Le cas Baraque à frites (III)

Previously on the Baraque à frites :

Cet article est la suite des Cas de la Baraque à frites (I) et (II) dans lesquels j’avais pour objectif d’expliquer le fonctionnement économique d’une entreprise à travers trois situations simples mais représentatives rencontrées par une entreprise fictive, la Baraque à frites d’Arnaud Montebourg. Je ne reviens pas sur les hypothèses accumulées dans les Situations 1 à 3. On pourra se reporter aux deux précédents épisodes pour en prendre connaissance. Dans ce nouvel article, je vais essayer de présenter le plus simplement possible un processus d’acquisition.

Situation 4 :

Au cours de la période 1, Arnaud Montebourg, qui tient un tableau de bord de son activité, se rend compte que la Baraque à frites marche plutôt bien. Son objectif de vente de 200 kg de frites dans la période devrait être tenu sans problème. En discutant avec ses clients et en observant quelques concurrents, il se rend également compte qu’il pourrait renforcer l’attractivité de son affaire en y adjoignant la production et la vente de moules marinières, activité dont il ignore à peu près tout. Après réflexion, il estime que le mieux serait de racheter une entreprise engagée dans cette industrie, histoire de récupérer à la fois le savoir-faire, les équipements et les clients.

Il prend des renseignements à droite et à gauche sur les sociétés à vendre dans ce secteur et, parmi deux ou trois autres cibles candidates à la reprise, son intérêt se porte sur l’entreprise Les Moules du Carlton qui appartient à son ami Dodo la Finance apparemment pressé de vendre pour passer à autre chose. Elle correspond à ce qu’il cherche, avec en plus l’avantage d’être localisée de l’autre côté du parking Habitat qui accueille la Baraque à frites. Il sera aisé d’y envoyer les clients de la friterie, qui avaient plutôt tendance à acheter des saucisses chaudes à la station-service du parking.

Arnaud Montebourg va donc maintenant se livrer à une analyse financière des Moules du Carlton afin de savoir si cette acquisition vaut la peine d’être faite et, si oui, à quel prix. On appelle cette étape de l’acquisition la phase de due diligence. Pour cela, il demande à se faire communiquer les documents comptables de l’entreprise visée, ainsi que d’autres documents tels que le business plan sur les périodes à venir, la liste des clients etc…

L’analyse financière est un métier qui peut se pratiquer selon deux points de vue : 1. Le point de vue de la rentabilité de l’entreprise dans une perspective de rachat par exemple, c’est le point de vue d’Arnaud Montebourg, ou dans une perspective de placements boursiers. Et 2. le point de vue de la solvabilité de l’entreprise dans la perspective d’accorder un nouveau prêt par exemple, c’est le point de vue des banquiers et de tout bailleur de fonds en général.

Dans la Situation 4, on garde toutes les hypothèses de la Situation 3 concernant la Baraque à frites. On suppose que l’acquisition se fera le dernier jour de la période 1 à minuit et que le financement s’effectuera intégralement avec les ressources propres de l’entreprise, c’est à dire avec l’argent disponible sur le compte en banque. Dans la réalité, le processus d’acquisition se double le plus souvent d’une recherche de financement.

La société Les Moules du Carlton a fait parvenir les états comptables suivants, ainsi que le récit correspondant :

L’entreprise a été constituée le premier jour de la période 1 avec un capital social de 100 € qui a permis d’acheter une machine à 50 € amortissable linéairement sur 5 périodes, soit une charge de 10 € par période, et 50 kg de moules à 1 €/kg payés au comptant à hauteur de 50 %. Les 50 kg sont transformés et vendus entièrement dans la période au prix de 4 €/kg, dont 50 % au comptant. Il n’y a aucun stock. L’impôt sur les sociétés de 30 % est payé à la période suivante.

Les Moules du Carlton – Compte de résultat Période 1
Chiffre d’Affaires (ventes 50 kg à 4 €) 200
– Achats (50 kg à 1 €) -50
+ variation des stocks /
= Excédent brut d’exploitation ou EBITDA 150
– Dotation aux amortissements -10
= Résultat d’exploitation ou EBIT   140
– Frais financiers : pas de dette donc 0 /
= Résultat avant IS     140
– Impôt sociétés (30 %)     -42
= Résultat Net     98
Les Moules du Carlton Initial Fin de
Bilan en €  – Situation 4       Période
Actif
Immobilisations 40
Stocks /
Créances clients 100
Compte en banque 100 125
TOTAL ACTIF   100 265
Passif
Capital social 100 100
Affectation du résultat 98
Dette long terme /
Dette fournisseurs 25
Dette fiscale 42
Découvert bancaire /
TOTAL PASSIF   100 265

