L’arabe du Futur, il va à l’école !

Mise à jour du 5 octobre 2018 : Les tomes 2 et 3 de « L’Arabe du futur, une jeunesse au Moyen-Orient », qui couvrent la période 1984-1987, sont sortis en 2015 et 2016. Le Tome 4 qui va jusqu’en 1992 est disponible depuis  le 27 septembre 2018.


L’Arabe du futur, une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) est un roman graphique de Riad Sattouf qui a obtenu le Fauve d’Or du meilleur album au festival de la BD d’Angoulême le 1er février dernier. Le roman graphique est un genre très apprécié actuellement qui consiste à faire un récit souvent autobiographique à l’aide de dessins très simples de forme comme de couleur et dont les textes explicatifs sont abondants. La photo de couverture de cet article donne une idée du style en question. L’arabe du futur appartient à la même famille d’expression que les oeuvres de Guy Delisle (Pyongyang, Jérusalem) ou Marjane Satrapi (Persépolis). 

Après dix ans passé chez Charlie Hebdo, Riad Sattouf dessine maintenant chaque semaine dans le Nouvel Obs Les Cahiers d’Esther dont le style est indiscutablement très proche de celui de L’Arabe du Futur et dont l’héroïne est une fillette de neuf ans :

Plusieurs amis m’avaient parlé de cet ouvrage dès sa sortie en 2014 et j’avais lu dans la presse qu’il avait reçu un prix prestigieux dans l’univers de la BD, mais ce qui m’a véritablement attirée, c’est son titre. Dans l’expression « L’Arabe du Futur », il y a beaucoup d’espérance et un grand projet « printanier » qu’on a follement envie de voir se développer pour le meilleur des pays arabes.

La quatrième de couverture nous donne la trame du récit : « Ce livre raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez Al-Assad ». L’enfant blond, c’est Riad Sattouf lui-même, né en 1978 à Paris d’un père syrien de la région de Homs et d’une mère bretonne du Cap Fréhel. C’est lui qui, du haut de ses 4 à 6 ans, raconte l’histoire dont le héros est son père, Abdel-Razak.

Ce dernier est le rejeton d’une famille sunnite pauvre. Elève brillant, il a reçu une bourse pour étudier à la Sorbonne. Quand le récit débute, il travaille à sa thèse de doctorat en histoire contemporaine intitulée « L’opinion publique française à l’égard de l’Angleterre de 1912 à 1914. » Quelque peu enfiévré par son titre de Docteur, il se porte candidat pour un poste de Maître à l’Université de Tripoli et est accepté. C’est ainsi que la petite famille formée de Clémentine, la mère, Riad, le très jeune enfant et Abdel, le tout nouveau docteur, quitte Paris pour la Libye du Colonel Kadhafi.

1050259851001_3579782067001_3007-video-vsAbdel est un homme enthousiaste, peut-être même idéaliste, pour ne pas dire carrément rêveur. Il adorait Paris et rêve de grandes choses pour les pays arabes. Il est favorable au panarabisme socialiste prôné par Nasser (Egypte) et repris tant par Kadhafi (Libye) que par Assad (Syrie) ou Saddam Hussein (Irak). Il pense que l’homme arabe doit s’éduquer pour sortir de l’obscurantisme religieux (p. 11, voir dessin ci-dessus).

C’est ça l’Arabe du Futur, c’est un homme éduqué.

Mais dès l’arrivée à Tripoli, le rêve commence à se lézarder. Ils sont accueilli par « un type chauve, avec des verrues partout. » La maison qu’on leur propose est gratuite (normal : « dans l’Etat des masses populaires, les logements sont gratuits ») mais il pleut à l’intérieur et elle n’a pas de verrou, ce qui fait que n’importe qui vient s’y installer quand ils sont absents.

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Abdel a beau répéter que Kadhafi est un grand dirigeant arabe, le pays est peu soigné, les rues sont vides, les bâtiments se dégradent et il faut faire la queue pendant des heures dans des coopératives pour espérer rapporter quelques vivres et produits de première nécessité à la maison. Certaines semaines, il n’y a que des bananes, d’autres, on n’obtient que des oeufs (p. 23). Comme un petit air de Vénézuela d’aujourd’hui.

Le jeune Riad est particulièrement sensible aux odeurs. Tout le roman, en plus d’être graphique, est olfactif dans sa version la plus fétide : dans la queue de la coopérative, « les femmes sentaient la poussière et la sueur, …. les hommes sentaient très fort l’urine et la sueur » (p. 22).

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Clémentine a décroché un petit poste de speakerine dans une radio officielle en langue française. Elle doit lire un texte écrit par avance, tout à la gloire du grand Guide des masses populaires arabes libyennes. Un jour, elle ne peut s’empêcher de pouffer de rire en direct tant les propos sont ridicules et boursouflés (p. 32). L’expérience tourne court. Faut-il qu’elle soit amoureuse de son Abdel pour supporter la vie d’ennui et d’isolement qui est la sienne !

L’inquiétude d’Abdel grandit et il envisage de quitter la Libye plus tôt que prévu, d’autant que Kadhafi a promulgué de nouvelles lois obligeant les gens à changer d’emploi : « le paysan devait devenir instituteur et l’instituteur paysan »  (p. 47).

images-5Après un bref passage en France, Abdel et sa famille repartent, direction la Syrie, dans la petite ville d’origine de sa famille à proximité de Homs. Il a réussi à obtenir un poste de maître-assistant.

