Le cas Baraque à frites (II)

Cet article fait suite à ma précédente publication Le cas de la Baraque à frites (I) de mercredi 25 mars dernier. En la postant sur les réseaux sociaux, j’avais rajouté une petite punch line d’accroche : “Corporate Finance expliquée à ma fille”. Comme indiqué alors, il s’agit en effet d’expliquer le fonctionnement économique d’une entreprise à travers les situations simples mais représentatives rencontrées par une entreprise fictive, la Baraque à frites d’Arnaud Montebourg.

Il me semble que pour aborder cette nouvelle étape, il est préférable de lire d’abord l’épisode I, dans lequel j’avais développé deux situations sur lesquelles j’aimerais revenir.

Je parle d’expliquer le fonctionnement économique d’une entreprise, mais je le fais avec le compte de résultat et le bilan qui sont des documents comptables. On en voit la différence entre mes situations 1 et 2. La première, qui n’existe dans la vraie vie que dans le cadre d’une braderie ou d’une buvette temporaire, fait coïncider exactement le solde du compte en banque avec le résultat comptable de la période : j’avais 200 € sur mon compte, j’ai gagné 560 €, j’ai maintenant 760 € en banque.

La seconde, qui introduit un délai temporel entre les achats ou ventes et les paiements, opère un décalage entre le compte en banque et le résultat : j’avais 200 € au départ, j’ai gagné comptablement 560 €, mais je n’ai que 625 € sur mon compte en fin de période.

La différence, c’est précisément le BFR de 135 € qui, vu sous l’angle des flux de la période (et non plus sous l’angle des stocks comme expliqué dans l’article précédent), correspond à toutes les sommes qui sont “en l’air” du fait que je n’ai pas payé intégralement mon impôt et mes fournisseurs et que mes clients me doivent encore de l’argent. Ces 135 € ne seront véritablement encaissés, et ne viendront confirmer concrètement mon résultat de 560 €, que si mes opérations clients, fournisseurs et Trésor public se dénouent comme prévu.

Tout cela pour dire que la comptabilité est une norme visant à rendre compte au mieux des réalités économiques, mais qu’elle est d’une part très éloignée des flux réels de trésorerie et que d’autre part quand je dis une norme, je suis modeste, il existe plusieurs normes comptables suivant les pays.

Vous ne le savez peut-être pas, mais les grands cabinets d’audit comptables ont tous un département de la “doctrine” dans lequel les auditeurs réfléchissent quasi philosophiquement, pratiquement dans la position du penseur de Rodin, à la façon de passer les écritures comptables de telle ou telle situation économique spécifique. Même une notion apparemment aussi simple que la constatation du chiffre d’affaires peut donner lieu à une belle prise de tête.


Situation 3 :

Peu enthousiaste à l’idée de débiter ses frites à la main lui-même, ce qui ne serait guère productif, Arnaud Montebourg envisage d’acheter une découpeuse dont le prix est de 400 €. Ne pouvant augmenter son apport en capital au-delà des 200 € déjà mentionnés, il va voir son banquier afin d’obtenir un prêt de 400 €. C’est chose faite assez rapidement grâce à un business plan solide comme de l’acier lorrain et à la confiance qu’il a été capable d’inspirer au comité de crédit devant statuer sur sa demande.

Dans la Situation 3, on garde toutes les hypothèses de la Situation 2 et on rajoute une dette long terme de 400 € à taux fixe de 5 % pour une durée de 5 périodes. On suppose que les 400 € sont disponibles le premier jour de la période et que les intérêts et le remboursement en capital sont payés le dernier jour de la période.

Tableau A d’amortissement de la dette long terme :

Période 1 Période 2 Période 3 Période 4 Période 5
Rembt capital à la fin de chaque période € 80 80 80 80 80
Capital restant dû à la fin de chaque période 320 240 160 80 0
Intérêts à payer à la fin de chaque période en € 20 16 12 8 4

Cette dette long terme sert à acheter un équipement, la découpeuse, qui va se trouver à l’actif du bilan dans la rubrique Immobilisations long terme. Comme on peut supposer qu’elle va durer plus longtemps qu’une période, on va répartir son coût sur plusieurs périodes, c’est-à-dire qu’on va l’amortir en appliquant une norme comptable : amortissement linéaire sur 10 ans. Dans le compte de résultat, il faudra donc intégrer un coût de la découpeuse (ou dotation aux amortissements) égal à 40 € par période.

