Frédéric BASTIAT : le libéralisme dans la peau

Après avoir visionné une intéressante vidéo de l’Institut Coppet sur les politiques de l’emploi analysées à travers les sophismes économiques dénoncés par l’économiste et homme politique libéral français Frédéric Bastiat (1801-1850), j’ai tapé par curiosité « Frédéric Bastiat » dans Google Recherche d’images. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que la très grande majorité d’entre elles nous présentaient un portrait de l’économiste associé à des citations traduites en anglais, preuve du vif intérêt qu’il suscite dans le monde anglo-saxon, preuve aussi de la relative indifférence dans laquelle il est tenu dans son propre pays.

Pourtant, Frédéric Bastiat disait par exemple que « trop de gens se placent au dessus de l’humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s’occuper d’elle » (dans La Loi, 1850) et il a écrit en 1845 un pamphlet intitulé « Pétition des fabricants de chandelles » (contre la concurrence du soleil) pour dénoncer le protectionnisme. On ne peut s’empêcher de trouver dans ces propos une résonance aigüe avec l’emprise croissante de l’Etat sur nos vies pour le premier exemple, et avec la récente fronde des taxis contre UberPOP pour le second. Il m’a donc semblé qu’il était temps de présenter Frédéric Bastiat aux lecteurs de ce blog.

Comme pour l’article sur Turgot, j’ai utilisé plusieurs sources que je donne en liens, ainsi que l’ouvrage collectif Aux sources du modèle libéral français (*).

Frédéric Bastiat est né en 1801 à Bayonne dans une famille de négociants qui connut une ascension sociale remarquable à la fin de l’Ancien régime et pendant les débuts de la Révolution française. L’Empire, avec le blocus continental imposé par Napoléon dans le but de ruiner l’Angleterre, va plonger la maison de commerce des Bastiat dans de grandes difficultés et donner au jeune Frédéric une première idée des méfaits des régimes politiques autoritaires et des entraves au commerce.

A partir de l’âge de treize ans, il suit les cours de l’école de Sorèze, établissement renommé qui se caractérisait par la grande diversité géographique, sociale et religieuse de ses élèves, ainsi que par un enseignement de qualité incluant les langues vivantes, l’art de la joute oratoire contradictoire, le sport et le théâtre, et des cours de comptabilité et d’initiation à la vie économique. De cette période d’apprentissage, Bastiat acquiert un esprit de tolérance et d’ouverture caractéristique de cet enseignement humaniste et libéral.

De retour à Bayonne en 1818, Bastiat rejoint le négoce familial et en tire trois grandes leçons :

· Il se rend compte que la pratique du commerce demande énormément de connaissances. Il étudie donc l’économie politique et lit Jean-Baptiste Say (1767-1832), industriel et auteur libéral français qui défend la théorie de l’offre, la liberté des prix et des échanges, ainsi que la limitation des pouvoirs de l’Etat.

· Ensuite, il en vient à reconsidérer la valeur de l’argent et de la richesse. « Dans les temps anciens » on apprenait que l’argent était méprisable, mais c’était l’argent de la naissance ou de la spoliation, tandis que dans les temps actuels, la richesse provient du travail et de l’épargne, qualités en rapport avec le sens des responsabilités des individus.

· Troisième enseignement, si le port de Bayonne est en déclin régulier depuis le blocus napoléonien,  c’est entièrement à cause du protectionnisme.

A partir de 1824, une expérience rurale dans un domaine de vignobles lui fait prendre conscience du poids dévastateur de la fiscalité et du rôle néfaste de la législation. Quelques années plus tard, en tant que juge de paix, il relaxe un aubergiste qui avait enfreint un arrêté municipal interdisant l’ouverture de tels établissements pendant les vêpres, considérant que « le respect de la religion et des moeurs échappe au domaine du pouvoir séculier. »

Muni de ces expériences, riche d’innombrables lectures qui lui ont fourni connaissances et méthode de raisonnement, Frédéric Bastiat est prêt à commencer sa vie publique d’économiste et d’homme politique résolument libéral. En 1844, il publie des articles dans le Journal des économistes qui lui apporteront une renommée nationale et internationale, puis en 1848, il devient député des Landes.

