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. » (dans le paragraphe 2)

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Dans le paragraphe 4, Kant précise que l’accession de l’humanité aux Lumières peut prendre beaucoup de temps historique. Un despote pourra bien être défait sans pour autant céder la place à plus éclairé que lui : « de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens, de lisière à la grande masse privée de pensée. »

Et pourtant, pour accéder aux Lumières, « il n’est rien requis d’autre que la liberté » (paragraphe 5). À ce stade, Kant introduit les notions d’usage public et d’usage privé de la raison :

« J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. » (dans le paragraphe 5)

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Si l’usage public de la raison est entièrement libre, l’usage privé doit se soumettre aux nécessités du service dans lequel nous sommes une pièce mécanique, un rouage essentiel au bon fonctionnement de la société : « Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. » Pour mieux illustrer son propos, Kant prend plusieurs exemples, dont celui de l’officier militaire :

« Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. » (dans le paragraphe 5)

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Nous touchons ici à la notion de désobéissance civile. On voit que chez Kant, qui se rapproche en cela de Socrate, elle est très encadrée. Elle se limite à des remarques que l’on pense pouvoir faire à travers un exposé public de nos griefs, sans que cela vienne à remettre en cause le devoir d’obéir dans nos fonctions sociales. À l’inverse, Constant ou Tocqueville ou Edward Snowden ne retiennent pas la notion d’usage privé de la raison. Ils font directement appel à la conscience guidée par les lois suprêmes de la justice pour évaluer l’obéissance due aux lois et ordres temporels.(**)

Finalement, Kant préconise le passage d’une société où l’on dit en permanence « Ne raisonnez pas, obéissez ! » à une société où l’on dise (paragraphe 13) : « Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez ! »

« J’entends présentement crier de tous côtés : Ne raisonnez pas ! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier (le percepteur) : Ne raisonnez pas, payez !  Le prêtre : Ne raisonnez pas, croyez ! (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. » (dans le paragraphe 5)

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Pour Kant, le « seul maître au monde » garant de ce passage, est le « despote éclairé »,
Frédéric II de Prusse en l’occurrence. La monarchie absolue de droit divin ne garantit pas le libre usage public de la raison puisqu’elle fixe elle-même ce qu’il faut croire, dire et penser en matière de religion, d’art et de sciences. Le monarque éclairé doit au contraire s’en remettre à la capacité de juger des croyants, des scientifiques et des artistes, car « César n’est pas au-dessus des grammairiens », le cas de la liberté religieuse étant tout particulièrement développé par Kant :

« J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des Lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, – surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets. » (dans le paragraphe 12)

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L’expression de « despote éclairé » n’est pas sans former un lourd oxymore.
Dans ses derniers paragraphes, Kant relève tout ce qu’il y a de paradoxal à encourager la libre pensée tout en la maintenant dans les limites de l’ordre social. Mais la garantie de la liberté est donnée par le « despote éclairé » qui est lui-même « sorti de sa minorité » et dont « l’autorité législative procède justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale(***) du peuple dans la sienne propre » (paragraphe 8). Comme le dit Michel Foucault :

« Kant, pour terminer, propose à Frédéric II, en termes à peine voilés, une sorte de contrat. Ce qu’on pourrait appeler le contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l’usage public et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l’obéissance, à la condition toutefois que le principe politique auquel il faut obéir soit lui‑même conforme à la raison universelle. » (Michel Foucault)

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Voici ce que je comprends de ce texte :

Pour Kant, les lumières sont le mouvement de sortie de l’homme de sa « minorité » afin de penser sans tutelle, par lui-même.

Mais cette liberté de pensée ne peut s’exprimer que dans « l’usage public » de sa raison, c’est-à-dire sur un plan purement intellectuel. En pratique, dans le cadre d’une charge administrative ou d’un métier, c’est-à-dire dans « l’usage privé » de la raison, l’homme n’a que la possibilité d’obéir afin de préserver l’ordre social.

Mais cet ordre social ne saurait aller contre sa raison ou sa conscience dans la mesure où il est établi par le « despote éclairé », lui-même « sorti de sa minorité » et dépositaire des aspirations de tous ses sujets.


(*) Notons cependant l’ironie cartésienne : « car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. » (Dans Discours de la méthode.)

(**) Le commentateur cité en introduction de cet article m’a rappelé que pour sa défense, Adolf Eichmann s’était réclamé de Kant : dans ses fonctions « privées » d’officier du Reich, il n’avait qu’une chose à faire, obéir. Mais d’une part Eichmann a oublié sa liberté d’user publiquement de sa raison en exposant les « fautes en service de guerre », et d’autre part Kant reconnait parfaitement le rôle essentiel de la conscience en disant dans un autre texte « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
La question est complexe, et la façon dont l’obéissance et la désobéissance civiles sont abordées par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? a suscité son lot de critiques.

