Le sectarisme ne prend jamais de vacances

J’ai une amie, appelons-la Ghislaine, qui travaille dans une célèbre banque d’affaires de renommée mondiale, appelons-la Greenfield. Quand j’ai rencontré Ghislaine avant l’été, elle m’a raconté avec une anticipation réjouie combien elle attendait avec impatience ses prochaines vacances : elle partait faire la Haute-Route japonaise en ski de randonnée avec un groupe réuni par un guide spécialisé dans ce genre d’expédition originale. Quand j’ai eu l’occasion de lui reparler au téléphone récemment, je l’ai bien sûr interrogée sur ses vacances, m’attendant à une relation enthousiaste de son expérience. Eh bien, pas du tout. Ce qui devait être génial a tourné au cauchemar pour une seule et incroyable raison inexpiable, même en montagne, même en plein effort, même à l’autre bout de la planète : elle est banquière chez Greenfield. 

Depuis les quelque trente ans que je connais Ghislaine, elle est toujours soit en train de revenir d’une traversée Roscoff / Iles d’Aran (Irlande) ou Le Crouesty / Tanger, soit sur le point de partir pour un trek dans les Andes ou au Népal. C’est une sportive accomplie, navigatrice chevronnée et surtout ardente montagnarde particulièrement à l’aise en ski de rando. Elle se qualifie d’amateur, mais son niveau technique, sa forme physique et son expérience sont considérables.

Je ne fus donc pas très étonnée d’apprendre une fois de plus qu’elle repartait pour de nouvelles aventures, cette fois-ci au Japon. En ski de randonnée, il existe une course mythique en Europe, la Haute Route qui va de Chamonix à Zermatt en Suisse. La Haute Route japonaise en constitue une transposition dans les Alpes japonaises. Elle s’étend  du nord au sud entre Toyama, ville située sur la mer du Japon, et le Mont Fuji (alt. 3776 m) situé sur l’Océan Pacifique. Voir le lien Google Maps donné en lien sous le mot « japonaise ». Cette traversée se fait en deux semaines en comptant le voyage aller-retour depuis Paris et si j’en crois les descriptifs qu’on peut trouver sur internet, elle s’adresse à des skieurs confirmés dans ce type de randonnée. Il était précisé sur le site du guide que les dénivelés journaliers atteindraient environ 1000 mètres. Exactement le créneau de Ghislaine.

Je suis toujours très admirative devant ses multiples projets sportifs car elle mène par ailleurs une vie professionnelle particulièrement intense qui, en dehors de ses congés, lui laisse assez peu de temps libre. Loin du glamour des purs banquiers d’affaires qui s’occupent de rapprocher de très grandes entreprises entre elles ou de donner des conseils à des Etats à partir de carnets d’adresses particulièrement bien remplis, la banque Greenfield s’adonne aussi au métier du private equity, domaine financièrement pointu dans lequel Ghislaine opère. Elle gère des fonds qui investissent dans des sociétés européennes non cotées. Schématiquement, cela signifie qu’avec son équipe, elle doit trouver d’un côté des investisseurs disposés à apporter leur argent en ressource dans les fonds qu’elle gère, et de l’autre côté des sociétés dans lesquelles investir. Concrètement, c’est un travail qui consomme largement plus que les trente-cinq heures hebdomadaires légales et qui implique de très nombreux déplacements dans le monde entier.

Il se trouve justement qu’à la veille de son départ pour le Japon elle était en déplacement professionnel à Honk-Hong où elle avait fait un petit aller-retour de trois à quatre jours. Rétrospectivement, complètement déboussolée par l’ambiance peu sympathique, c’est un euphémisme, qui s’est rapidement installée autour d’elle, et cherchant des raisons objectives qui auraient pu contribuer à cela, elle admet volontiers qu’elle est arrivée fatiguée et qu’elle n’avait peut-être pas préparé son matériel avec toute l’attention voulue. Elle se reproche notamment d’avoir oublié sa boîte de Compeed (pansements réparateurs pour ampoules) et d’avoir opté, faute de temps, pour une paire de skis un peu ancienne qui n’était pas sa paire habituelle stockée dans les Alpes. Elle se dit aussi que son entraînement physique aurait pu être plus poussé, mais, toujours faute de temps, il consiste surtout pendant l’année à faire de la course à pied dans Paris. Sa dernière rando à ski remontait à l’hiver.

Quoi qu’il en soit, avant même d’avoir abordé l’épreuve sportive en tant que telle, elle fut accueillie dans le groupe par le qualificatif de « la banquière de chez Greenfield », avec tout ce que ce terme peut charrier de fantasmes sur le pouvoir et l’argent. Il se trouve malheureusement que dans les échanges de mails entre elle, le guide et les autres participants pour mettre au point les détails du séjour, elle a parfois utilisé son adresse professionnelle au bas de laquelle une signature automatique faisant référence à son employeur et son titre de General Manager ne pouvait pas passer inaperçue. Un autre reproche qu’elle se fait.