Il décède de la tuberculose à Rome en 1850. C’est pendant cette courte période de six ans qu’il publie la plupart de ses textes, tous orientés en faveur du libre-échange et de l’individu consommateur, et contre le protectionnisme, l’interventionnisme de l’Etat et la spoliation légale par l’impôt.

Au sein des économistes, libéraux ou non, Frédéric Bastiat occupe une place à part, éventuellement même une place de relégation,  parce que ses écrits, sous la forme de pamphlets, fables ou paraboles satiriques, sont très éloignés du style universitaire ou académique traditionnel. A contrario, c’est la raison pour laquelle le lecteur profane tel que moi les trouve accessibles, plaisants et particulièrement parlants. Sa méthode consiste le plus souvent à démonter des idées fausses (Sophismes économiques, 1845) et à montrer l’envers du décor (Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, 1850).

Le texte le plus célèbre des Sophismes économiques (1845) est La pétition des fabricants de chandelles. Dans une sorte de raisonnement par l’absurde, Bastiat y montre toute l’inanité des réglementations protectionnistes et la supériorité du libre-échange. Les fabricants de chandelles et de tous les produits d’éclairage se plaignent d’un implacable rival, le soleil, en ces termes :

« Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse (…) »

Ils demandent donc aux députés de procéder à des aménagements en leur faveur :

« Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, (etc…) en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice de (nos) belles industries. »

Leur argument consiste à dire que le besoin de lumière artificielle ainsi créé aura un effet favorable sur de multiples autres industries. La demande de suif encouragera l’industrie de l’huile qui encouragera l’agriculture, la pêche et le travail au fond des mines :

« Si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ? »

L’objection de Bastiat (en bleu), liée aux intérêts du consommateur, est présentée et vite balayée par les intérêts particuliers des fabricants et la croyance de l’Etat qu’en toute chose il doit protéger les emplois, surtout dans les secteurs en difficultés :

« Nous direz-vous que, si nous gagnons à cette protection, la France n’y gagnera point, parce que le consommateur en fera les frais ? »

« Vous n’avez plus le droit d’invoquer les intérêts du consommateur. Quand il s’est trouvé aux prises avec le producteur, en toutes circonstances vous l’avez sacrifié. – Vous l’avez fait pour encourager le travail, pour accroître le domaine du travail. Par le même motif, vous devez le faire encore. »

.
Dans le pamphlet L’Etat (1848), Frédéric Bastiat déplore que celui-ci ne soit qu’une « grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » alors qu’il devrait se contenter d’être « la force commune instituée, non pour être entre tous les citoyens un instrument d’oppression et de spoliation réciproque, mais, au contraire, pour garantir à chacun le sien, et faire régner la justice et la sécurité. »

Dans La Loi (1850), Bastiat montre que que ce qui devrait garantir les droits naturels des citoyens, c’est-à-dire la vie, la liberté et la propriété, est détourné au profit d’intérêts catégoriels justifiés par une fausse philanthropie. Pour Bastiat, la loi doit d’abord « empêcher que le droit de l’un n’usurpe le droit de l’autre. »

Enfin, dans Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas (1850), Bastiat examine douze situations de la vie politique et économique courante de son époque (et de la nôtre) allant de l’histoire de « la vitre cassée » au soutien aux Beaux-Arts, en passant par l’impôt, les travaux publics ou le rôle des machines. Dans chacun des cas, il explique que les mesures prises génèrent non seulement des effets visibles considérés comme souhaitables, mais également des effets pervers qu’on ne voit pas forcément au départ et qui vont contre l’intérêt général.

