Faire de la Politique : le difficile combat du dévouement contre la tentation des manquements

En ce lendemain du premier tour des élections départementales qui ont vu se présenter pas moins de 18 194 candidats pour lesquels à peine plus de 50 % des électeurs se sont déplacés aux urnes, il me parait intéressant d’approfondir la question des motivations et des pratiques des élus. Il ne vous aura pas échappé que la photo que j’ai installée en couverture de cet article présente les principaux personnages de la série américaine « House of Cards » dont la Saison 3 a débuté en France à la fin du mois de février dernier. Et vous pourriez à juste titre me soupçonner de ne voir, dans l’expression « Faire de la Politique », que sa face la plus manipulatrice et la plus sombre. Dans « House of Cards » (vidéo ci-dessous), le couple formé par Francis et Claire Underwood parvient au plus haut sommet de l’Etat. Derrière la parfaite ordonnance du pouvoir, symbolisée par les cérémonies organisées et rassurantes de la vie démocratique, on devine les craquements, les terreurs et les folies sous-jacentes qui finissent par transformer l’homme motivé au départ par le goût légitime de la chose publique en un monstre à la fois calculateur et aux abois, qui se croit dans un espace sans règle ni conscience où toutes les fins justifient tous les moyens. « We are murderers, Francis », dit Claire à son mari avec une certaine lucidité. « We are survivors », répond-il, sans lucidité aucune.

Notre Vème République a certes connu son lot de suicides et d’assassinats mystérieux. Je pense en particulier à Pierre Bérégovoy retrouvé mort d’une balle dans la tête quelques semaines après une lourde défaite aux élections législatives de 1993 qui lui avait coûté son poste de Premier Ministre de François Mitterrand. Mais cela reste exceptionnel et ne reflète pas la réalité de la routine politique, beaucoup plus quotidienne et terre-à-terre, avec son nombrilisme et ses manquements nombreux qui découragent les électeurs, et ses dévouements, oui cela existe, que les électeurs tendent peut-être à oublier, à l’instar des parents qui sur un bulletin scolaire ne voient que la mauvaise note à l’exclusion de toutes les autres.

Les tentations sont nombreuses en politique et la première d’entre elles semble être le besoin féroce des élus de se protéger, eux, leur siège et leurs avantages en tous genres. Quand il s’agit de se voter une disposition favorable, l’Assemblée nationale se la joue « union sacrée » et adopte les mesures avec une belle unanimité. Mais quand il s’agit de mettre de l’ordre et de la décence dans des situations scandaleusement abusives, le projet arrive rarement jusqu’au vote final. Comme le disait Nicolas Canteloup dans un sketch il y a quelques jours, « en France on n’a pas de pétrole, mais on a des contribuables ». Trois exemples récents vont me permettre d’illustrer cela :

1 – En plus d’avantages pratiques tels que la gratuité SNCF en 1ère classe, les députés en exercice reçoivent plusieurs indemnités. La première, appelée indemnité parlementaire, correspond à un salaire pour le temps passé et la mission exercée. Elle s’élève à 5 200 € nets par mois environ. S’y ajoute une enveloppe consacrée à la rémunération des collaborateurs dont le nombre peut aller de 1 à 5. Une troisième somme d’un montant de 5 770 €, connue sous le nom d’indemnité représentative des frais de mandat ou IRFM, est censée couvrir les dépenses du député liées à l’exercice de son mandat. Or cette IRFM est libre de tout contrôle et de toute imposition. Elle est pourtant souvent dévoyée, servant à financer des associations ou des petits partis politiques en échange d’attestations de déductions fiscales qui seront imputées sur les revenus imposables du parlementaire, l’IRFM ne l’étant pas ! Les sommes reviendront dans l’escarcelle du député sous la forme de financement de sa campagne électorale.

Des tentatives de contrôle de cette enveloppe assez coquette ont eu lieu par le passé, sans succès. Le mois dernier, le bureau de l’Assemblée nationale a décidé d’engager une réforme qui prévoit l’interdiction (qui tombe pourtant sous le sens) d’acheter tout bien immobilier (qui, dans la pratique actuelle, reste acquis au député) et de virer des fonds en provenance de l’IRFM sur un compte personnel. La question du contrôle de l’utilisation des fonds est abordée de front, il s’agira de faire une déclaration sur l’honneur. Quelle audace dans le réformisme et quelle sévérité ! On est loin, très loin du simple contrôle des notes de frais dans les PME. L’idée de tenir une comptabilité comme tout un chacun (qui n’est pas élu, hélas) ne semble pas faire partie des obligations possibles d’un parlementaire….