Hormis le guide, réputé très professionnel mais plutôt dur, son assistant japonais et mon amie, le groupe comprenait sept autres personnes, toutes françaises, toutes très entraînées et au mieux de leur forme. Toutes également issues de métiers de la fonction publique ou para-publique : il y avait par exemple un salarié d’EDF à temps partiel, un médecin du travail à temps partiel, un responsable logistique dans le milieu hospitalier etc.. S’il n’y a aucun inconvénient à se présenter comme médecin du travail à temps partiel pourquoi faudrait-il cacher qu’on est gérant d’un fonds private equity chez Greenfield ? De plus, sans vouloir minimiser le moins du monde les professions mentionnées ci-dessus, il est bien évident que la pression horaire n’est pas la même, surtout à temps partiel, et que de ce fait les possibilités d’entraînement ne sont pas non plus les mêmes. Comble de malchance, Ghislaine s’est aussi trouvée être la plus âgée du groupe. Tout pour plaire.

Elle a donc été isolée dès le départ. Après la première journée de rando qu’elle trouva particulièrement épuisante du fait de la chaleur et de la nécessité de s’adapter à un nouveau rythme, elle devint définitivement le boulet du groupe, celle qui traîne et qui n’est pas du tout au niveau. Comme si ses compagnons avaient trouvé un moyen de se rassurer sur eux-mêmes en lui faisant savoir qu’elle est peut-être une super capitaliste « de chez Greenfield » mais que là, dans ce domaine de la montagne où eux excellent, elle est vraiment nulle. Pour démythifier le mot « Greenfield », Ghislaine a expliqué qu’elle était une salariée parmi de nombreux autres au sein de la banque et elle a tenté de montrer en quoi consistait réellement son métier, en pure perte.

Chaque remarque, chaque phrase qu’elle pouvait prononcer était retournée à charge, chaque situation lui valait des réflexions désobligeantes. Exemples (et ça a duré quinze jours). Si elle mangeait un yaourt, on lui disait que forcément à son âge il faut lutter contre l’ostéoporose. Si elle faisait une suggestion, sur l’utilisation d’une corde dans un passage délicat par exemple, on lui répondait sèchement qu’à la banque c’était peut-être elle la chef, mais là, non. Elle était en permanence harcelée pour « bouger son cul » et systématiquement accusée de retarder le groupe. Mais c’était en fait beaucoup plus un prétexte à la dénigrer qu’une réalité de ses performances car le guide a trouvé moyen de se plaindre de son comportement jusque dans les boutiques de souvenirs du Mont Fuji où le groupe s’était arrêté avant de regagner Paris.

Ghislaine s’est sentie dans la position du cancre qui perd complètement confiance en lui à force de reproches et qui finit par assumer complètement son rôle de cancre en s’enfonçant toujours plus dans une spirale d’échec qui redouble les mauvaises remarques des autres. En tant que leader et décideur suprême, le guide a naturellement joué un rôle stratégique dans l’ambiance délétère qui a régné. Mais Ghislaine a quand même été très surprise de constater que tout le monde l’a suivi sans broncher dans son attitude sans fondement, souvent grossière et complètement dénuée de bienveillance.

Après quelques jours parfaitement insupportables, Ghislaine a décidé que, pour l’honneur, elle finirait cette randonnée, mais arrivée au bout du parcours, elle a abandonné ses skis et ses chaussures sur place et se demande maintenant si elle refera jamais de la montagne. Tout ce qu’elle aimait y trouver, les rencontres, l’effort, l’entraide, le partage, la découverte, est devenu sinistre à ses yeux. Elle est incapable de dire si c’était bien, si c’était beau, si ça valait le coup d’entreprendre un tel voyage, tant son expérience a été limitée à son statut de bouc-émissaire des préjugés et du sectarisme de ses compagnons de randonnée, tant elle s’est sentie épiée et critiquée à chaque instant et au moindre geste au point de ressentir une privation totale de liberté.

En France, on peut travailler dur et gagner honorablement chaque euro de son salaire, on n’est pas impunément banquière chez Greenfield. Le sectarisme, encore une exception française qui ne prend jamais de vacances et qui nous plombe.


Mont FujiIllustration de couverture : Mont Fuji (alt. 3776 m), Alpes japonaises. La Haute-Route japonaise est un parcours de ski de randonnée allant de Toyama au Mont Fuji.

3 réflexions sur “Le sectarisme ne prend jamais de vacances

  1. Désolé pour Ghislaine. Si les faits sont avérés, elle a été victime de harcèlement et elle peut légitimement chercher réparation. Une petite campagne de comm’ pour ruiner la réputation du guide me semble assez tentante. Mais bon, c’est pas beau de se venger… même si ça soulage!

    Alors surtout qu’elle ne déprime pas pour si peu: certes il y beaucoup d’abrutis dans le monde, qui adorent s’acharner sur un bouc émissaire, mais il y aussi beaucoup de personnes sympathiques avec qui passer la journée en montagne!

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