L’exemple de la « vitre cassée » lui sert à montrer que la destruction d’un bien, qu’on pourrait juger hâtivement bénéfique pour l’activité économique (il faudra bien qu’un vitrier la répare), ne crée en fait aucune valeur. Avec la somme d’argent de la réparation, le propriétaire de la vitre aurait pu s’acheter des chaussures, à la suite de quoi il se trouverait à la tête d’un patrimoine comptant une vitre en bon état et une paire de chaussures. Au lieu de quoi, il n’a qu’une vitre en bon état et pas de chaussures.

La vidéo ci-dessous (20 ‘) présente la conférence donnée par l’Institut Coppet le 12 septembre 2015 (dans le cadre de Students For Liberty) à propos de Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, appliqué aux politiques publiques de l’emploi :

Au-delà des aspects strictement économiques, Frédéric Bastiat fut également un infatigable défenseur des libertés et des droits individuels. Il combattit l’esclavage et la peine de mort, et en 1849 il chercha, sans succès, à faire reconnaître le droit de grève.

Aujourd’hui, Frédéric Bastiat est plus connu à l’étranger qu’en France. Cependant, il est un auteur majeur du libéralisme que tant Hayek, pour s’en prévaloir dans ses controverses avec Keynes, que Marx, pour en rejeter les thèses, ont abondamment cité. Margaret Thatcher le regardait comme l’un des économistes qui l’avait le plus influencée. Elle considérait notamment que :

« Bastiat nous a rappelé que le sens du pouvoir va des individus vers le haut, et non de l’État vers le bas. C’est un message de tous les temps. »

Voilà en effet une importante leçon qu’on aimerait rappeler à notre gouvernement et à nos élus en ces périodes de dépenses publiques inconsidérées, comblées par une fiscalité tout aussi inconsidérée en dépit de multiples promesses suspectes de réaliser des économies.


(*) Référence : Aux sources du modèle libéral français, Sous la direction d’Alain Madelin, Editions Perrin, 1997.


Bastiat 1Illustration de couverture : Gravure représentant Frédéric Bastiat, assortie d’une citation qui n’est pas sans nous faire réfléchir à nos 57,7 % de dépenses publiques ou nos 45 % de prélèvements obligatoires par rapport au PIB.

6 réflexions sur “Frédéric BASTIAT : le libéralisme dans la peau

  1. Très bon article, comme toujours.
    Bastiat devrait être enseigné systématiquement dans les cours d’économie au lycée. A la place on préfère faire lire aux élèves « Alternatives économiques » (également connu sous le nom d’Alternative à l’économie dans d’autres cercles). On connait le résultat.

  2. Excellente idée d’avoir mis en lien les textes.

    On aime l’alacrité du bonhomme et son style enlevé. Il a le pamphlet joyeux. Mais il ne faut pas non plus s’étonner qu’il n’ait laissé dans son sillage qu’un souvenir lointain, qui s’efface devant d’autres noms plus connus et persistants de la littératures économique ou de la philosophie politique, car c’est un utopiste.

    L’essentiel de sa pensée consiste souvent en des vœux que l’histoire de l’humanité n’a pas exaucés, et pour cause: ils relèvent purement et simplement de l’idéal utopique et de la conception mystique personnelle.

    Dans La Loi, il termine ainsi son pamphlet:

    « Dieu a mis aussi dans l’humanité tout ce qu’il faut pour qu’elle accomplisse ses destinées.
    Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière à se développer harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les empiriques et les organisateurs! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs tenailles! arrière leurs moyens artificiels! arrière leur atelier social, leur phalanstère, leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d’État, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur égalisation par l’impôt! Et puisqu’on a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu’on finisse par où l’on aurait dû commencer, qu’on repousse les systèmes qu’on mette enfin à l’épreuve la Liberté,— la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre. »

    En somme, Dieu a donné à l’homme tout ce dont il a besoin pour vivre et prospérer, il n’y a rien à rajouter ni rien à enlever, partant, inutile de nous compliquer la vie avec des institutions sophistiquées qui seront en réalité des chaines. Qu’on laisse enfin sa chance à la liberté et on verra bien qu’elle nous rendra plus heureux que toutes ces chimères qu’on nomme communisme, socialisme, Etat, etc.

