Baroud syndical, violence sociale et place de l’Etat

—->  Cet article a également été publié le vendredi 9 octobre 2015 sur    Logo CP

Nous vivons dans un pays, la France, à haute teneur étatique et à haute teneur protectrice. Ce n’est donc pas un hasard si le candidat de droite favori pour 2017, Alain Juppé, n’a de cesse de mettre en avant l’importance d’un Etat fort et protecteur des Français. Il sait que ce discours ouaté et formaté va rencontrer l’assentiment de la plupart des sensibilités politiques qui traversent l’opinion, laquelle n’imagine pas une seule seconde qu’on puisse sérieusement envisager de l’arracher à la tutelle de l’Etat qui paye au-delà de quelques minimes arrangements « macroniques ». Dans ces conditions, on pourrait s’imaginer que chez nous tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Or les violences qui ont bousculé le Comité central d’entreprise d’Air France lundi 5 octobre 2015 dernier viennent brouiller la belle image libertaire, égalitaire et fraternitaire d’une République à la fois dorlotée et apaisée. 

Air France est une ancienne compagnie nationalisée qui a bien du mal à s’adapter à la concurrence mondiale. Son cas met aux prises des dirigeants finalement acculés à un « Plan B » de 2 900 licenciements parce que le reste du monde du transport aérien continue à avancer, des salariés inquiets pour leur emploi mais intransigeants sur leurs avantages, acquis en d’autres temps, et des syndicats faiblement représentatifs et magouilleurs se croyant pourtant tout permis, y compris la casse et le coup de poing.

Il met surtout en évidence à quel point l’Etat français est en train de se prendre les pieds dans les diverses missions dont il se croit dépositaire et dont les intérêts ne sont pas forcément alignés :

  • Quelle cohérence y a-t-il à prétendre inverser une courbe du chômage qui ne fait que monter tout en refusant toute libéralisation du marché du travail, et tout en exhortant les salariés d’une entreprise dont l’Etat est actionnaire à accepter dans le calme le plan plutôt massif de licenciements ?
  • Quelle cohérence y a-t-il à inviter tout le monde à revenir gentiment à la table des négociations, alors que l’un des problèmes concurrentiels d’Air France réside dans les salaires dont une partie non négligeable s’appelle cotisations sociales, sachant qu’elles sont en France parmi les plus élevées de l’OCDE ?
  • Quelle cohérence y a-t-il pour l’Etat à être actionnaire de sociétés dont les intérêts sont contraires, en l’occurrence Air France et Aéroports de Paris, la première société payant des redevances en augmentation permanente à la seconde   ?
  • Quelle cohérence y a-t-il à se vouloir le garant de l’état de droit tout en admettant que l’amnistie des syndicalistes casseurs pourrait être retenue dans certains cas exceptionnels, d’autant que la CGT est revenue à la charge sur ce sujet en juin ?
  • Quelle cohérence y a-t-il à faire du dialogue social une grande loi du quinquennat (surtout en paroles) s’il s’agit de ne plus le pratiquer quand l’Etat est actionnaire, tout en subventionnant largement les syndicats, en allant même jusqu’à prélever aux salariés une contribution syndicale obligatoire de 0,014 % sur leur salaire ?

Il n’y a bien sûr aucune cohérence. L’Etat représenté par François Hollande ainsi que son gouvernement montre une fois de plus qu’il est capable de tout et son contraire, sans vision, sans projet, sans repère et sans scrupule. Cette situation ne peut que déboucher sur l’arbitraire et la violence puisque l’Etat est parvenu à se trouver du côté de tout le monde tout en jonglant avec des intérêts contradictoires.

Après les violences de lundi, qui se sont soldées par sept personnes blessées dont une gravement, il n’est donc pas très étonnant d’entendre Olivier Besancenot du NPA (Nouveau parti anticapitaliste) déclarer que « ce serait plutôt aux salariés de porter plainte pour violence aggravée. » Opinion manifestement partagée par le Secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez. Pour lui, s’il y a violence, c’est d’abord la violence sociale qui fait que 2 900 personnes vont perdre leur emploi. « La violence sociale, il faudrait en parler un peu plus (…) perdre son boulot, ça, c’est violent », a-t-il expliqué hier sur France Info.

Piètre excuse selon moi, rien n’excuse jamais les actes de violence. Contrairement aux paroles et aux opinions, ils sont bel et bien passibles de poursuites judiciaires s’ils sont avérés. Il est à noter que parmi les 2 900 postes potentiellement supprimés, un certain nombre de suppressions seraient réalisées par des départs volontaires ou des non remplacements. De plus, bien d’autres personnes, du bas en haut de l’échelle hiérarchique, se sont trouvées un jour en entretien de licenciement. Ca ne s’est certainement pas passé dans la joie et la bonne humeur, mais elles ne se sont pas crues obligées de casser la gueule de leur patron (sauf mentalement, bien sûr).

Cependant, il reste exact que le chômage est  une véritable plaie de notre société, une plaie d’autant plus grande que le marché du travail que nous connaissons en France, avec toutes ses rigidités en termes de salaire minimum, de temps de travail et de licenciement, fait que les entreprises préfèrent ne pas embaucher, même en cas de besoin, plutôt que de n’avoir plus la latitude de licencier plus tard. A ce titre, il n’est pas exagéré de considérer que les politiques de l’emploi menées par ce gouvernement (et les précédents), qui se résument à des changements de méthode statistique, des embauches de fonctionnaires nationaux ou territoriaux et des emplois aidés, loin de participer au reflux du chômage, en sont plutôt le vecteur destructeur. S’il y a quelque part une violence sociale, elle est d’abord le fait d’un Etat trop lourd, trop présent et trop inadéquat dans le domaine économique.