2 – Au début de ce mois, le député de la 13ème Circonscription du Pas-de-Calais Guy Delcourt (PS) demandait dans une question parlementaire à la Garde des Sceaux Christiane Taubira que le blocage administratif (c’est à dire sans décision judiciaire) des sites internet prévu dans la loi Renseignement soit étendu aux sites qui diffusent des propos injurieux ou diffamatoires à l’encontre des élus. Il propose en outre de faire entrer ces infractions dans le champ pénal. Pour l’instant, ce n’est qu’une proposition, mais qui en dit long sur le nombrilisme des élus et leur sentiment caractéristique d’impunité. Il s’agit « tout simplement » de criminaliser la critique des élus et du gouvernement. Qui en dit long également sur les risques réels que la loi Renseignement présentée jeudi dernier en Conseil des ministres fait peser sur toutes nos libertés individuelles. Il s’agit officiellement de traquer les terroristes, mais avec « l’idée » du député Delcourt, c’est la liberté d’expression de tous qui est menacée.

3 – Dernier exemple en date, les députés ont adopté jeudi dernier à l’unanimité une loi prévoyant l’extension des indemnités et des modalités de reclassement des élus arrivés en fin de mandat ou battus aux élections. Même si l’article du Figaro donné en lien précise que ce texte de loi n’a pas de rapport avec les élections départementales, qui pourtant verront très certainement la mise sur le carreau d’un grand nombre d’élus socialistes dimanche prochain, même s’il est avancé qu’il s’agit aussi de rendre les mandats électifs moins risqués afin de susciter de nouvelles vocations et renouveler ainsi le personnel politique, on ne peut s’empêcher de penser que les élus ont une propension formidable à se traiter aux petits oignons, au nom du bien supérieur de la Nation, naturellement.

Parmi les petits ou grands arrangements ordinaires de notre vie politique, on peut citer également la fâcheuse tendance des pouvoirs publics à récompenser l’échec par un éloignement géographique prestigieux tel que le reclassement scandaleux de Pierre Moscovici, ex-député et si brillant ministre de notre économie, à la Commission européenne en charge des affaires économiques. Ou le racolage purement électoral qui consiste par exemple à ordonner du jour au lendemain une circulation alternée à Paris juste avant les élections municipales de mars 2014, puis, après constatation de la maigreur des effets électoraux, à changer complètement son fusil d’épaule avant les élections de mars 2015 afin de ne pas fâcher l’électeur francilien, alors que la composition atmosphérique présente exactement les mêmes caractéristiques dans les deux situations. Ou l’intérêt pour les chefs de partis et de gouvernement d’avoir des collaborateurs, élus ou pas, dotés de quelques casseroles secrètes afin de disposer de moyens de pression sur eux. Enfin, j’aimerais citer les relations entre les médias et les hommes politiques, pas toujours marquées du sceau d’une saine séparation des pouvoirs. L’actionnariat n’est pas seul en cause, les relations personnelles entre politiques et journalistes posent également des problèmes de conflit d’intérêt. La liste pourrait s’allonger pratiquement sans fin et constitue l’essence de ce que les électeurs ne supportent plus. « Tous pourris », « Faites ce que je dis, pas ce que je fais », telles sont les remarques qui fleurissent dans la bouche des citoyens et qui trouvent leur exutoire dans le vote extrême ou dans une désertion sans appel des bureaux de vote.

