Le cas Baraque à frites (IV)

Ou : petite introduction à la gestion des risques de l’entreprise

Cet article est le quatrième et dernier (MAJ du 17 août 2015 : peut-être pas, finalement. Reste à parler stratégie…) de la série Baraque à frites. Il vient compléter les trois précédents épisodes qui se proposaient de présenter aussi simplement et précisément que possible les tenants et aboutissants de la gestion d’une entreprise fictive, la Baraque à frites d’Arnaud Montebourg, à travers ses documents comptables principaux, c’est à dire le compte de résultat, le bilan et le tableau des flux financiers, dans le contexte de situations de gestion spécifiques. Pour en prendre connaissance, se reporter aux Cas I, II et III.

Dans une ultime publication, je vous propose de faire le tour des risques classiques encourus par une entreprise : comment les identifier, comment les couvrir, comment les réparer s’il y a lieu. 

Toute existence est porteuse de risque et les entreprises n’échappent pas à cette règle immuable. Dès l’instant où Arnaud Montebourg a décidé d’ouvrir sa baraque à frites, il est entré dans le domaine du risque inhérent à l’entrepreneur. Au moment de se lancer, il se dit : Et si mon affaire ne marchait pas ? Et si le marché que j’ai identifié scrupuleusement n’existait pas ? Et ensuite il se dit : Et si mon marché venait à disparaître, sous l’effet d’une réglementation nouvelle interdisant les frites ou la vente en plein air etc …, ou si la recherche médicale incriminait la friture dans telle ou telle maladie, ou encore si une nouvelle technologie permettait d’obtenir le même genre de produit par un tout autre procédé ?

Face à ce risque existentiel, pas de recours sauf l’inventivité, la sagacité, l’adaptabilité et l’audace de l’entrepreneur. En réalité, on est là au coeur même de la vie du chef d’entreprise. Elle se distingue totalement de la vie des administrations dans la mesure où elle n’est pas faite uniquement d’exécution, mais de décisions permanentes qui engagent l’avenir.

Cependant, en plus du risque existentiel, dans le détail des opérations quotidiennes d’une entreprise, il existe des risques opérationnels courants dont on peut se protéger et qu’on peut ranger dans deux catégories (ma nomenclature) : les risques assurables qui seront gérés par des compagnies d’assurance et les risques avec contrepartie qui seront gérés par des banques ou des marchés organisés.

Un risque assurable présente avant tout un caractère aléatoire, par exemple la survenance d’un vol ou d’un incendie. Il doit également être futur, indépendant de la volonté de l’assuré, non contraire à la loi, assez courant pour qu’on puisse en calculer la probabilité d’occurrence, tout en n’étant pas trop courant au point d’en devenir certain. Enfin, il doit être réel, c’est-à-dire porter sur un bien ou un service qui existe.

Dans l’univers de l’entreprise, les risques assurables se déclinent en quatre grandes familles, plus une nouveauté, la fraude au Président, qui relève en principe de la famille numéro 1 :

1. Le risque « property damage » ou risque dommage aux biens : incendie, vol, explosion, inondation etc… qui affectent les actifs de l’entreprise. Ce risque est généralement toujours complété par le risque de pertes d’exploitation pendant le temps de reconstitution de l’actif.

2. Le risque de responsabilité civile qui concerne les dommages causés aux tiers. Dans le cas de la Baraque à frites, on peut imaginer la situation où un client tombe gravement malade ou décède suite à la consommation des frites dont certaines barquettes contenaient un produit dangereux, ou bien un incendie de voitures garées sur le parking de la Baraque à frites suite à l’explosion de la friteuse. Ces risques 1 et 2 sont en quelque sorte l’équivalent pour les entreprises de nos assurances multirisques habitation.

3. Le risque d’impayé de la part d’un client : il s’agit de se couvrir contre l’insolvabilité d’un client via une assurance crédit. Il existe dans le monde trois grandes compagnies spécialisées qui pratiquent ce type d’assurance : la Coface, Euler Hermes et Atradius.

4. Plus rare, le risque homme-clef : lorsqu’une entreprise est très dépendante dans son fonctionnement d’une seule personne, souvent le dirigeant, il arrive que les établissements bancaires qui accordent des lignes de crédit exigent que leurs engagements soient couverts en cas de décès ou invalidité du chef d’entreprise. Ce sera indubitablement le cas pour Arnaud Monteboug, seul maître à bord de sa Baraque à frites.

Très en vogue en ce moment : le risque de la fraude au Président. Cette arnaque est de plus en plus fréquente depuis environ deux ans. Michelin en a fait les frais pour 1,6 millions d’euros en novembre 2014. Le principe est maintenant bien connu : par téléphone, un individu se fait passer pour le Président ou l’un des directeurs d’une société auprès d’un comptable d’un grade peu élevé dans hiérarchie, et lui demande avec autorité de faire un virement urgent vers un pays étranger dans le cadre d’une opération soi-disant très confidentielle.

L’entreprise va faire de son mieux pour se protéger contre ces risques. D’une part elle va être vigilante sur sa sécurité afin d’en réduire la probabilité de survenance, en installant des détecteurs de fumée dans ses entrepôts par exemple, et également en se dotant de moyens de limitation des dommages, en installant cette fois des sprinklers dans ses entrepôts afin de pouvoir noyer l’incendie sous un déluge organisé. D’autre part elle va faire appel à un assureur afin d’être indemnisée en cas de sinistre et ne pas avoir à supporter dans ses comptes l’intégralité du coût financier du dommage.