Si la description de la vie en Libye semblait déjà assez sinistre et peu chaleureuse, la vie dans la Syrie d’Hafez Al-Assad, ancien pilote de chasse qui a pris le pouvoir en 1970 suite à un coup d’Etat, prend une tournure particulièrement odieuse et violente, tant dans les rapports sociaux privés que sur le plan politique.

Accueilli plus ou moins bien par sa famille, Abdel apprend que son frère a vendu toutes ses propriétés et ne comptait nullement lui en rendre compte. Le jeune Riad est régulièrement pris à partie et battu par ses cousins ou des voisins qui le traitent de « Yaoudi » c’est à dire de juif en raison de sa blondeur.

De fait, les juifs sont les ennemis permanents, jusque dans les jouets des enfants : les figurines de soldats syriens ont des postures de guerriers valeureux, tandis que les soldats ennemis juifs sont présentés soit dans des attitudes fourbes ou bien morts empalés (p. 124). Quand les juifs ne sont pas la cible de la violence physique ou verbale, c’est au tour des chiens d’être utilisés comme un ballon, lancés au pied, pourchassés et pourfendus avec une fourche dans un assaut de tortures qui révulsent la pauvre Clémentine (p. 144).

Afin de préparer Riad pour l’école, ses cousins lui apprennent les rudiments indispensables pour y survivre, c’est à dire les insultes syriennes de base : « Fils de chien », tu peux le dire à propos de tout. Pour dire Non, tu dis « Lèche mon cul » et une autre insulte très pratique, c’est « Nique ta mère. » Par contre, pas question de s’en prendre au père de qui que ce soit, où que ce soit (p. 130).

images-1Comme la Libye, la Syrie est un pays où le culte de la personnalité du chef suprême s’étale partout. C’est aussi un pays de pénurie et de coupures d’électricité.

Mais pour Abdel, dont le rêve est en train de s’évanouir au profit d’une allégeance de plus en plus aveugle aux régimes autoritaires du socialisme arabe, « la Syrie est l’alliée de l’URSS. Quand les communistes auront gagné sur les capitalistes, tout ça va se remplir ! » explique-t-il en parlant des magasins désespérément vides de tout (p. 115).

Alors qu’ils reviennent d’une visite à Homs où Clémentine a trouvé à prix d’or un vieil exemplaire de Paris-Match caviardé et découpé par la censure, et qu’ils tracent leur chemin parmi les détritus et les rats qui courent partout (p. 113), ils passent devant un gibet (p. 117) où se balancent deux corps pendus. « C’est horrible, mais c’est nécessaire… c’est un exemple, comme ça les gens se tiennent tranquilles et obéissent… » déclare Abdel. A propos de religion et du Coran (p. 116), il venait d’expliquer à son fils : « Les chrétiens, pfff… à quoi ça sert d’être chrétien dans un pays musulman ? C’est de la provocation. » Les chrétiens d’Orient subissent aujourd’hui les effets épurateurs concrets de cette philosophie.

Abdel ne compte plus renoncer à la Syrie. Pour lui, Assad et Kadhafi sont bel et bien des dictateurs, « mais chez les Arabes, c’est différent. Il faut être dur avec eux » (p. 154). Après des vacances en France, il rappelle à son fils que maintenant il faut rentrer en Syrie, car « l’Arabe du futur, il va à l’école. » Riad, pourtant bien jeune, n’est pas enchanté. Invité à parler arabe devant des Français (p. 152), il explique qu’il n’aime pas faire ça, car « en arabe, il y a plein de sons qui n’existent pas en français. (Il trouve) que certains de ces sons pouvaient rappeler le bruit du vomissement… » Réflexion d’enfant ou expression d’une détestation profonde ?

C’est bien un enfant qui raconte, mais c’est le Riad Sattouf adulte d’aujourd’hui qui le fait parler. C’est le Riad Sattouf adulte d’aujourd’hui qui porte un regard noir sur ce qu’est devenu le rêve de L’Arabe du Futur.

La conjonction du socialisme le plus sclérosant sur une société rustique à la limite de la violence a débouché sur le primat de la forme religieuse, sur les guerres entre chiites et sunnites et sur le terrorisme islamiste aveugle qui secoue aujourd’hui avec une cruauté sans pareil les démocraties européennes, les communautés chrétiennes et juives du Moyen-Orient et les nombreux musulmans d’Afrique, d’Europe et d’Asie.

C’est le Riad Sattouf adulte d’aujourd’hui qui, à la lumière de ces souvenirs confrontés au monde de 2015, a choisi de vivre sans allégeance à ses origines, faisant sienne la formule de Salman Rushdie : « Un homme n’a pas de racines, il a des pieds. »


images-1L’Arabe du Futur, Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984), Roman graphique de Riad Sattouf, Allary Editions.

Quatrième de couverture : « Ce livre raconte l’histoire vraie d’un enfant blond et de sa famille dans la Libye de Kadhafi et la Syrie d’Hafez al-Assad. »

Plusieurs autres tomes sont prévus.

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