Pour autant, mon article ne serait pas tout à fait honnête, ni complet, si je m’arrêtais là. Pourris, oui, certainement, certains. Mais pas tous. Pour préparer cet article, j’ai discuté avec deux élus municipaux de ma ville, l’un de droite, l’autre de gauche, qui ont bien volontiers répondu à mes questions malgré leur emploi du temps entièrement consacré à la campagne électorale des élections départementales. J’ai été frappée par le fait que leur engagement concret en politique est parti d’un élément déclencheur précis : le premier a suivi de très près l’élection inespérée de son grand-père, à la faveur d’une mésentente irréconciliable entre les communistes et les socialistes, comme maire d’une commune de 8 000 habitants qui votait à gauche depuis 38 ans; le second a vécu le vote du 21 avril 2002 qui a vu le candidat du Front national arriver au second tour des élections présidentielles comme un cauchemar qu’il ne voulait plus jamais voir se reproduire. Tous deux avaient de plus un goût prononcé pour l’organisation de la vie publique et le contact avec les gens. Tous deux désiraient devenir des facilitateurs de l’existence de leurs concitoyens et ne pas se contenter de mettre en oeuvre des techniques et des méthodes pour faire « tourner » la ville.

Cependant, pour accéder à terme à une fonction d’exécutif et faire partie de la majorité, ces éléments personnels positifs sont peu de choses par rapport aux points de passage obligés des élus. Telle que la vie politique est organisée aujourd’hui, il est impensable de parvenir un jour à une véritable situation de décideur sans s’impliquer totalement sur le « terrain » (inaugurations, rencontres avec les habitants, remises de prix sportifs ou autres…) et sans se donner à fond dans toutes les commissions, tous les groupes de travail, tous les conseils privés et bien sûr les grands conseils municipaux et métropolitains (qui, chez nous, peuvent durer plus de cinq heures). Le dévouement en temps des élus territoriaux est invraisemblablement élevé. A tel point qu’il me semble que la notion de « contact terrain » perd de sa profondeur pour devenir de la durée de pure représentation. Tout comme la multiplication des comités et conseils verticaux et transversaux, loin de répondre à un besoin de délibération sur des points précis, correspond plus à un tremplin des élus vers les sommets. Mes deux correspondants sont d’ailleurs conscients des imperfections du système et, parmi les choses à améliorer dans la pratique politique, ils citent le nombre trop important d’élus et leur trop grand formatage du fait d’un recrutement peu diversifié en terme de formation, profession et origine sociale.

A bien y réfléchir, certains défauts de superficialité qu’on accole volontiers à nos élus, l’obsession de la réélection par exemple, ne seraient-ils pas en partie le reflet des exigences pas toujours judicieuses que nous leur imposons et qui les poussent dans une fuite en avant sans scrupule ? Est-ce vraiment grave si notre député ou notre conseiller régional n’assiste pas à la fête de telle école de musique ? Est-ce vraiment grave s’il n’est pas sur le marché à serrer des mains 24 heures sur 24 ? Est-ce vraiment grave s’il n’appartient qu’à un seul comité plutôt que d’en survoler cinq ou six ? Un emploi du temps moins tourné vers la représentation permettrait peut-être de consacrer des ressources plus essentielles aux problèmes de fond et à la gouvernance de nos structures politiques. Une limitation des mandats simultanés et successifs ainsi que la baisse du nombre d’élus serait une réforme immédiate qui éclaircirait beaucoup le paysage politique. Basons nos choix d’électeurs sur le travail réalisé, pas sur les apparitions à l’écran, sanctionnons sans pitié les manquements et sachons récompenser le dévouement intelligent. Ne nous laissons pas glisser insensiblement vers une caricature de république bananière jusqu’à nous haïr nous-mêmes, haïr nos hommes politiques et haïr la démocratie élective qu’on aura nous-mêmes dévalorisée par des exigences absurdes. Par quoi la remplacerait-on ?

Pour finir sur une note souriante, je vous propose de regarder un court extrait d’une série britannique extrêmement drôle des années 1980 intitulée « Yes, Prime Minister ». C’est en anglais très articulé, donc bien compréhensible. Les travers des hommes politiques, leurs faiblesses, leur absence de courage, leur soumission aux médias, ainsi que, pour certains, l’attitude détendue avec laquelle ils les assument, sont traités sur un mode pince-sans-rire absolument hilarant qui fait qu’on finit par porter sur eux un regard lucide mais indulgent, voire franchement amusé. Dans cette vidéo (1′ 49″), le Prime Minister explique qu’il sait exactement qui lit les journaux. S’ensuit une tirade d’anthologie sur les titres de la presse anglaise.

2 réflexions sur “Faire de la Politique : le difficile combat du dévouement contre la tentation des manquements

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