    Est-ce un raisonnement qui lui permet d’affirmer cela? Non, un pur acte de foi en Dieu et son œuvre.

    Il faut resituer le contexte: En 1850, la révolution de 1848 vient d’avoir lieu et la France découvre qu’elle a un prolétariat, dans une douzaine d’année Victor Hugo publiera Les Misérables et Marx et Engels viennent d’écrire le Manifeste du Parti communiste. Et en 1867 le Capital.

    Donc, le mec plane un peu, avec Dieu, la divine providence et le demerden sie sich pour tout système social et politique. C’est pas ça qui va nourrir les masses et régler les défis que lance la société industrielle. Politiquement, la France hésite: dans 2 ans, le Second empire commence. On n’est pas à l’aube du socialisme. Il est un peu à côté de ses pompes, quand même, le Bastiat, là.

    • Je trouve curieux que vous bâtissiez tout votre argumentaire en fonction d’un passage qui relève en effet clairement plus du lyrisme littéraire (encore qu’il mette en évidence que l’individu a des droits naturels que moult organismes aimeraient bien diriger) que du raisonnement économique. Comme vous le dites, il est nécessaire de contextualiser (vous le faites, mais ça reste descriptif, on ne voit pas de conclusion), de faire la part des envolées lyriques et des arguments économiques et, enfin, de tirer les leçons pour aujourd’hui.

      • Le passage en question est sa conclusions, qui résume assez bien, je crois, l’ensemble du pamphlet. En tout cas on y voit l’une des idées centrales de l’auteur: la divine providence a pourvu à l’essentiel, laissons sa chance à la liberté individuelle, en tant que mode d’organisation sociale.

        Je ne m’attachais pas autant que cela à la question de la forme: le lyrisme de Bastiat est assez secondaire, et puis il est intrinsèque à son style pamphlétaire qui est, c’est d’ailleurs heureux, enthousiaste et gai. La Loi n’est pas une œuvre dont la lecture fait broyer du noir.

        Sur le fond, il exprime des conceptions qui sont celles d’un libertarien. Un Tocqueville – son contemporain – aurait pu le trouver trop exubérant et trop primesautier, sur-réagissant, si j’ose dire à l’évocation du doux nom de Liberté, sans mesurer qu’il échafaude un système philosophique qui convient sans doute pleinement à l’édification d’une morale individuelle, mais qui se révèle trop simpliste lorsqu’il s’agit de changer d’échelle et d’aborder le problème de la liberté et de l’individualisme sur le plan social et politique.

        En ce sens, ma critique n’était pas économique, mais se situait beaucoup plus sur le plan de la philosophie politique. Notre bon Bastiat n’a pas saisi que ce qu’il a élaboré est un magnifique code de conduite individuel, mais certainement pas un projet politique au sens plein du terme.

        Bastiat appartenait à cette génération d’hommes pour qui la liberté et l’individualisme n’étaient pas des concepts, mais des réalités vraies et objectives. Une fois qu’il avait constaté l’existence de l’individu et de sa liberté, et la réalité de leur puissance et de leur présence au monde, les questions d’organisation politique et sociale lui semblait non seulement subalternes, mais superfétatoires: fermer le ban, nous dit-il. L’homme est libre et cela suffit à son bonheur. Point de loi, ou un minimum, c’est-à-dire une poignée. Point de système, point de carcan ou de corset, rien qui puisse l’entraver.

        Tout le XIXième siècle va lui dire le contraire: là où Bastiat voyait une sorte de « fin de l’histoire », un minimaliste éclairé se fondant tout entier sur l’espoir que l’homme libre est capable de bien faire et de faire le bien, par lui-même et avec l’aide de la divine providence, tout le XIXième siècle lui répond que ce n’est pas la fin de la discussion sur la question sociale, mais bien le début.

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