A la lecture de tout ceci, Arnaud Montebourg se dit que Les Moules du Carlton comme la Baraque à frites devraient pouvoir améliorer substantiellement leurs résultats futurs grâce aux synergies qui seront à l’oeuvre entre la friterie et le stand de moules marinières. Il se dit aussi que le prix de vente de 4 €/kg pour les moules est plutôt un plancher du marché et qu’il pourrait le monter à 5 € sans difficulté. Il a calculé que s’il vend 75 kg de moules au lieu des 50 kg de la période 1 à 5 € au lieu de 4 €/kg, avec les mêmes conditions clients et fournisseurs, il pourrait doubler le résultat net des Moules du Carlton pour la période 2 (*). La machine inscrite au bilan est amortissable sur 5 périodes, mais elle pourra marcher pendant au moins 10 périodes. De ce fait, il n’y a pas de dépenses d’investissement long terme à prévoir d’ici un bon moment. L’affaire lui parait bonne, d’autant qu’il n’y a pas de dette et que le compte en banque est positif.

Arnaud Montebourg est ainsi décidé à acheter. Mais à quel prix ? C’est la question la plus épineuse. Dans la théorie financière, la valeur d’une entreprise est définie comme la valeur actuelle des flux futurs que l’entreprise sera capable de générer. Dans la pratique, le prix théorique à payer consiste en la valorisation des fonds propres plus les sommes du compte en banque ou moins la dette nette. D’après le bilan, Les Moules du Carlton ont des fonds propres comptables de 100 + 98 = 198 €, pas de dette, et un compte en banque positif de 125 €. Il faut donc : 1. évaluer la valeur « de marché » des fonds propres et 2. vérifier si le solde bancaire est une donnée récurrente de l’entreprise ou si ce solde n’est positif qu’une fois dans la période, à savoir le dernier jour, tel qu’indiqué au bilan de fin de période.

1. La société Les Moules du Carlton n’étant pas cotée en bourse, on ne peut pas connaître directement la valorisation de ses fonds propres. Par contre, Arnaud Montebourg a la possibilité de la comparer à des entreprises cotées qui évoluent dans le même secteur afin de voir quels sont les prix de marché et comment ceux-ci peuvent s’exprimer en fonction d’un multiple du résultat (EBITDA, EBIT ou Résultat Net suivant les cas).

Il en a trouvé trois : une chaîne de quarante mouleries situées sur la côte est des Etats-Unis, un restaurant belge diversifié dans les frites, les moules, les saucisses et la bière, et enfin une baraque à « Churros » en Espagne. Afin de pouvoir faire des comparaisons significatives non impactées par les différents taux d’impôt et par les différentes situations de financement (plus ou moins de dette), il va étudier le ratio (valeur boursière + dette nette)/EBIT (parce que la valeur boursière tient compte de la situation de financement). La chaîne américaine présente un multiple de 5, mais Arnaud Montebourg la juge beaucoup plus rentable et beaucoup moins risquée que Les Moules du Carlton du fait de sa taille. Le restaurant belge est coté 3 fois son EBIT, mais là aussi, reprendre ce multiple en l’état parait audacieux en raison de la taille, de la diversification et de la notoriété plus importante de l’établissement. Enfin, la baraque à churros est valorisé avec un multiple de 2. Même si le produit est complètement différent, la taille, l’organisation et la clientèle sont assez similaires.

Arnaud Montebourg trouve qu’un multiple de 2, ce ne serait pas mal. Dans cette hypothèse, les fonds propres des Moules du Carlton seraient valorisés 140 x 2 = 280 € à rapprocher de la valeur comptables de 198 €.

2. Pour être bien sûr que la situation de fin de période des Moules du Carlton n’a pas été « arrangée » par rapport au reste de la période ou que l’activité n’est pas soumise à une trop forte saisonnalité, Arnaud Montebourg se fait communiquer l’évolution du solde bancaire et des comptes stocks, clients et fournisseurs au cours de la période. Il en résulte que le solde bancaire moyen est plutôt de 95 €, les autres postes étant de leur côté assez stables (ce sont plutôt les postes de stocks qui sont à surveiller, et dans notre exemple il n’y en a pas).

Résultat des courses : Arnaud Montebourg va se présenter chez Dodo la Finance avec un air grave, lui dire qu’il a bien étudié le dossier, et que c’est loin de se présenter aussi gentiment qu’il le pensait. Bref, il va lui faire une proposition de rachat de 280 + 95 = 375 €. Dodo va sauter au plafond, dire que ces boîtes-là, qui marchent quasiment toutes seules, valent au moins 4 fois leur EBIT. Petite séance marchand de tapis. Arnaud veut bien aller jusqu’à 425 € mais à condition de payer 30 % de la somme à la fin de la période 2 sous réserve que l’EBIT de la période 2 soit au moins égal à celui de la période 1. Etc… etc… c’est ça une négociation. Finalement, ils se mettent d’accord pour un prix de 400 € payable en une fois à la signature de l’acte de cession.