Le Président de la République et le Premier ministre Manuel Valls ont fortement condamné les violences perpétrées à l’encontre des dirigeants d’Air France et de plusieurs vigiles. De leur côté, les syndicats et les salariés en appellent à l’Etat pour qu’il s’implique davantage dans le dossier et prenne ses responsabilités. Mais de quelles responsabilités parle-t-on ? Revenir à la situation de monopole d’Etat, renfloué en capital indépendamment de la réalité économique dès que le besoin s’en fait sentir ? Attendrir le « Plan B » par quelques subventions qui permettront de passer le cap sans rien résoudre ? Ou au contraire se retirer complètement d’Air France, abandonner le rôle d’Etat stratège, laisser l’entreprise s’adapter à son environnement, et s’occuper plutôt de faire baisser les prélèvements obligatoires, de libéraliser l’économie et le marché du travail, afin de renouer avec la production et la croissance, condition indispensable pour qu’un licenciement ne soit plus un drame humain, personnel et familial ?

Et puisqu’on parlait de violences physiques, il me semble que c’est le moment de se rappeler que sur ce plan-là non plus, l’Etat n’est pas notre ami, quelle que soit sa position aujourd’hui à propos d’Air France. Les manifestants de la « Manif pour Tous » en savent quelque chose. Nombreux sont ceux qui furent lourdement aspergés de gaz lacrymogènes par les policiers, l’un d’entre eux ayant été carrément condamné et incarcéré pour rébellion. Mais ceci reste sans conséquence trop grave par rapport à la mort du jeune militant écologiste, Rémi Fraisse, suite à un lancer de grenade offensive par un gendarme lors des manifestations de l’automne dernier contre le barrage de Sivens. Ce décès, le premier après celui de Malik Oussekine en 1986, est passé comme une lettre à la poste. Imaginons le scandale qu’il aurait causé si le gouvernement avait été de droite. Mais non, tout cela est très normal. L’Etat, entre les mains du « camp du bien » aujourd’hui, nous protège, et sa protection inclut le mariage pour tous contre coups de matraque et le barrage de Sivens, lui-même assez mal goupillé, contre grenades offensives mortelles.

Violence, incohérence, incompétence, ce n’est pas cet Etat dont rêvent les libéraux. Pour ces derniers, l’Etat vraiment libéral reconnait à chaque personne des droits naturels qui existent avant l’Etat et qui s’imposent à lui. Il s’agit de la vie, de la liberté et de la propriété. Dès lors, le rôle de l’Etat consiste à garantir ces droits naturels. C’est précisément lorsque l’Etat se met à vouloir contrôler certaines catégories de population et lorsqu’il se met à accorder des privilèges à d’autres qu’est lancée la course à la domination politique et que s’ouvre le champ des inégalités de traitement. Si, à un moment ou à un autre, des luttes catégorielles s’enclenchent, si à un moment ou à un autre l’homme devient un loup pour l’homme, c’est justement parce que l’Etat, sorti de son rôle de gardien de toute prédation, est devenu un acteur parmi d’autres de la vie de la société et exige, avec le monopole de la violence qui est le sien, de faire valoir ses droits contre les individus.

Avec le cas d’Air France, on assiste au spectacle de tous les défauts d’un Etat constitué non en représentant de ses membres, mais en concurrent. La République est d’autant moins apaisée qu’elle est trop dorlotée catégorie par catégorie, catégorie contre catégorie, l’Etat se prenant, par une terrible erreur, comme une catégorie de la société, en lutte parmi d’autres.


Violences CCE AFIllustration de couverture : Le DRH d’Air France, Xavier Broseta, est exfiltré du Comité central d’entreprise qui se tenait lundi 5 octobre 2015 dernier à Roissy, après s’être fait bousculer et arracher sa chemise par des manifestants de la CGT et de FO – Photo REUTERS / Jacky Naegelen.

5 réflexions sur “Baroud syndical, violence sociale et place de l’Etat

  1. Pingback: Violence, incohérence, incompétence : l’État n’est pas votre ami | Contrepoints

  2. Vous dites:

    « l’Etat est parvenu à se trouver du côté de tout le monde tout en jonglant avec des intérêts contradictoires. »

    Bon, ben euh… en gros il s’est acquitté de sa mission, non?

    Faut pas regarder l’Etat comme une Ferrari, superbe, magnifique et toujours égale à elle-même dans les virages, mais plutôt comme une sorte de 4×4 boueux et cabossé qui sillonne des routes sinueuses, mal encaissées en y laissant la moitié de sa carrosserie et de sa suspension, mais finalement, en tenant le coup.

    Le devise de l’Etat pourrait être « the show must go on », voyez?

  3. Bonjour,

    pardonnez mon ignorance mais je suis chercheur en gestion et ne m’intéresse que depuis très récemment aux questions que vous abordez dans ce blog. Pourriez-vous avoir la gentillesse de me préciser en quoi il est possible de définir la propriété comme un droit « naturel »? Cela m’aiderait beaucoup.

    Avec mes remerciements anticipés.

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