(***) J’ai discuté dans un article antérieur l’impossibilité de fonder une volonté générale à partir des volontés individuelles des individus (voir notamment paradoxe de Condorcet de 1785).


Kant 1Illustration de couverture : Emmanuel Kant (1724-1804), philosophe allemand né et mort en Prusse orientale à Königsberg (actuellement Kaliningrad en Russie). Fondateur de la méthode critique en philosophie et homme des Lumières.

9 réflexions sur “Kant 1784 : « Sapere aude ! »

  1. Pour ma part je partage l’analyse qui consiste à percevoir que les mentalités changent avec le temps.
    A une époque, sous l’ ère du Poisson, l’idée était que « nous avions besoin de sauveurs », dorénavant, dans l’ère du Verseau que nous abordons, « Les sauveurs se sont nous-mêmes ».

    Dans lé réalité quotidienne et pour prendre SA place, il est de savoir que pour se défaire de freins, il s’agit de s’engager résolument avec les énergies d’AMOUR qui sont également un bouclier pour la vie.

    • Je dirais qu’on a tous un effort à faire pour sortir de notre minorité en général, mais que les musulmans ont encore plus d’effort à faire car leur religion, totalement encadrante, ne leur en laisse guère la possibilité, tandis que le christianisme, ou plutôt le Christ lui-même, nous laisse le choix.

      • Certes le Christ nous laisse la liberté de croire ou de ne pas croire mais avec un « pistolet sur la tempe ». Et s’il est dieu, pourquoi exiger des juifs et des musulmans de suivre une loi (qui d’ailleurs n’est pas la même ?). Merci par ailleurs de m’avoir fait découvrir ce « sapere aude »

      • Bonsoir et merci pour votre commentaire.
        De quel pistolet parlez-vous ? Certainement pas celui de Dieu. Seuls les hommes sont armés et seuls certains d’entre eux sont tellement certains de détenir la vérité qu’ils veulent l’imposer à tous les autres, éventuellement avec un pistolet sur la tempe. A partir de là, on est certain qu’on a affaire à une instrumentalisation de Dieu au profit de jeux de pouvoir bien humains.

      • Bonsoir Nathalie,
        C’est bien du « pistolet » de Dieu dont il est question : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui ne se confie pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » (Jean 3: 36). Ceci dit, d’accord avec vous sur l’usage dévoyé de la religion comme instrument de pouvoir par les hommes.

  2. Merci Nathalie de nous faire revisiter Kant que j’avais définitivement abandonné depuis l’obscure « esthétique transcendantale » de mes cours de philo en terminale. La thèse présente de Kant, très clairement commentée, laisse cependant perplexe quant à son fond: autant son préambule est réjouissant en rappelant à chacun que ses limites sont en lui-même et qu’il est responsable de son devenir – osons nous émanciper par la raison – y compris d’ailleurs si je comprends bien en acceptant d’affronter les dogmes de tous poils (dont la religion), autant le soufflet retombe lorsque la prescription kantienne s’arrête à l’usage « public » ( au passage cette terminologie nous égare car dans la démonstration de Kant le « public » serait plutôt « privé » dans le monde actuel et vice versa), autant que dans une forme de soumission au despote éclairé qui aurait fait le chemin à notre place et en qui nous devrions avoir confiance.
    Il s’agit pour moi d’un retour à la case départ car il me semble que la plénitude de l’esprit critique (célébré en introduction) est consubstantiel à l’esprit critique lui-même qui disparaît par définition dés lors qu’on tente de le tronçonner ou de le canaliser.
    Dans la mesure où la philosophie a vocation à donner des éclairages et des méthodes aux individus pour mieux vivre (ce que confirme le texte de Kant dans sa rédaction comparable aux « how to » modernes), je me demande in fine si l’enseignement de Kant ne confirme pas au contraire une attitude conformiste vs les institutions, son employeur, son Etat … ne conseillant la lumière qu’au titre d’un petit loisir domestique.
    J’aurais donc bien fait de ne pas avoir relu du Kant depuis 40 ans ..

  3. C’est tres amusant de voire que quelqu’un a fait la meme faute que j’avais fait au lycee 🙂 Le
    célèbre philosophe ne s’appelle pas Emmanuel, mais il s’appelle Immanuel Kant 🙂

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