On observe donc que le prix effectivement acquitté de 400 € est supérieur de 202 € à la valeur comptable des fonds propres. Cette différence s’appelle « écart d’acquisition » ou « goodwill » (un « badwill » serait la constatation d’un écart dans l’autre sens). Ce montant apparait à l’actif du bilan consolidé du groupe ainsi constitué. Précisons que les comptes consolidés représentent une entité économique virtuelle sans réalité juridique. En plus du goodwill, on obtient le bilan consolidé en additionnant poste à poste les deux bilans séparés, sauf les fonds propres qui sont uniquement ceux de la société qui achète, et sauf le compte en banque qui présente un solde diminué de la somme payée pour l’acquisition (525+125-400=250), méthode valable uniquement s’il n’y a pas d’opérations internes entre les deux entreprises, ce qui est le cas ici pour la période 1.

Si l’on faisait le bilan, après acquisition, de la Baraque à frites seule, on verrait apparaitre à l’actif un poste « participations » de 400 € tandis que le compte bancaire diminuerait de 400 €.

Bilan consolidé en € – Situation 4 Fin de
Groupe Montebourg Corp.       Période1
Actif
Goodwill 202
Immobilisations 400
Stocks 50
Créances clients 600
Compte en banque 250
TOTAL ACTIF     1502
Passif
Capital social 200
Affectation du résultat 518
Dette long terme 320
Dette fournisseurs 200
Dette fiscale 264
Découvert bancaire
TOTAL PASSIF     1502

Dans les normes comptables françaises, le goodwill s’amortit sur plusieurs périodes dans le compte de résultat. La durée n’est pas précisée mais les commissaires aux comptes font des recommandations en fonction du secteur etc.. C’est généralement entre 15 et 20 ans. Ce goodwill finit donc par disparaître. Dans les normes comptables IFRS évoquées dans le précédent article, on n’amortit pas le goodwill, mais on conduit périodiquement des tests destinés à vérifier s’il est toujours cohérent avec la valeur espérée de la société rachetée. Si l’on s’aperçoit qu’il est supérieur, il faut alors effectuer un « write-off » du goodwill, c’est à dire une dépréciation qui sera comptabilisée comme charge dans le compte de résultat. Cette approche par tests comporte une large part d’arbitraire. On s’aperçoit de plus que ces write-offs ont lieu par grandes vagues par place boursière : si une grande entreprise du Cac 40 le fait, elles s’y mettent toutes à sa suite.

Dans une situation d’acquisition, qui est à la fois un processus de découverte de l’entreprise et de convergence sur le prix, on oscille toujours entre théorie financière la plus pointue, calculs de coins de tables et ressenti des dirigeants qui, selon leur expérience, vont orienter leurs investigations de due diligence dans telle ou telle direction. Il est bien sûr indispensable que le propriétaire de la société cible, qu’il soit personne physique indépendante ou grand groupe, soit le plus transparent possible pour que l’opération puisse aboutir à la satisfaction des deux parties. Pour l’acheteur, les points à vérifier sont tellement nombreux, et parfois si divers (situation syndicale, situation écologique, réglementation spécifique s’il s’agit d’une cible évoluant dans un autre pays…) qu’il peut choisir de se faire assister de plusieurs conseils.


La Baraque à frites ayant décidé de s’approvisionner en pommes de terre aux Etats-Unis, une dernière situation sera présentée prochainement à propos de la couverture du risque de change. Pas d’engagement quant à la date de publication 🙂


(*) Selon les nouvelles hypothèses de prix et de volume, le Compte de résultat de la période 2 des Moules du Carlton s’établirait comme suit : Ventes (75 x 5) 375 – Achats (75 x 1) 75 – Amortissement 10 = EBIT 290 – IS 87 = Résultat Net 203.


Illustration : photo extraite du site
http://www.emmanuelkormann.com/racine/article/frites

6 réflexions sur “Le cas Baraque à frites (III)

    • Merci pour votre commentaire.
      Règles de base d’un business plan :
      – Faire d’abord la liste des données opérationnelles : je vais vendre tant de produit x à tel prix y avec telles et telles ressources (nombre de vendeurs, achats etc..)
      – Commencer par de l’annuel, passer ensuite à des périodes plus courtes et éventuellement une saisonnalité.
      – Toujours considérer ensemble le compte de résultat, le bilan et le cash flow pour rester cohérent.
      – Si utilisation d’excel, éviter les formules trop compliquées, séparer les données et les formules afin de pouvoir faire des simulations facilement.
      – C’est toujours de bien de compléter par une valorisation avec un DCF (Discounted Cash Flow).

  1. Pour compléter votre allusion je vous suggère : « Les moules du Carlton qui appartient à son ami Dodo la finance, et dont l’emblème est la déesse Kâah » … et là, si on on ne comprend pas, c’est grave 😉

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