Tableau B d’amortissement des immobilisations (valeurs de fin de période) :

A la fin de la Période 10 qui n’apparait pas dans le tableau, les immobilisations nettes sont égales à zéro.

Période 1 Période 2 Période 3 Période 4 Période 5
Immobilisations brutes 400 400 400 400 400
Dotation aux amortissements (cpte de résultat) € 40 40 40 40 40
Immobilisations nettes (bilan) 360 320 280 240 200

Selon toutes ces hypothèses, le bilan initial de la Situation 3 est inchangé par rapport à celui des Situations 1 et 2 :

ACTIF Compte en banque 200 PASSIF Capital social 200

En revanche, le compte de résultat est minoré par deux postes de charges supplémentaires par rapport à la Situation 2 : la dotation aux amortissements pour utilisation de la découpeuse de 40 € et les frais financiers de 20 € correspondant aux intérêts de la dette.

Compte de résultat en €    
Chiffre d’Affaires (ventes 200 kg à 5 €) 1000
– Achats (250 kg à 1 €) -250
+ variation des stocks de PdT de 0 à 50 kg 50
= Excédent brut d’exploitation ou EBITDA 800
+ Reprise provisions  sans objet  /
– Dotation aux amortissements -40
= Résultat d’exploitation ou EBIT   760
+ Produits financiers  sans objet  /
– Frais financiers (intérêts périodiques de la dette) -20
= Résultat avant Impôt 740
– Impôt sociétés (30 %) -222
= Résultat net     518

Le passif du bilan final de la Situation 3 comprend le capital social de 200 €, l’affectation du résultat net qui est maintenant de 518 €, la dette fournisseurs de 175 € comme dans la Situation 2, la dette fiscale qui se monte maintenant à 222 € compte tenu du nouveau résultat avant impôt de 740 €, et un nouveau poste de dette long terme (voir Tableau A ci-dessus) correspondant au capital restant dû en fin de période sur le prêt de 400 € consenti par la banque pour acheter la découpeuse.

L’actif est composé des stocks de pommes de terre de 50 € et des créances sur les clients de 500 € comme dans la Situation 2. Il comprend de plus une nouvelle rubrique d’immobilisations long terme en raison de l’investissement dans la découpeuse. A la fin de la période, cet actif est valorisé comptablement à hauteur de 400 € (prix d’achat) – 40 € (amortissement de la période), soit 360 € comme indiqué dans le tableau B d’amortissement des immobilisations ci-dessus.

Enfin, le compte en banque présente un solde positif de 525 € constitué comme suit : + 200 € de capital social + 400 € de prêt bancaire – 400 € pour acheter la découpeuse – 75 € pour acheter au comptant les 30 % de pommes de terre + 500 € payés au comptant par les clients – 80 € de remboursement en capital du prêt – 20 € d’intérêts du prêt. A l’issue de ces calculs, Arnaud Montebourg est content, son bilan est équilibré.

Bilan en € Situation 3   Initial Fin de
        Période
Actif        
 
Immobilisations     360
Stocks       50
Créances clients     500
Compte en banque   200 525
TOTAL ACTIF   200 1435
         
Passif        
         
Capital social   200 200
Affectation du résultat     518
Dette long terme     320
Dette fournisseurs     175
Dette fiscale     222
Découvert bancaire    sans objet  /
TOTAL PASSIF   200 1435

La Situation 3 permet d’aborder les différents niveaux de résultats qui apparaissent dans le compte de résultat.

– L’excédent brut d’exploitation ou EBE, qui se dit aussi EBITDA en anglais, soit “earnings before interest, taxes, depreciation and amortization” c’est à dire “bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement” : c’est un indicateur des liquidités générées par l’entreprise, indépendamment de la politique d’amortissement et de la prise en compte de la politique financière. Dans notre exemple, il est de 800 € dans toutes les Situations, car il se situe avant qu’on parle du prêt bancaire et de l’immobilisation de la découpeuse. Les analystes financiers aiment beaucoup l’EBITDA pour se faire une idée sur une entreprise car ils le considèrent comme peu manipulable, alors que le choix d’une méthode d’amortissement plutôt qu’une autre peut changer considérablement la face des choses.