La compagnie d’assurance va identifier et délimiter le risque pris en charge, elle va en calculer la probabilité à partir de son expérience et de tables de sinistres tenues à jour par la profession, ce qui va lui permettre de déterminer la prime annuelle que l’entreprise devra acquitter et fixer les niveaux de franchises et les limites d’indemnisation.

Les risques liés à l’évolution des prix de certaines matières (premières ou manufacturées) ou à celle des cours des devises et des taux d’intérêt ne sont pas considérés comme assurables au sens propre. C’est ma catégorie des risques avec contrepartie dits aussi parfois risques de marché. Pour ces fluctuations qui peuvent avoir un impact dévastateur sur un compte de résultat, la couverture consiste à trouver d’autres parties dont les expositions sont inverses de celles de l’entreprise. Cela n’a rien d’absurde, l’ensemble du système des échanges est basé sur ces positions inverses : Zara vend des robes et moi je les achète.

Dans les trois cas – matières, devises et taux – l’entreprise va fixer par avance un prix de vente ou un prix d’achat, selon son point de vue, avec un banquier ou un marché organisé. Son engagement sera ferme ou seulement optionnel.

En ce qui concerne spécifiquement la Baraque à frites, on peut supposer qu’elle doit faire face à un risque sur la matière première que sont les pommes de terre, ainsi que sur les devises si elle se voit proposer des approvisionnements dans une monnaie autre que l’euro. Prenons pour exemple une couverture sur le prix des achats de pomme de terre en euro.

Actuellement, la baraque à frites s’approvisionne au prix de 1 €/kg. Arnaud Montebourg pense que ce n’est pas cher et que le cours de la pomme de terre risque de monter dans les semaines qui viennent. Les journaux et commentateurs économiques n’hésitent pas à envisager un prix de 1,50 € à brève échéance compte tenu des mauvaises récoltes de la saison. En conséquence, Arnaud Montebourg achète à terme d’une période une quantité donnée au prix de 1 € :

– Cas 1 : Si à terme le prix de marché est supérieur à 1 €, par exemple 1,50 €, la contrepartie va verser à la Baraque à frites le prix de marché – 1 €, soit 0,50 €. Arnaud Montebourg va alors aller sur le marché pour acheter ses pommes de terre à 1,50 €, qui lui reviendront finalement à 1 € compte tenu du versement de la contrepartie.

– Cas 2 : Si à terme le prix de marché est inférieur à 1 €, par exemple 0,50 €, la Baraque à frites devra payer à la contrepartie 1 € – le prix de marché, soit 0,50 €. Arnaud Montebourg ira ensuite dans le marché pour  acheter les pommes de terre à 0,50 €, qui lui reviendront finalement à 1 € compte tenu du versement qu’il a dû faire à sa contrepartie. Dans les deux cas, l’un favorable (cas 1) et l’autre défavorable (cas 2), Arnaud Montebourg est certain de pouvoir s’approvisionner à 1 €.

Si la Baraque à frites avait choisi une couverture optionnelle plutôt que l’engagement ferme décrit ci-dessus, elle aurait payé une prime pour avoir le droit d’exercer son option d’achat. Dans le Cas 1, les pommes de terre reviennent à 1 € + prime, tandis que dans le Cas 2, on n’exerce pas l’option, mais on a quand même payé la prime et les pommes de terre reviennent à 0,50 € + prime.

Le choix entre l’achat à terme avec engagement ferme ou avec option dépend de la capacité à trouver de l’option, du montant de la prime et de la confiance qu’on a dans l’évolution des prix entre le Cas 1 et le Cas 2.

A propos de la couverture du risque sur le prix des matières premières, il faut également tenir compte d’un risque appelé risque de base : il est fréquent qu’une matière donnée soit constituée de plusieurs variétés différentes tandis que bien souvent une seule est cotée sur un marché à terme.

Si l’on prolonge l’exemple fictif des pommes de terre, on peut dire qu’il existe les variétés Roseval, Ratte du Touquet, Pompadour et Gourmandine. Seule cette dernière est cotée à terme. Le risque de base consiste en la variation de l’écart de prix entre les trois premières variétés et la variété cotée. Si l’on utilise une variété non cotée, il convient d’être conscient que l’efficacité de la couverture pourrait être amoindrie par l’évolution relative des prix entre la variété cotée et la variété effectivement utilisée.

Pour conclure, j’aimerais préciser que le fait de s’assurer contre un risque assurable ou couvrir un risque avec contrepartie constitue aussi une prise de risque.

Au moment de quitter l’entreprise, le dirigeant se dira peut-être : Cela fait trente ans que je paie à fonds perdus des primes « property damage » et il ne m’est jamais rien arrivé. De la même façon, le patron d’une compagnie aérienne qui a couvert ses achats de kérosène à 100 $ le baril en pensant que le cours serait bientôt à 150 $ se dit maintenant qu’il a été bien bête, vu que le prix est tombé contre toutes attentes à 50 $ et qu’il continue de subir les conséquences de sa couverture à 100 $.

Toute la question est de savoir quel est le montant de risque qu’on est prêt à absorber dans son compte de résultat. Toute l’opération consiste à échanger un avenir incertain contre un avenir parfois moins favorable a posteriori, mais sans surprise.


IMG_6500Illustration : photo extraite du site
http://www.emmanuelkormann.com/racine/article/frites

4 réflexions sur “Le cas Baraque à frites (IV)

  1. Elle est sympa cette baraque à frites… ce serait bien d’avoir la suite! 🙂 Stratégie, ressources humaines (Arnaud Montebourg n’est sans doute plus seul à bord, puisqu’il y a aussi l’exploitant des « Moules du Carlton »), etc.

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