Cependant, la lecture des rapports annuels des sociétés ne permet pas toujours d’isoler ce niveau de résultat, alors que le niveau suivant, l’EBIT, est généralement toujours mis en évidence. De plus, par définition, l’EBITDA ne tient pas compte du coût des immobilisations longues (machines, marques, brevets, software…) dans la production. Par exemple, pour une compagnie aérienne, dont les avions constituent l’essentiel des actifs, l’EBITDA ne permet pas de rendre compte de l’important coût de production que représentent les amortissements (sauf cas d’avions loués qui n’apparaissent pas au bilan, les loyers étant généralement inclus dans l’EBITDA).

– Le résultat d’exploitation ou EBIT en anglais, c’est-à-dire bénéfice avant intérêts et impôts : par rapport à l’EBITDA, il intègre les amortissements des immobilisations et éventuellement les dépréciations d’actifs. Mais il est calculé avant les choix de financement. Dans notre Situation 3, le ratio EBIT/CA, c’est-à-dire un taux de marge par rapport au chiffre d’affaires, est de 760/1000 soit 76 %, ce qui est assez rare (mais Arnaud Montebourg est très fort et n’oublions pas que sa belle-mère lui a prêté sa friteuse et Habitat sa caravane). Pour se faire une idée de la valeur de ce ratio suivant les grands types d’industrie, on peut chercher société par société dans Boursorama ou Google Finance. Pour LVMH on trouve un ratio de 17,6 %, pour Alstom 4,9 %, pour Carrefour 3,5 %, pour Apple 29 %, pour Facebook 40 %, pour Amazon 0,2 % et pour Twitter – 38 %.

Parmi les grands systèmes comptables en vigueur, on peut citer les US GAAPS (generally accepted accounting principles) qui sont utilisés essentiellement aux États-Unis, les normes IFRS (international financial reporting system) qui constituent un effort des européens pour établir un référentiel susceptible de résister face à la prééminence des US GAAPS, et la myriade des normes comptables nationales, dont les normes comptables françaises. Il s’agit bien de “résister” à la prééminence américaine, car chaque zone géographique cherche à pousser un système comptable cohérent avec son tissu économique. Il en résulte que les chiffres donnés par les entreprises de différents pays ne sont pas directement comparables sans retraitements préliminaires plus ou moins faciles à réaliser.

La Situation 3 permet également d’observer les effets d’un financement par de la dette plutôt qu’avec des fonds propres. Dans mon exemple, j’ai choisi, pour faire simple au niveau des comptes, de ne pas modifier le volume de frites vendues ni le prix de vente. On constate donc une baisse de résultat en raison des charges supplémentaires d’intérêts et d’amortissement. Mais en principe, un investissement de cette nature, qui améliore le processus de production, est fait dans le but d’accroître le résultat de l’entreprise. Si tout se passe bien, on observera donc un résultat supérieur pour des fonds propres identiques, c’est-à-dire une amélioration de la rentabilité des fonds propres. C’est ce qu’on appelle souvent l’effet de levier.

Ce choix de structure financière comporte néanmoins un risque, car si tout ne se déroule pas comme prévu, c’est-à-dire si pour une raison ou une autre il n’y a pas augmentation du résultat, l’entreprise se retrouve avec une charge financière fixe et récurrente (les intérêts de la dette) ainsi qu’avec l’obligation de rembourser son emprunt à chaque période (sortie de liquidité) qui vont très vite venir entamer les fonds propres et la situation de trésorerie.

Dernière remarque : le financement par dette crée une charge financière (les intérêts de la dette) que la plupart des systèmes fiscaux considèrent comme déductible du résultat pour calculer l’impôt à payer (il existe cependant parfois des plafonds ou des obligations de niveau de fonds propres minimaux).


La Situation 4 relative à l’acquisition par la Baraque à frites d’une société spécialisée dans la production et la vente de moules marinières, conformément aux orientations stratégiques d’Arnaud Montebourg, afin de développer son activité de façon externe sur un marché connexe, donnera lieu à un troisième article sur la date duquel je ne m’avance pas pour l’instant.


IMG_6500Illustration : photo extraite du site
http://www.emmanuelkormann.com/racine/article/frites

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